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10 0G3
PHYSIOLOGIE
DES PASSIONS.
TOME f.
A PARIS
DE L'IMPRIMERIE DE CRAPELET,
RUK DE VAIT.IRAIÎl), K" Q.
PHYSIOLOGIE '° °"
DES PASSIONS,
ov
NOUVELLE DOCTRINE
DES SENTIMENS MORAUX;
PAR J.-L. ALIBERT,
rHFVAI.IER DE PLUSIEURS ORDRES, PREMIER MÉDECIK ORDINAIRE DV ROI,
PROFESSEUR A LA FACULTE DE MEDECINE DE TARIS.
MÉDECIN EN CHEF Dr. I.'hÔPITAI. S A INT-I.OUIS , ETC.
SECONDE ÉDITION,
JiF. A'UF, COnRlGEE ET Al' G M ENTEE.
TOME PREMIER.
A PARIS,
CHEZ liECHET JEUNE, LIBRAIRE,
PI. \rF DF. i'kCOLE de MÉDEf:i>K, N" 4-
M. DCCC. XXVi.
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University of Ottawa
Iittp://www.arcliive.org/details/pliysiologiedesp01alib
CONSIDERATIONS
PRÉLIMINAIRES
SUR LE SYSTÈME SENSIBLE.
Pour connaître l'homme , il faut le cher-
cher dans son âme , et non dans les orga-
nes matériels de son enveloppe corporelle.
C'est , en effet , dans le fond de l'âme que
se trouvent les plus hautes comme les plus
sublimes doctrines de la philosophie hu-
maine. Les fondemens de la morale y
reposent j les principes immuables de
nos devoirs y sont écrits en caractères
sacrés.
Les médecins surtout ne doivent pas res-
ter étrangers à cet ordre de recherches ,
ij CONSIDÉRATIONS PRliLIMmAIRES
puisque les philosophes de tous les siècles
n ont cessé de s'y livrer \ puisque Platon dit
expressément que le corps humain n'est
qu'un instrument harmonique propre à ré-
fléchir, à imiter, à reproduire les phéno-
mènes de l'âme ^ puisque les poètes , les
sculpteurs, les peintres, les musiciens ne
doivent leurs compositions admirables qu'à
l'étude profonde qu'ils ont faite des senti-
mens moraux.
Le système sensil^le est l'appareil le plus
surprenant que nous présente l'organisa-
tion de l'homme *, ses nombreux résultats
se dérobent , pour la plupart , aux yeux
du corps •, mais nous n'en sommes pas
moins spectateurs intellectuels de ses phé-
nomènes incompréhensibles. Nous aimons
à pénétrer, à suivre les divers actes de cette
sensibilité merveilleuse qui offre tant de
SDR LE sySXiîME SENSIBLE. uj
problèmes à l'esprit humain ^ car, dans
l'ëtude de la philosophie , le plus étonnant
mystère pour l'homme est, sans contredit,
l'homme lui-même.
L'homme est le seul être vivant qui se
recueille par la réflexion , qui assiste , pour
ainsi dire , aux propres opérations de son
entendement; qui voit couler ses pensées
comme les flots de la mer; qui se blâme
ou s'approuve, se condamne ou se loue;
qui affranchit lui-même ses idées de tout
ce qui peut en entraver la marche; qui
creuse à chaque instant de nouveaux sen-
tiers dans le domaine de l'intelligence; qui
garde et accumule, en quelque sorte, les
trésors dp ses méditations. Que d'efforts
néanmoins, que de tentatives ne faut-il pas
pour estimer toute l'étendue de notre rai-
son , pour la débarrasser de tous les nuages
iv CONSIDÉRATIONS PRÉLIMINAIRES
qui la cachent aux esprits vulgaires , pour
mettre dans tout son jour le grand système
des passions humaines !
On n'est pas plus d'accord aujourd'hui
qu'on ne l'était autrefois sur les vérités
philosophiques. La plupart de nos méta-
physiciens ressemblent plutôt à des secta-
teurs qu'à des savans : ils se séparent et se
rassemblent par groupes pour se déclarer
la guerre -, ils se combattent au milieu des
ténèbres et sans point d'appui ; ils ne ces-
sent de se harceler par des contestations
aussi futiles que chimériques. Comme ils
luttent dans l'obscurité , ils s'imaginent
qu'ils se blessent alors même qu'ils ne se
touchent pas. Les géomètres, les physi-
ciens, les médecins surtout s'amusent beau-
coup de leurs divisions, et de leurs victoires
fantastiques.
SUR LE SYSTÈME SENSIBLE. V
L'homme doit être considéré comme
un être raisonnable jeté dans l'espace , pour
y subir la loi inexorable du temps, pour
y être continuellement à la merci des pres-
tiges et des illusions de la vie. Ce n'est qu'a-
près avoir long-temps médité sur la grande
énigme de l'existence, qu'on peut assigner
au corps et à l'àme les fonctions qui leur
appartiennent ; ce n'est qu'après une longue
habitude de l'observation , qu'on parvient
à approfondir les lois de la conscience, qui
sont aussi naturelles, aussi inhérentes au
système sensible, que les impressions de la
vue, de l'ouïe, du goût et de l'odorat.
Quand on fait l'histoire de l'aigle, dit un
écrivain philosophe , on a soin de parler
de l'élévation de son vol, de la portée
incompréhensible de sa vue, de son agilité
extraordinaire , pour saisir une proie , etc. ^
Vj CONSID1ÉRA.TIONS PRÉLIMINAIRES
quand il s'agit de l'homme , il importe donc
de signaler le pouvoir qu'il a d'étendre ses
moyens de conservation et de bonheur; il
convient de faire mention de son penchant
à aimer ses semblables , à étendre le cercle
de ses relations, de son aptitude à expri-
mer ses désirs et ses volontés. Il faut dé-
crire toutes les émotions dont il est suscep-
tible , quand aucun obstacle ne le détourne
de ses fonctions.
Mais c'est surtout au milieu des hommes
civilisés et qui ont profondément senti toutes
les influences , que le philosophe doit pro-
céder a ses études sur la physiologie morale.
En effet , si nous voulions procéder à la
recherche des phénomènes purement phy-
siques, que nous apprendrait lanatomie
sur des organes qui n'auraient jamais été
exercés? l'œil qui n'aurait pas été frappé
SUR LF. SYSTÈME SENSIBLE. vij
par la lumière , l'ouïe que les rayons so-
nores n'auraient point atteinte , pourraient-
• ils révéler des faits intéressans à l'obser-
vateur ?
Pour bien estimer le flux et le reflux
de nos passions, sachez donc considérer
l'homme dans tous les états, dans toutes
les conditions, dans tous les rangs, parmi
tous les intérêts qui l'agitent, au milieu de
toutes les contrariétés dont il est sans cesse
l'objet. Sachez le suivre dans tous les com-
bats qu'il livre à ses pareils ou à lui-même ;
apprenez à le voir tour à tour vainqueur
ou esclave de ses sens, tantôt attiré par la
sympathie, tantôt repoussé par la haine,
tantôt épmé par ses vertus, tantôt abruti
par ses jouissances ; dans l'état de guerre
ou dans la paix , analysez avec discerne-
ment tout ce qui le trouble, tout ce qui le
Viij CONSIDJÎRATIONS PRIÉLIMINAIRES
rassure , tout ce qui l'afflige , tout ce qui le
console.
L'homme n'est ni déchu ni perfectionné ;
examinez les pays et les siècles, vous les
verrez pencher alternativement vers la ci-
vilisation ou la barbarie. La nature hu-
maine a ses momens d'éclat et ses éclipses ;
tout disparaît, tout renaît. Ce qu'on a dit de
la condition primitive de l'homme tient un
peu de la rêverie et de l'esprit d'hypothèse.
S'il était permis de considérer l'espèce hu-
maine tout près des sources de son exis-
tence , on verrait que , si elle n'a pas tou-
jours eu les mêmes acquisitions, elle a eu
néanmoins les mêmes penchans , les mêmes
aptitudes.
La méthode est le rameau d'or qui nous
conduit dans les profondeurs incommensu-
SUR LE SYSTÈME SENSIBLE. ix
rables de la pensée ; on peut la comparer à
ces talismans que les poètes donnent aux
héros pour les retirer des embarras les plus
périlleux. La vie d'ailleurs est si courte
pour l'étude de la philosophie , qu'il faut
mettre un grand prix à tout ce qui nous
abrège les procédés de notre raison.
Toutefois l'homme qui est vivement in-
spiré ne demande point qu'on donne des
règles à son esprit ; il n'a besoin ni d'in-
strumens ni de leviers pour accroître les
forces de son entendement, pour en facili-
ter l'application. Le génie a des ailes pour
franchir les intervalles ; c'est en se jouant
dans toutes les directions , c'est en s'éle-
vant jusqu'aux cieux que l'aigle mesure
toutes les hauteurs de l'espace, et qu'il ar-
rive toujours où il veut atteindre. '
' Lcibnitz «lit avec raison que celui qui ne connail point
X COTfSIDlÉIlATIONS PRÉLIMINAIRES
Quand Descartes viendrait me dire qu'il
doit toute sa supériorité intellectuelle à la
méthode qu'il a suivie, je ne le croirais
point. Les esprits naissent inégaux; il en
est de si pauvres et de si défectueux , que
les idées s'y rangent sans harmonie et sans
la moindre liaison ; donnez des béquilles
encore la théorie d'un art est plus capable d'y faire de véri-
tables découvertes que celui qui en connaîtrait déjà tous les
principes. En effet, le moyen d'inventer et de pénétrer dans
des routes inconnues , c'est de marcher sans guide et loin des
sentiers de la routine ; on approfondit davantage les sujets ; je
dirai plus, on voit les choses sous un aspect absolument nou-
veau. Cette vérité s'applique à tous les genres de composition
littéraire. Restant, d'Olivct, Domergue, étaient médiocres
dans l'art d'écrire ; et pourtant ils avaient étudié plus long-
temps la grammaire que Piacine. En général, les beautés du
style tiennent à des qualités d'imagination et de génie qui
placent au-dessus de toutes les méthodes l'homme qui pense
avec sagacité et profondeur. Un très savant professeur de phy-
sique', M. Charles , me disait que , dans ses conversations fami-
lières, il n'avait jamais pu inculquer à Grétry certaines règles
d'acoustique ; la même chose lui arriva lorsqu'il entreprit de
faire un cours sur le même objet à Méhul et à quelques autres
musiciens , d'ailleurs très dignes de leur célébrité.
SUR LE SYSTÈME SENSIBLl-. xj
à un individu estropié, il marchera, mais
moins vite que celui qui aura tous ses mem-
bres. Vouloir communiquer à une multi-
tude d esprits la même étendue, la même
capacité, est certainement une absurde en-
treprise ^ c'est comme si l'on avait la pré-
tention d'imprimer la même légèreté , la
même dextérité à des gladiateurs qui com-
battraient dans une arène.
Jean Huartez a composé jadis un livre
très piquant sur la différence des esprits.
Hippocrate d'ailleurs n'a-t-il pas dit quelque
part que l'intelligence humaine est à l'instruc-
tion ce que la terre est à la semence ? Il est
des aptitudes originelles, il est des organisa-
tions privilégiées qu'il n'est pas permis de
méconnaître : l'art peut bien frayer la route
de la science ; mais c'est la nature qui
donne le pouvoir de la saisir et de la com-
xij CONSIDÉRATIONS PRÉLIMINAIRES
prendre. Cette prééminence de certains es-
prits est si évidente, qu'il serait déraison-
nable de la contester ; il n'appartient à per-
sonne de créer la trempe de son génie ; il la
reçoit d'en-haut.
L'exemple et la culture morale peuvent
sans doute influer sur la perfection et l'acti-
vité de l'esprit humain ^ mais avec si peu
d'avantage, que presque toujours les con-
naissances qu'on veut y introduire par force
n'y prospèrent point ou rapportent peu de
fruits. Celles qui viennent naturellement
et sans contrainte y sont au contraire d'une
grande vigueur, et obtiennent un accroisse-
ment rapide.
Le système sensible a une multitude de
qualités imperceptibles, qui sont un sujet
inépuisable de méditation, et qu'on ne
SUR LE SYSXfeMK SïlNSIBLE. xiij
connaît jamais à fond ; on remarque même
que ces qualités n'ont le plus souvent aucun
rapport avec l'harmonie plus ou moins ap-
parente de notre organisation physique;
c'est ainsi que l'homme faible de corps
pense quelquefois plus rapidement que
l'homme robuste ; l'hypocondriaque a les
yeux du lynx, l'oreille de la taupe, etc.
Il est des esprits abondans et féconds, mais
qui manquent de rectitude ; il en est qui
procèdent avec une étonnante vitesse , mais
qui s'arrêtent au moindre obstacle ; il en est
d'autres qui n'avancent qu'à pas de tortue ,
mais dont aucune puissance ne saurait em-
pêcher la marche : ils vont lentement, mais
ils vont toujours ; leur force , comme l'a dit
Ferguson, ressemble à l'action d'un ressort
qui presse insensiblement tout ce qui lui
résiste.
xiv CONSIDÉRATIONS PRÉLIMINAIRES
Il est même curieux de voir comme
chaque esprit se sert par préférence d'une
faculté particulière de lentendement : les
uns de l'imagination, les autres de la mé-
moire, etc. Les passions qui nous agitent
n'influent pas moins sur la nature de nos
conceptions intellectuelles. L'homme cultivé
fait passer en quelque sorte toute sa consti-
tution morale dans ses écrits ^ il y met ses
habitudes, ses goûts, ses inclinations^ on y
retrouve jusqu'à la sécheresse de son cœur,
jusqu'à la faiblesse de son caractère.
C'est , du reste , dans leur ensemble qu'il
importe d'étudier tous les attributs du sys-
tème sensible ^ car, dans le travail de la
pensée, toutes les facultés de l'esprit s'entr'ai-
dent réciproquement ; elles agissent toutes
de concert pour le complément de notre
nature intellectuelle, elles se vivifient par
SUR LE SYSTÈME SENSIBLE. XV
leur réunion •, elles ne sont rien si on les
isole. Que ferait la mémoire sans l'office
de la réflexion ? et que ferait la réflexion
sans l'oflice de la mémoire ? C'est ainsi que
dans le corps humain les diverses fonctions
se prêtent un secours mutuel. On pourrait
aussi démontrer comment les émotions et les
impressions plus ou moins fortes du système
sensible s'associent également dans un ordre
digne d'admiration ^ comment le chagrin
produit la colère ; comment la colère en-
gendre la haine ; comment la joie fait naître
l'amour.
Bossuet a énoncé une profonde maxime
en insistant sur la nécessité de rallier la
physiologie humaine à la morale. Il pensait
que l'union de ces deux sciences était la
véritable philosophie ' . La morale, en effet,
' Traitr de la Connoissancc de Dieu et de soi-rru-me.
XVJ C01VSIDÉRA.TI0NS PRÉLlMmAIRES
ne prospère, ne s'étend, ne s'inspire que
par le sentiment j il faut la faire aimer pour
la faire comprendre. Les raisonnemens
spécieux dont on l'environne ne servent que
trop souvent à en dégoûter. L'homme ici-
bas n'est vivement frappé que par des faits
ou par des images.
C'est le sentiment qui met, pour ainsi
parler, le feu à nos idées, et nous arrache
à l'aridité des abstractions. D'une autre
part , la philosophie ne doit donner à l'âme
que des dispositions graves et sérieuses 5
elle doit tendre aux plus hautes vertus pour
mieux mériter la vénération des mortels.
L'homme est mu manifestement par deux
ordres de phénomènes intellectuels : les
premiers s'opèrent par le ministère des
sensations j les autres dérivent du foyer de
SUR LK SYSTKME SENSIBLE. Xvij
l'âme, source véritable de nos plus vives
jouissances ; les uns s'exercent dans le
monde extérieur, les autres se rattachent à
ce qu'on nomme la vie intérieure. Il y a
deux sortes d'idées dans notre nature : les
idées acquises , et les idées inspirées 5 celles
qui tiennent aux circonstances de notre
conservation corporelle , et celles qui nous
ramènent à l'ordre général établi par le
Créateur.
Indiquons séparément ces divers attributs
ou facultés élémentaires de notre entende-
ment, qui s'appliquent à toutes nos manières
de penser et de sentir ; aucune étude ne me
paraît plus importante ^ elle convient à
toutes les conditions de la vie. Nos poètes
vont tous les jours réchauffer leur verve
dans des fables et des allégories mytholo-
giques j mais ils arriveraient à des peintures
XViij CONSIDÉRATIONS PRÉLIMINAIRES
plus attrayantes, s'ils suivaient d'un œil
attentif les inouvemens des passions des
hommes : les grands traits qui nous tou-
chent le plus sont ceux qu'on emprunte au
cœur humain.
Slill LE SYSTKME SENSIBLE! xix
PREMIERE PARTIE.
DE LA VIE EXTÉRIEURE DU SYSTEME SENSIBLE, ET DES
ATTRIBCTS INTELLECTUELS QUI s'y ]RATTACHE\T.
L'homme est fait pour posséder le monde
physique , puisqu'il sait en jouir en le
contemplant : nul être d'ailleurs n'a plus
étendu que lui l'empire des sens extérieurs.
L'intelligence humaine est un miroir où
viennent se peindre , par une inconcevable
magie, les merveilles innombrables dont
se compose l'univers; le brillant organe de
la vue, celui de l'ouïe, de l'odorat, etc.,
sont en quelque sorte les avenues de cette
âme immortelle , qui est à chaque instant
modifiée par la présence des corps qui l'en-
vironnent.
L'homme est le seul confident des se-
XX CONSIDERATIONS PRÉLIMINAIRES
crets de la nature ; car jamais la brute ne
porta un œil curieux sur le dessein des œu-
vres de la création. Les animaux ne con-
naissent ni le mécanisme, ni le but, ni la
cause finale des choses visibles : ils n'ont
ni les organes appropriés à la culture des
arts, ni l'intelligence qui dirige ces orga-
nes. Il est pourtant vrai que la plupart
d'entre eux ont des sens plus fins et plus
déliés que ceux de l'homme ; mais l'homme
a la facilité de se les approprier : l'odorat
du chien lui appartient , ainsi que la vitesse
du cheval , pour ses besoins artificiels \ il
faut donc regarder comme une preuve de
la supériorité de l'homme sur les autres
créatures, le privilège qu'il a d'étendre à
l'infini ses désirs et ses besoins , d'embellir
sa vie et d'accroître ainsi ses jouissances.
L'homme est naturellement avide de tous
SUR LE SYSTÈME SENSIBLE. XXJ
les phénomènes qui se passent en dehors
de son esprit ^ il est à la poursuite de toutes
les impressions : ses pensées ne sauraient
rester cachées dans son sein ^ il faut qu'il
les exprime : il s'efforce à chaque instant
d'agrandir l'horizon de cette vie extérieure
qui fait ses délices ^ il y cherche conti-
nuellement la fortune, la gloire, le bon-
heur j il a d'ailleurs le besoin d'être conti-
nuellement affecté par les couleurs , par les
sons, par les odeurs, par les saveurs, quand
ses organes se trouvent dans les conditions
requises pour ces divers genres de per-
ceptions.
Rien n'est plus pénible pour l'âme que
l'inactivité des organes des sens, et les mou-
vemens qui s'effectuent d'une manière trop
lente sont d'un poids insupportable pour
l'existence. Les voyageurs anciens nous rap-
xxij consid:érations priêliminaires
portent fabuleusement qu'on a vu des
dauphins , au son d'une musique mélo-
dieuse, venir, à la surface des eaux, s'agi-
ter en cadence , imiter les mouvemens de
ceux qu'ils voyaient danser sur le rivage ,
charmés a leur tour d'attirer l'attention des
spectateurs : telle est l'image du monde
sensible , oii les hommes arrivent à l'envi
pour s'exciter mutuellement à vivre , pour
comparer leurs forces, pour mesurer leur
capacité intellectuelle ; où chaque être de la
création est sans cesse influencé par tout ce
qu'il aperçoit , par tout ce qu'il entend , par
tout ce qu'il touche.
ARTICLE PREMIER.
DE LA CURIOSITÉ.
C'est ainsi que nous désignons cet attri-
but particulier de notre système sensible ,
qui nous porte à nous enquérir sans cesse
SDR LE SYSTKME SENSIBLi:. Xx'llj
de ce que nous ignorons^ ce penchant de
l'àme à diriger son activité vers toutes les
choses qui sont susceptibles d'affecter nos
organes extérieurs : c'est une faculté très
simple , dans son action comme dans ses
effets. Tout ce qui est nouveau pour la vue ,
pour l'oreille, pour le goût, l'excite avec
plus ou moins de force : c'est le premier
mobile de l'être qui fait l'essai de la vie. Il
est essentiel de remarquer que ce mouve-
ment devance toujours celui de l'attention :
cette affection inconstante vole d'objet en
objet ^ elle agite continuellement l'existence;
mais elle repousse le plus souvent ce qu'elle
connaît, et qu'on lui a présenté plusieurs
fois.
Les plaisirs que donne la curiosité sont
innombrables. Suivez et examinez cet ar-
dent naturaliste parcourant les prairies , gra-
XXTV CONSIDÉRATIONS PRÉLIMINAIRES
vissant les montagnes , pénétrant dans tous
les réduits solitaires, éprouvant à chaque
heure les plus délicieuses extases, les plus
vifs ravissemens \ une loupe à la main ,
s'émerveillant sur une plante ou sur un
insecte. Ainsi la curiosité influe sur le
bonheur de celui qui se livre à ces contem-
plations attrayantes.
La curiosité est le premier attribut du
système sensible, la première faculté ac-
tive de notre entendement. J'ai déjà dit qu'il
ne faut pas la confondre avec l'attention ,
qu'elle précède ou qu'elle détermine. En
effet , elle ne cause aucune impression per-
manente, elle ne fait qu'effleurer les sur-
faces : l'attention , au contraire , comme on
le verra plus bas, s'arrête et se concentre
dans un même objet -, elle ne s'en détache
souvent qu'avec difficulté. Les enfans sont
SUR LE SYSTEME SENSIBLE. XXV
curieux à lexcés ; mais leur mobilité natu-
relle les empêche d'être attentifs.
La curiosité suppose peut-être le don de
pressentir, en quelque sorte , les avantages
de l'objet vers lequel elle se dirige ; car on
observe que les sauvages sont très rarement
agités par cette passion, à moins qu'elle
n'ait pour but une utilité réelle : c'est ainsi
qu'ils se montrent indifférens pour les plus
beaux de nos arts et le luxe de notre civi-
lisation , dont ils n'ont que faire ; mais
ils voient avec un plaisir extrême le so-
leil, les fruits des arbres, le gibier des fo-
rêts, les flèches, les haches, en un mot tout
ce qui sert à leur usage et à leur entretien
journalier.
Plutarque , en sa qualité de moraliste ,
insiste sur l'abus que l'on fait de la curio-
Û
XXVJ CONSIDÉRATIONS PRÉLIMINAIRES
site, passion si voisine de la malignité et
de l'envie ; il présente sous plusieurs points
de vue ce phénomène intéressant du sys-
tème sensible : il donne des conseils pour
le diriger et l'ennoblir.
La curiosité, qui tient au besoin d'être
ému, est si impérieuse pour Thomme, qu'il
se livre à des luttes , à des combats ; qu'il
s'expose à la mort pour la satisfaire. Les
animaux , du moins , ne se tuent point pour
se repaître du spectacle de la nature -, chacun
d'eux la voit à sa guise et comme bon lui
semble. Malgré ces écueils, la curiosité n'en
est pas moins le don le plus précieux que le
Créateur ait fait à l'espèce humaine , quand
elle n'en use point à son propre détriment.
SUR LE SYSTEME SENSIBLE. XXVlj
ARTICLE II.
DE L ATTENTION.
L'ÉTYMOLOGiE clu niot qui sert à designer
cet attribut nous éclaire déjà sur ses mer-
veilleux phénomènes ^ ce mot exprime la
direction de notre organe intellectuel vers
un point quelconque, vers un objet qui se
trouve dans la sphère de notre intelligence ,
et par conséquent à notre portée ; c'est l'œil
de la pensée que l'on fixe : c'est, comme le
dit un célèbre académicien , l'image de l'arc
tendu vers le but que l'on veut atteindre. Je
doute qu'on puisse recourir à une comparai-
son plus juste pour caractériser cet acte
particulier de notre entendement.
L'attention n'est point, comme on l'a
prétendu, la faculté première du système
sensible : car on est curieux avant d'être
XXViij CONSIDIÉRATIONS PRELIMINAIllES
attentif ; mais cette faculté bien conduite
n'en est pas moins une des plus grandes
puissances de l'esprit humain : elle embrasse
alternativement les plus énormes masses et
les plus minces détails ; un profond méta-
physicien la compare à la trompe de l'élé-
phant , qui tour à tour arrache au chêne ses
robustes rameaux, et relève de terre une
paille imperceptible.
L'attention remplit mieux son but quand
une vive curiosité la devance. Les physiolo-
gistes ont néanmoins déterminé plusieurs
circonstances qui rendent cette faculté plus
active ; telle est celle d'une impression forte
produite sur le système nerveux : c'est ainsi
qu'un coup de tonnerre, un tremblement
de terre , l'éruption d'un volcan , l'apparition
d'un météore, etc., écartent en quelque
sorte toutes les sensations pour n'attacher
SUR LE SYSTÈME SENSIBLE. XXIX
l'esprit qu'à une seule. Ce que nous appelons
le sublime dans les productions des beaux-
arts , est également très propre à concentrer
notre attention par l'extrême surprise qu'il
nous cause; la surprise, en effet, est un des
plus vifs sentimens qui puissent entrer dans
notre âme : elle peut aller jusqu'à produire
l'extase, qui n'est qu'une sensation ou une
idée assez forte pour suspendre toutes les
autres. A cette théorie se rattache le phéno-
mène de la distraction, état habituel de
certains individus qui laissent errer leur
esprit dans le vague de la rêverie et d'une
contemplation incertaine.
L'attention suppose un esprit fin , persé-
vérant et dispos. Chez certains aliénés il est
facile de voir que cette faculté est nulle : ces
sortes de malades sont assiégés par une
multitude d'idées incohérentes ; malgré leurs
XXX CONSIDÉRATIONS PRÉLIMINAIRES
agitations , ils n'ont aucune conscience d'eux-
mêmes 5 ils ne peuvent ni recueillir, ni coor-
donner leurs idées : ils ont les yeux ouverts
et ne distinguent point les objets ] la mu-
sique même ne saurait ébranler leur tympan. '
Souvent l'attention s'attache à un seul ob-
jet sans qu'elle puisse, en aucune manière,
' M. le professeur Esqnirol a fait des remarques aussi in-
génieuses que positives sur ce point intéressant de psychologie ;
il a démontré , par exemple , que chez les aliénés , il y a tantôt
divagation de l'attention , ainsi qu'on l'observe dans les trans-
ports de la manie furieuse ; tantôt concentration de l'attention,
comme dans les idées fixes de la monomanie ; tantôt faiblesse
ou défaillance de cette même faculté, comme il arrive dans
cet état du cerveau communément désigné sous le nom de
démence. L'un de nos plus illustres maîtres , feu le docteur
Pinel , s'était rendu recommandable par des aperçus analogues.
Pour approfondir et bien connaître l'homme il ne suffit donc
pas de le voir dans le plein exercice de sa raison ; il faut le
suivie dans toutes les maladies de son esprit ; l'homme privé
de sa puissance intellectuelle est encore lui sujet de médita-
tion pour le métaphysicien qui Acnt juger sainement de la
nature et de l'importance de ses attributs moraux.
SUR LE SYSTÈME SENSIBLE. ^^xj
s'en départir ; dans ce cas, cette faculté est
tout-à-i'ait soustraite à l'empire de la vo-
lonté : elle constitue alors ce triste état de
notre système sensible désigné sous le nom
de juonomanie. On vient quelquefois à bout
de suspendre , par une perturbation salutaire,
cette attention forcée et maladive ; mais celui
qui s'en trouve atteint ne tarde pas à y être
ram ené par un pencbant irrésistible ^ tels sont,
par exemple , les individus qu'un excès de su-
perstition égare , qui se croient irrévocable-
ment damnés ou poursuivis par un esprit
malin.
C'est un fait remarquable dans l'histoire
du cœur humain , que cette attention pour
ainsi dire maniaque , qui se dirige avec tant
«le force vers certaines choses de la vie.
Quelques hommes ont la manie des livres ;
quelques autres ont la manie des tableaux;
XXXij CONSIDÉRATIONS PRÉLIMINAIRES
certains s'attachent de préférence aux êtres
vivans , et on en rencontre qui recherchent
passionnément les oiseaux ou les quadru-
pèdes : on connaît les habitudes des faits-
tulipiers:"!^ semble que l'homme ne puisse
rester dans le vague , et qu'il ait besoin d'être
constamment fixé ou retenu par une idée do-
minante. Cette concentration de toutes les
facultés du système sensible vers un objet
unique devient une passion violente que la
raison ne saurait maîtriser.
La curiosité, que nous avons déjà repré-
sentée comme le premier attribut intellec-
tuel du système sensible, est le résultat d'un
mouvement involontaire ; mais il n'en est
pas de même de l'attention, que nous di-
rigeons à notre gré pour prendre connais-
sance des objets qui nous intéressent. Le
plus souvent elle seule nous fait apprécier
SUR LE SYSTÈME SENSIBLE. XXxiij
la différence et la conforniilë des choses ^
elle nous identifie avec ce que la nature a
de plus secret. Sans elle, aucune idée po-
sitive ne pourrait s'établir dans le cercle de
la vie intérieure ; rien ne serait connu dans
cette philosophie expérimentale , qui , au
milieu de la civilisation , a tant favorisé le
progrès des lumières.
Nul philosophe , du reste , n'a contesté
les avantages de l'attention ; et de nos jours
même un des esprits les plus clairs, les plus
éminens dans la science de la métaphysique,
nous montre cette faculté comme travail-
lant en première ligne sur les matériaux de
la sensibilité ; comme le phénomène géné-
rateur de toutes les merveilles de la pen-
sée ' . Buffon a rendu un pareil hommage
à ce noble attribut de l'intelligence, lors-
' M. le professeur Laromiguière.
I. C
XXxiv COWSIDIÎR AXIONS PRÉLIMINAIRES
qu'il a énoncé que le génie n'était que Vapti-
Uide à la patience , la persévérance d'un
grand talent. '
L'attention met tout à notre portée dans
le monde des sciences; elle est au méta-
physicien ce que le télescope est à l'astro-
nome. Ajoutons qu'elle nous rapproche aussi
de toutes les vérités morales ; que l'art de
diriger l'attention suppose nécessairement
celui de rectifier les mauvais penchans , et
que, sous ce point de vue, cette faculté
est aussi favorable au perfectionnement de
la vertu, qu'aux succès de l'esprit.
' S'il n'est pas tout-à-fait exact de dire que la patience
soit le génie , avouons du moins qu'aucune faculté n'est plus
propre à faire valoir les produits de l'inspiration.
SUR LE SYSTKME SEIVSICLK. XXXV
ARTICLK III.
I) K LA P F, R C. F. I' T I () >'.
C'est la perception qui , comme l'a dit
Bossuet, imprime un caractère intellectuel
aux impressions reçues. Elle suppose une
certaine activité de l'esprit ; cette activité
est nécessaire, en effet, pour atteindre le
principe des choses , pour juger sainement
de leurs rapports , pour saisir le lien par le-
quel se tiennent les objets plus ou moins
importans de la connaissance humaine.
La perception est donc cet acte de notre
esprit qui fait que nous nous approprions,
pour ainsi dire , les objets soumis à nos
sens dans la sphère du monde extérieur.
On a défini, ce me semble , d'une manière
trop vague , cette faculté si importante du
système sensible , qui est d'autant plus ac-
XXXVJ CONSID^RATIOIVS PRÉLIMINAIRES
tive, que l'altention a été plus vive et plus
soutenue; car c'est la force de l'attention
qui détermine presque toujours la force de
la perception.
Quand l'esprit est tendu et fixé sur un
objet, il en prend connaissance ; il en est
diversement affecte : voilà la perception.
Ce qu'on a écrit à ce sujet n'est donc point
satisfaisant ; pour bien s'entendre , il suffit
néanmoins de remonter jusqu'à l'origine du
mot qui l'exprime.
Rien n'existe pour nous dans la nature
qu'autant que nous le percevons ; il est de
l'essence des êtres qui sont hors de nous de
devenir dépendans de notre intelligence et
de nos idées. La mollesse, la dureté, la
douceur, la couleur, la saveur, etc. , se-
raient nulles sans la faculté qui soumet
SUR LE SYSTKME SEjVSIBLK, XXXVij
toutes ces qualités à ractivit.é du système
sensiljle. Fermez vos yeux; bouchez vos
oreilles ; les deux fonctions de ces organes
de la vie extérieure cessent aussitôt pour
vous ; votre perception n'a plus lieu; vous
n'en conservez que le souvenir.
Le mot perception s'applique principale-
ment à la couleur, à la forme , à la figure , à la
solidité , à l'étendue , à l'espace ; au temps , au
repos, au mouvement, à l'action, etc. Non
seulement ces idées nous frappent et nous
affectent ; mais nous avons la conviction
qu'elles arrivent et se succèdent, avec un
certain ordre , dans notre entendement.
Nous les voyons se développer, s'éteindre ,
renaître pour s'évanouir encore.
Notre âme perçoit la moralité d'une
action , comme l'œil perçoit la lumière ,
XXXViij CONSIDÉRATIONS PRÉLIMINAIRES
comme l'oreille perçoit les sons, etc. L'im-
pression des objets moraux est donc aussi
positive que celle des rayons solaires.
L'esprit s'applique à tout ^ il perçoit des
signes, il perçoit des rapports , il perçoit
des images , il perçoit des jugemens. De
tous les êtres animés , l'homme est celui
qui exerce le plus de pouvoir sur ses
idées.
Charles Bonnet regarde la perception
comme l'effet de la réaction de l'âme sur
les objets, quand ces objets ont affecté nos
sens. Cette vue de l'esprit est très véritable ,
quoi qu'en disent les adversaires de cette
opinion : car l'âme est certainement active
dans le phénomène dont il s'agit ^ et l'effet
qui dérive de sa réaction est , dans tous les
cas, un sentiment de peine ou de plaisir,
quelquefois un étal d'indifférence.
SUR LE SYSTKMK SKNSIBII. \XXIX
Lorsque j'assiste à un brillant spectacle ,
Je rapporte à Torgane de la vue les objets
qui sont (levant moi, et qui modifient di-
versement le principe intellectuel qui m'a-
nime *, quand je suis dans un parterre ëmaillé
de fleurs odorantes , je rapporte instantané-
ment ce que j'éprouve à mon organe olfac-
tif^ je le caractérise, et je me distingue alors
complètement des objets qui produisent une
iinpression si agréable sur le système sen-
sible. Personne n'ignore d'ailleurs que la
sensibilité peut, dans quelques circonstances,
transformer la perception la plus calme en
un mouvement très passionné.
Le plaisir naît souvent de la multiplicité
des impressions que les objets produisent
sur nous. Addison remarque que les per-
ceptions agréables qui nous arrivent par
plusieurs sens à la fois, se donnent phis de
xl CONSIDÉRATIONS PRÉLIMINAIRES
force j et , pour ainsi dire , plus de relief. C'est
ainsi que la musique vient rehausser la beauté
d'un spectacle qui s'offre à nos regards ; c'est
ainsi que les fleurs charment à la fois l'odorat
et les yeux , et que la vue est doublement
réjouie par des couleurs vives qui forment
des contrastes plus ou moins prononcés.
Il dépend de nous de diriger notre esprit
vers un objet ^ mais il ne dépend pas de nous
de percevoir toutes les sensations que peut
faire naître en nous la présence de cet objet.
Il suit de là que la faculté percevante s'ac-
croît et se perfectionne en raison directe de
la délicatesse ou de la finesse de nos sens ^
c'est ainsi que le sauvage dans sa pirogue
aperçoit les rivages de la mer à des distances
qui nous étonnent.
Il est des esprits qui ne possèdent qu'à un
SUK LE SYSTKHIE SENSIBLE. xlj
très faible degré le don de percevoir, qui ne
saisissent les objets que par un petit nombre
de leurs faces j tandis qu'il en est de très
puissans, qui embrassent l'universalité des
choses. Il est certains malades dont les
perceptions sont crronnées ; des fantômes
s'interposent entre notre âme et nos sens.
L'idiot perçoit des impressions, mais il ne
saurait leur donner le caractère de l'intellec-
tualité.
L'homme a néanmoins perfectionné cette
belle faculté de son entendement : il a recours
à des règles , à des procédés ; il a agrandi
l'art de percevoir par ses instrumens et ses
méthodes. Quand on voit la science de très
haut, quand on l'embrasse dans son en-
semble , on étonne les esprits vulgaires
par une prévision qui est en quelque
sorte prophétique. On aperçoit toutes les
xlij CO]>rSID]éRA.TrONS priéliminaires
lacunes qui sont à remplir, et on mesure
tous les points de ce monde nouveau, sur
lesquels notre esprit sait exercer son acti-
vité.
La faculté de la perception est si impor-
tante , que la régularité des fonctions intel-
lectuelles en est, pour ainsi dire, dépendante ^
c'est par elle , en effet , que nous apprenons
à apprécier avec plus ou moins de justesse
les divers genres de beauté et de perfection
qui viennent frapper nos yeux dans la
nature extérieure ; c'est à sa culture que
se rattache incontestablement la théorie du
goût , qui règle , modère ou affermit nos
décisions dans les jugemens littéraires ^ de
cet instinct si prompt et en même tem[)s si
délicat, qu'on voudrait en vain définir, qui
puise son infaillibilité dans les qualités du
système sensible , et qu'un écrivain de notre
SUR LE SYSTl'MK SENSIT5LE. xliij
temps appelle ingénieusement la C07Z567^/icr^
de V esprit. '
Quelques auteurs n'usent àumot percep-
tion que pour exprimer la faculté de distin-
guer du sentiment de notre existence des mo-
difications de l'âme qui ne sont accompa-
gnées ni de peine ni de plaisir; ils prétendent
que les moditications affectives sont mieux
indiquées sous le nom spécial de sensations.
Je remarquerai à ce sujet que les philo-
sophes devraient s'accorder pour l'adoption
définitive de certains termes qui ont pour
ohjetdedésigner les phénomènes de lapensée.
La langue adoptée dans un pays est une
propriété commune à tous les savans ; il
n'appartient à personne de l'altérer, et de
' Caractères ot Rcilcxions morales, par M. le vicomte
(le L.-C.
xliv CONSIDÉRATIONS PRELIMINAIRES
pervertir des acceptions consenties depuis
long-temps par les peuples éclaires ; car alors
on assemble des nuages sur la science , et on
obscurcit la matière qui a le plus d'attrail
pour l'esprit humain.
C'est, sans contredit 5 une des facultés les
plus remarquables de notre âme que celle qui
s'empare de tous les matériaux de la pensée ,
qui établit nos relations avec ce vaste univers ,
et nous dispose ainsi aux plus nobles jouis-
sances de l'esprit. Jusqu'ici pourtant nous
n'avons présenté l'homme vivant que par sa
surface ; jetons maintenant un coup d'œil
rapide sur les principaux phénomènes inté-
rieurs dont se compose le système sensible.
Il est au fond des cœurs des notions positives
qui servent de fondement au système de
notre raison ; ces notions constituent les
vrais philosophes.
SUR LE SYSTi;iMF SENSTELE, xlv
SECONDE PARTIE.
DR L\ VIE INTÉRIEURE DU SYSTEME SENSIBLE, ET DES
ATTUIBCTS INTELLECTUELS QUI s'y RATTACHENT.
Désirer , chercher, fixer, percevoir, tels
sont les attributs intellectuels du système
sensible considéré dans le monde extérieur;
mais des phénomènes plus importans se
passent au-dedans de nous. L'homme se
replie sur lui-même ; il descend dans le fond
de son être pour étudier les mouvemens de
son àme tranquille ou agitée ; sa langue
s'arrête ; sa vue se ferme : il cesse d'écouter
les sons. Pour mieux s'appartenir, il se
dérobe à toutes les impressions physiques ;
il s'abandonne entièrement aux inspirations
de sa conscience ; il étudie ses penchans ; il
analyse ses perceptions ; il associe des idées ,
des images, en reconnaît tous les rapports*,
xlvj CONSIDÉRATIONS PRÉLIMINAIRES
il conserve ce qu'il a appris^ il décompose
ce qu'il éprouve. Telles sont, en partie du
moins , les fonctions intérieures de son en-
tendement.
Les impressions qui affectent intérieure-
ment le système sensible peuvent seules
donner à notre âme une activité digne d'elle
et de ses hautes destinées. C'est quand
riiomme est seul avec sa raison qu'il goûte
les véritables charmes de la philosophie
contemplative ^ c'est sur les ailes de la pen-
sée qu'il s élève jusqu'aux régions de l'infini,
qu'il s'identifie avec tous les lieux , avec tous
les temps , avec tous les peuples.
Tout étonne l'observateur dans le spec-
tacle de la vie intérieure, non seulement
chez rhomme qui veille , mais chez celui qui
accorde quelques courts instans au sommeil.
SDR LK SYSTI'MK SK'NSllJLK. xlvij
Alors même que les organes physiques de
relation se trouvent dans un étal passif, les
fonctions de fàme s'exercent en tout ou en
partie; souvent même elles se manifestent
avec plus d'activité ; les dormeurs associent
aussi des idées , forment des comparaisons
et des raisonnemens , parlent, expriment
des vœux , déclarent leur volonté , quoiqu'on
ait prétendu le contraire. 11 y a plus : l'ima-
gination consolatrice vient encore exercer
sa douce influence dans cet état extraordi-
naire du système sensible ; des hommes qui
se sont couchés bien malheureux embrassent
l'espérance et ses jouissances anticipées ;
leur cœur palpite de beaucoup d'autres pas-
sions qui traînent après elles les biens et les
maux de la vie ; souvent ils sont poursuivis
par la crainte , qui joue un rôle si important
dans la nature humaine, et dont le réveil
vient les affranchir.
xlviij COIVSIDÉRATIOIVS PRÉLIMINAIRES
Pour peu qu'on approfondisse Tëtude de
riiomme , on voit qu'il est composé d'ap-
titudes et d'inclinations tout-à-fait natu-
relles, tout-à-fait indépendantes de l'expé-
rience et du ministère des sensations. Notre
âme n'est pas vide quand nous arrivons à
la lumière : tous les germes du bien s'y
trouvent ; il ne s'agit que de les imprégner
du souffle de la fécondation. L'homme est
doué intérieurement d'un sens moral et su-
blime , en vertu duquel il juge ses actions
bonnes ou mauvaises avec autant de sûreté
que notre goût juge des saveurs , que notre
ouïe juge des sons. La nature a voulu que
ce sens fût infaillible , que ses décisions fus-
sent immuables : elle a voulu qu'à l'aide de
ce sens un enfant pût condamner les mou-
vemens défectueux de son âme. Cette dis-
position innée n'a rien de commun avec
notre volonté , pas plus que le mouvement
SUR LE SYSTl'MK SENSïBLE. xHx
de notre cœur, la circulation de notre
sang, etc. : elle se développe spontané-
ment et sans réflexion préalable.
La vie intérieure des animaux présente
des phénomènes non moins dignes de l'at-
tention du physiologiste. L'abus qu'on a fait
des théories a fait méconnaître jusqu'à ce
jour les opérations évidentes de cet instinct,
qui est manifestement coercitif. C'est ainsi
qu'en naissant , et avant d'avoir essayé son
bec et ses pieds palmés , le cygne a déjà
les inclinations qui sont propres à son es-
pèce ; le jeune canard s'élance dans l'eau ,
au grand étonnement de la poule qui l'a
couvé , et qui est bien éloignée de se con-
fier à un semblable élément ^ à peine sorti
de son œuf, le crocodile est déjà féroce j
les jeunes lions, dans leur bas âge, ne lais-
sent voir que la beauté de leurs formes ;
1 CONSIDÉRATIONS PRÉLIMINAIRES
tous les tnouvemens de leurs organes sont
innocens : mais bientôt ils s'en servent pour
déchirer. C'est sans fondement , comme
j'aurai occasion de le dire encore , qu'on a
voulu expliquer ces penchans par la con-
formation mécanique des corps vivans. Les
qualités occultes des anciens sont bien pré-
férables aux raisonnemens hypothétiques
de Descartes sur les fonctions animales ;
elles sont l'expression fidèle des faits qui
laissent subsister tous les rapports, au lieu
que les théories de la physique moderne les
dénaturent.
Les plaisirs attachés à l'exercice de la
vie intérieure sorlt à la fois les plus vifs et
les plus purs que puisse goûter notre na-
ture intellectuelle et morale. Dans quel-
que situation que le hasard ou les circon-
stances nous placent , des joies ineffables
SUR LF SYSTEME SENSIBLE. Ij
nous attendent. C'est donc par la perspec-
tive de la félicité, que la nature invite
l'honime à la méditation. Le recueillement
du rêveur solitaire a un charme secret qui
lui fait oublier les joies vulgaires du monde
extérieur. On aime à se réfugier dans son
âme ; on aime à se trouver face à face avec
le principe impérissable qui nous anime :
toutes ses révélations sont délectables.
ARTICLE PREMIER.
DE LA RÉFLEXION.
La réflexion est cet attribut intellectuel
qui fait que notre àme s'arrête plus ou moins
long-temps sur ce qu'elle a perçu par une
attention vive et continue. C'est, comme
le dit l'un des plus illustres professeurs de
notre époque, une opération essentielle-
ment rétrograde . C'est la faculté de se
•
' Fragtnens philosophiques , par Victor Cousin.
lij CONSIDERATIONS PR£LIMINA.IRliS
replier sur les connaissances acquises pour
les apprécier ce qu'elles valent , et en faire
ensuite la matière du raisonnement, acte
secondaire qui nous dirige pour faire un
emploi convenable des acquisitions de notre
esprit. La nature nous donne la réflexion
pour rectifier nos penchans , pour mûrir
nos actions , pour éclairer nos détermi-
nations.
Les métaphysiciens ont quelquefois re-
cours à des comparaisons, à des images,
pour être mieux entendus et pour jeter plus
de clarté sur leurs définitions. Voici, ce
me semble, ce qui peut donner une idée
juste de l'attribut intellectuel qui nous oc-
cupe ; vous soumettez un procès à l'atten-
tion de vos juges ; vous invoquez la recti-
tude de leur esprit ^ ils ont à peine écouté
les plaidoyers, qu'ils se retirent dans un
SUR LE SYSTKME Sr:VSIBLE. lîij
lieu solitaire , pour balancer les raisons ,
pour peser en quelque sorte les preuves et
les argumens ; ils examinent le point con-
testé sous ses diverses faces : tel est l'utile
ministère de la réflexion.
D'après ce que nous venons d'exposer,
on voit que la réflexion n'est à peu près
que l'attention portée au -dedans de nous.
L'homme plonge dans les profondeurs de
son âme; il y retient ses impressions, les
calcule , les compare et les juge j la réflexion
coince, pour ainsi parler, les idées , les fé-
conde et les multiplie. Elle se sert à chaque
instant de la mémoire ; car elle a un be-
soin continuel de la reproduction des ob-
jets que nous savons nous approprier par les
opérations diverses de la pensée.
La réflexion est la première des facul-
liv CONSIDÉRATIONS PRELIMINAIRES
tés qui appartiennent à la vie intérieure du
système sensible ; elle soumet à un examen
attentif tout ce qui nous arrive par les voies
ordinaires de nos sens. L'ordre , dit un sage
penseur, est le but nécessaire de la ré-
flexion '. Elle rectifie et perfectionne les
divers procédés de notre esprit ; elle em-
pêche les égaremens de la volonté, et dé-
termine les forces mouvantes de nos or-
ganes.
La réflexion est une des plus énergiques
puissances de l'âme. Elle n'a besoin ni des
organes qui s'adaptent à tel ou tel genre
d'impression, ni de la lumière qui nous
guide, ni des sons qui nous frappent, ni
des saveurs qui nous affectent ; elle ne con-
' Voyez l'intéressant ouvrage (jui a pour titre : Libres
méditations d'un solitaire inconnu , par M. de Sénan-
cour.
SUR LE SYSTJ'.MK SENSIBLE. Iv
naît ni lieu ni espace^ elle procède, dans
l'intérieur de l'entendement, d'après les ré-
sultats acquis par l'acte préalajjle de la per-
ception.
Nous n'exerçons jamais mieux la réflexion
que lorsque nous sommes parvenus à la ma-
turité de l'âge , que lorsque nous avons subi
un certain degré de culture morale , que
lorsque nous avons beaucoup vu et beau-
coup examiné. Toutefois , cette faculté se
montre dans tous les temps de la vie. Un
enfant , dit Buffon , ne réfléchit à rien -, s'il
veut dire par là qu'il ne réfléchit pas comme
un autre, il a raison; mais si sa proposi-
tion est absolue , elle est fausse ; car les en-
fans ont leur logique; elle est même très
déliée : ils combinent, avec une sagacité
qu'on admire , tous les objets relatifs à leui'S
petits intérêts.
Ivj CONSIDÉRATIONS PHiLlMIIVAlRES
Les animaux se servent toujours, à leur
profit 5 de la faculté de la réflexion ^ on peut
même dire qu'ils ont tout ce qu'il faut pour
l'exercer sous ce point de vue. Us doivent
avoir une idée , du moins confuse , du
temps; sans cela se presseraient-ils, et les
verrait-on précipiter leur marche pour ar-
river plus vite à un but? On aura de la
peine à leur refuser celle de l'espace , si on
fait attention a tout ce qu'ils exécutent pour
abréger leur chemin ; aucun d'entre eux ne
se trompe , lorsqu'il veut , par un saut , se
transporter d'un endroit à un autre •, il sait
mesurer, avec une justesse surprenante, le
terrain qu'il doit franchir, et le comparer
avec ses forces.
La réflexion est certainement une faculté
très distincte de l'imagination; en effet, on
verra plus bas que cette dernière faculté est
SUR LE SYSTÈME SENSIBLE. Ivij
en quelque sorte le dépôt des images, des
tableaux , qui s'y placent sans effort et dans
l'âge où l'on est le moins susceptible de rai-
sonner. Les femmes , chez lesquelles l'ima-
gination est si vive et si brillante , sont cer-
tainement moins propres que l'homme à
chercher les rapports qui peuvent exister
dans le système de nos idées , et à tirer des
conséquences de leurs comparaisons.
, Malgré les avantages de cet attribut in-
tellectuel qui féconde le champ de la pen-
sée 5 qui nous rend aptes aux combinaisons
les plus importantes , qui n'imprime à
la volonté que des impulsions bien ordon-
nées, l'homme se montre comme un être
sans cesse attristé par la réflexion. Peu de
gens, en effet, savent conduire cette fa-
culté j et c'est en voulant agrandir la sphère
de la raison, qu'on s'afflige de toutes les
Iviij CONSIDÉR1TIOJ\S PJUiLlMlAAIttliS
bornes que la nature lui a assignées. Plus
l'homnie veut pénétrer dans son âme , plus
i 1 trouve de la difficulté à se comprendre ;
plus il expie le frêle avantage de comparer
les idées qui arrivent dans son entendement.
Ce qui fait sa supériorité , fait à chaque in-
stant son supplice, u Homme orgueilleux ,
dit un de nos profonds moralistes, exerce
convenablement les puissances de ton esprit ;
n'aspire à découvrir que ce que la nature
veut que tu saches, et non ce qu'elle vou-
lut te dérober. »
A.RTICLE II.
DE LA RÊVERIE.
Nous venons de parler de la réflexion , et
nous l'avons considérée comme un mouve-
ment rétrograde de la pensée , à l'aide duquel
notre esprit s'attache , se fixe et se concentre
sur un objet pour le considérer sous diffé-
SUR LE SYSTKMF. SKNSIBLI.. llX
rens points de vue. Il est aisé de comprendre
que tout système de conduite dans la vie
humaine dérive des actes plus ou moins
prolongés de cette faculté conservatrice^ les
philosophes la regardent, avec juste raison,
comme le grand levier de renlendemenl
humain.
Mais ce qu'on nomme rêverie dans notre
commun langage n'est autre chose que la
réflexion errante , que la réflexion égarée sur
divers objets , qui tour à tour captivent notre
âme avec plus ou moins d'attrait. Dans cet
état particulier du système sensible, plu-
sieurs idées traversent en quelque sorte notre
esprit , et souvent aucune ne s'y arrête.
La rêverie procure généralement plus de
jouissances que la réflexion , parce qu'elle
n'exige aucun effort de la part de; l'âme j
Ix CONS1DÉRA.TIONS PRIÉLIMINAIRES
parce qu'elle n'impose ni gêne ni contrainte,
La volonté n'est souvent pour rien dans cette
disposition intellectuelle ^ l'esprit flotte , pour
ainsi dire, au hasard, au milieu des plus
libres pense'es, qu'on ne se donne pas la
peine de diriger.
La rêverie est un des phénomènes les
plus habituels de notre vie contemplative.
C'est une sorte de monologue à l'aide duquel
l'homme s'interroge et réveille à son gré tous
ses souvenirs ^ le plus souvent , il se rend
compte de ses projets , de ses actions , et
procède à un examen rapide des objets qui
se rapportent à sa destinée.
Tous les actes de la raison peuvent s'exé-
cuter dans la rêverie : l'homme associe des
idées j il compare ce qu'il aperçoit ; il coor-
donne et énonce des jugemens ^ il affirme ,
SUR LE SYSTÈME SENSIBLE. Ixj
il conclut; il éprouve même une multitude
de sentimens parfois tristes, mais le plus
souvent agréables : il passe de la crainte
à l'espoir, de la douleur au plaisir, des re-
grets à la jouissance ; mais presque toujours
les émotions qu'il éprouve sont mixtes,
vagues, ou indéterminées.
La rêverie s'établit surtout chez un indi-
vidu qui marche , chez celui qui est traîné par
un char, ou embarqué dans un vaisseau, etc. ;
on dirait que l'agitation ranime des idées que
le temps avait éteintes. « Vous ne sauriez
croire , dit Pline , combien le mouvement
donne de la vivacité à l'esprit : Minim est ut
animus hdc agitatioiie motuque corporis
excitetur. Quand vous vous livrerez à l'exer-
cice de la chasse , ajoute-t-il , portez , si vous
voulez , votre pannetière , mais n'ouJjliez pas
vos tablettes, j)
Ixij CONSIDÉRATIONS PRELIMINAIRES
Ce sont les objets extérieurs qui mettent
presque toujours en jeu cette faculté de
l'esprit ; elle est surtout le partage de ceux
qui aiment à s'enivrer du spectacle de la
nature. La rêverie semble s'alimenter par
les plaisirs de la vue , de l'ouïe , de l'odo-
rat. La verdure des campagnes , le concert
des oiseaux, l'ombre des forêts, le parfiinri
des fleurs, l'aspect d'un monument, d'une
ruine , d'un cimetière ou d'un illustre tom-
beau *, le souffle des vents , le murmure d'un
ruisseau, le roulementd'un torrent, la chute
d'une cascade, un ciel parsemé d'étoiles, les
approches, du jour ou du crépuscule, en
général , tout ce qui excite l'intérêt du pro-
meneur solitaire n'est pas moins propre à
faire naître d'heureuses pensées.
Les sujets de la rêverie varient à chaque
instant , selon le jour où Ton se trouve , le
SIÎR LE SYSTÈME SENSIBLE. Ixiij
soleil qui nous luit, le lieu que Ton par-
court , le site qui nous charme , le point de
vue qui nous amuse. Mais c'est la solitude
qui est particulièrement favorable à cette
situation paisible de lame ; l'homme qui
se recueille a besoin de se soustraire au vain
fracas d'une vie agitée ^ il doit s'affranchir
des intérêts matériels de la terre ; il doit
oublier le corps pour être tout entier aux
plaisirs de l'esprit.
Les mélancoliques ont une tendance spé-
ciale vers la rêverie ; il en est qui se com-
plaisent de préférence dans ces distractions
idéales de l'âme , dans ces contemplations so-
litaires qui ouvrent le plus vaste champ à nos
conjectures, souvent même à nos espérances.
Dans ce retour contemplatif, l'homme
s'appartient, et jouit pleinement de lui-même.
Ixiv CONSIDÉRATIONS PRÉLIMINAIRES
Il se laisse plus ou moins pénétrer par tous
les divers sentiniens qui l'animent. La rêve-
rie est surtout favorable au développement
des émotions religieuses : on sait qu'elle place
souvent les prêtres de l'Inde dans une sorte
d'immobilité extatique.
Les plaisirs que nous procure l'exercice
de cette faculté, tiennent quelquefois à la
paresse naturelle de l'homme. En général ,
nous chérissons ce repos des organes et cette
sorte de nonchalance de l'esprit, durant
laquelle la rêverie berce notre âme avec
délices , et n'y laisse que des impressions
légères ou fugitives. La rêverie est la volupté
des âmes aimantes ; dans le vague heureux
où elle nous balance , dans ce calme ravis-
sant qu'elle nous procure , nous maudissons
tout être incommode qui vient nous arracher
à ses douceurs.
SUR LE SYSTÈME SENSIBLE. IxV
ARTICLE III.
DE r, A >I KM 01 RE.
Une des plus merveilleuses facultés du
système sensible est, sans contredit, celle
que nous avons de reproduire fortuitement,
ou à notre gré , les idées qui se sont anté-
rieurement présentées à l'activité de notre
esprit; cette faculté les réveille soit isolé-
ment , soit dans leur ensemble , et presque
toujours dans le même ordre qu'elles ont
été perçues.
Dieu a voulu que la plus usuelle de nos
facultés fut soumise à plusieurs influences ,
et qu'elle dépendît non seulement du be-
soin , mais d une foule de circonstances qui
la mettent en exercice \ on connaît , en pa-
reil cas , le pouvoir des analogies. Il est cu-
rieux de voir, dans les jeux de la mémoire.
Ixvj CONSIDIÎRATIONS PRÉLIMINAIRES
comment des séries d'impressions s'atta-
chent naturellement les unes aux autres^
quand nous avons une idée , celle qui lui
succède est celle qui lui tient par le plus de
rapports, en sorte qu'elles s'introduisent, ou,
pour parler avec plus de précision , qu'elles
s'appellent tour à tour dans l'entendement
humain.
La mémoire est un moyen de perfection-
nement^ sans elle on ne saurait rien imiter.
Son emploi est de conserver ce que nous
avons perçu par le phénomène de l'atten-
tion , ce que nous avons approfondi par le
phénomène de la réflexion. La plus durable
est celle des faits que nous nous sommes ,
pour ainsi dire^ appropriés par les organes
de la vie extérieure ; l'expérience prouve
que nous nous servons plus difficilement
de la mémoire , lorsqu'il s'agit de rappeler
SUR LE SYSÏKME SENSIBLE. Ixvij
des idées abstraites , des combinaisons, des
calculs, etc.
?
On a voulu attribuer un caractère passif
à la mémoire ^ on l'a décrite comme un
magasin , comme un arsenal , comme un
dépôt, etc. Un auteur moderne , qui parmi
nous a donné un noble essor à la science
de l'homme , a très bien établi la doctrine
de cette faculté '. La mémoire appartient
à l'âme ; c'est un mouvement de ce prin-
cipe animateur de notre être , plus ou moins
énergiquement reproduit ^ c'est le rappel
d'une perception , ou plutôt d'une impres-
sion intellectualisée j s'il est permis de s'ex-
primer ainsi.
La mémoire est une faculté représenta-
tive ; c'est le miroir vivant de l'intelligence ,
' M. Ip profpssnir Bcrard.
Ixviij C01VSIDÉRA.TIONS PRÉLIMINAIRES
OÙ souvent , au gré de nos désirs , tout le
passé se répète : pour la reproduction de
certaines idées, elle a souvent besoin du
travail prolongé de la réflexion. Tantôt
nette, tantôt confuse, elle ne sert pas de
mêine tous les hommes. C'est le trésor où
puise le génie ; mais , comme l'a dit très
judicieusement un des premiers flambeaux
de notre éloquence parlementaire , la mé-
moire, pour les esprits bornés , est un fonds
qui ne rapporte pas. '
On a , du reste , inventé bien des sys-
tèmes pour expliquer l'action mystérieuse
de cette grande faculté de l'àme; les sec-
tateurs de Locke, qui ne tiennent compte
que des phénomènes de la pensée sans s'in-
quiéter de ses causes premières, et qui sont
' Pensées et réflexions morales , etc. , attribuées à M. le
comte de L. T.
SUR LE SYSTÈMK SENSIBI.K. Ixix
à la métaphysique ce que les empiriques
sont à la médecine, n'ont pas craint d'avan-
cer que la mémoire n'était qu'une sensation
transformée. Certes, il faut avoir la ma-
nie de l'unité dans l'étude de la nature hu-
maine , pour coordonner ainsi tous les faits
d'une science à un seul principe ; il n'est
pas , du reste , de rêverie philosophique
avec laquelle l'esprit humain ne se fanai-
liarise : il suffit d'un peu d'éloquence pour
la faire adopter.
La mémoire se rattache à tous les pro-
diges du système sensible. C'est une faculté
tellement active , qu'il n'est rien qu'on ne
mette en œuvre pour la perfectionner ^ que
les monumens , que les plus belles inven-
tions des arts n'ont d'autre but que de per-
pétuer des souvenirs. On a inventé l'his-
toire , dont on se sert pour faire abhorrer
IXX CONSIDÉRATIONS PRÉLIMINAIRES
le crime , ou pour réveiller dans notre en-
tendement les images des plus nobles ver-
tus. Ce que les hommes appellent la re-
nommée, n'est que la mémoire planant sur
tous les siècles.
Ainsi donc la mémoire n'est pas seulement
destinée à la conservation des idées, elle
garde aussi nos plus chers sentimens, et
prend les formes les plus passionnées. Qui
n'a pas connu les impressions vives que
réveille en nous le simple aspect de certains
objets qui ont appartenu à des personnes
pour lesquelles nous étions pénétrés d'une
tendre affection ? On dirait que des por-
tions de leur âme sont adhérentes aux gages
précieux qu'elles nous ont laissés \ cette vue
adoucit nos regrets , et, par la plus touchante
des illusions , nous croyons encore les voir,
nous croyons encore les entendre.
SUR LE SY'SriiME SlilSSlBLi:. Ixxj
On a dit que la mémoire était une faculté
à la fois morale et physique • il est certain
quelle est sans cesse en rapport avec les
objets du monde extérieur ; qu'elle est sou-
tenue par leur présence ; qu'elle est avertie
par tous les sens. Elle nous retrace souvent
l'effet de ces échos qui donnent plus d'éner-
gie à nos impressions, en répétant les paroles
qui les expriment ; elle répond à certains
signes comme la voix répond à l'ouïe ^ on
connaît l'effet des emblèmes pour la mé-
moire sentimentale : le symbole sert aussi
à la mémoire ] c'est un langage indirect à
l'aide duquel on veut représenter à l'esprit
une idée intellectuelle ou affective.
La faculté mémorative n'est pas toujours
subordonnée à la volonté ; elle est sujette
à des inégalités, à des caprices ; souvent
elle se trouble, quand on l'interroge d'une
IXXIJ CONSIDÉRATIONS PRÉLIMINAIRES
manière brusque et inattendue ; elle résiste
parfois à nos désirs ; mais , en général , les
besoins la commandent , les occasions la
déterminent , les analogies la réveillent.
11 serait trop long d'exposer ici les divers
procédés par lesquels elle est le mieux asser-
vie. Je demandais un jour à mon ami le doc-
teur Roussel pourquoi on apprend mieux les
vers que la prose : « Ce goût pour le rhy thme
et pour tout ce qui est mesuré, me répondit-il,
plaît àl'àme, parce qu'il la soulage. » A quoi
il ajoutait que plusieurs choses liées en séries
déterminées se réduisaient , pour ainsi dire ,
en une seule, et qu'ainsi elles exigeaient
moins d'efforts pour la mémoire. Il est cer-
tain que tout ce qui imprime de l'unité à
une suite de pensées est plus facile à retenir.
La rime dans nos compositions poétiques
est merveilleusement inventée pour obtenir
SIJR LE SVSTrMF. SENSlBLi:. IxxilJ
un pareil résultat^ ce sont deux sons qui se
rappellent; et la mémoire triomphe encore
ici par le pouvoir de l'analogie.
La mémoire est infiniinent précieuse pour
notre entendement, et la perte de cette fa-
culté est presque toujours un signe pré-
curseur de notre décadence prochaine. Il
n'appartenait qu'à l'homme d'en faire une
source intarissable de jouissances et de plai-
sirs. Il est vrai que par la plus funeste des
compensations elle est aussi la cause des
plus grands maux ; les anciens pensaient
qu'il fallait l'ôter aux malheureux ; c'est
pour cela sans doute que^ dans leur monde
poétique, l'imagination consolante des Grecs
avait créé un fleuve dont les eaux faisaient
oublier toutes les inquiétudes de la vie.
Terminons ici nos considérations : j'aurais
Ixxiv CONSIDÉRATIONS PRELIMINAIRES
pu grossir ce chapitre, en exposant toutes
les théories de nos physiologistes sur le pré-
tendu mécanisme de la mémoire ; il en est
qui, pour expliquer ses effets, allèguent les
traces physiques des objets qu'on prétend se
conserver dans la substance pulpeuse du
cerveau. Mais que peut nous apprendre le
scalpel des anatomistes ! qu'a de commun
avec nos doctrines la dissection d'un organe
uniquement destiné à faire valoir les feux de
l'âme ! C'est comme si , pour connaître à
fond la théorie de la lumière , on se conten-
tait de l'examen matériel du verre qui con-
dense ou fait resplendir ses rayons.
ARTICLE IV.
DE L IMAGINATION.
L'imagination est une faculté spirituelle
qu'il n'est pas toujours très facile de distin-
guer de la mémoire. Elle consiste dans le
SUR LE SYSTÈME SENSIBLE. IxXV
pouvoir que nous avons de disposer dans
notre organe intellectuel les objets tels qu'ils
pourraient exister et se présenter à nous dans
la nature extérieure. La mémoire rappelle
les mots, les signes; réveille les idées, les
jugemens, etc. : mais l'imagination crée des
images, des situations. 11 y a vraiment quel-
que chose d'inventif dans cet attribut intel-
lectuel , qui nous donne une supériorité bien
remarquable sur tous les animaux.
C'est la plus agile des facultés de l'enten-
dement ; on la représente avec des ailes.
L'imagination joue un grand rôle dans nos
passions comme dans nos maladies \ car elle
influe particulièrement sur nos ci^aintes et
sur nos espérances , en augmentant la pro-
babilité des biens et des maux de la vie.
L'imagination est une mémoire exaltée ,
IxXVJ CONSIDÉRATIONS PRELIMINAIRES
embellie par le sentiment ; elle ne montre
jamais que le côté merveilleux de la nature
animée ; par son secours nous rassemblons
les objets qui avaient disparu de notre en-
tendement , et nous leur donnons selon notre
volonté les plus agréables formes. La plu-
part de ces objets ont d'abord été admis
dans le cerveau par l'intermède de la vue,
qui est le plus délié et le plus étendu de nos
sens ; mais ensuite nous leur imprimons
une multitude de changemens et de modifi-
cations. L'imagination fait ici l'office de la
peinture : elle colore tout à son gré ; elle
agrandit tous les points de vue ; elle substi-
tue au monde réel un monde enchanté.
Les hommes mettent un grand prix aux
produits de l'imagination, parce qu'elle
excite des surprises ^ elle a la magie de ces
panoramas dont la propriété miraculeuse
SUR LE SYSTKIMr. SKiVSIBLE. Ixxvij
est de reproduire à nos regards les lieux , les
sites, les pays, et jusqu'aux arbres qui les
décorent. C'est un tableau tracé dans notre
âme ; et ce tableau nous fait voir ce que la
nature pourrait créer de plus attrayant et de
plus enchanteur. Nous avons ensuite recours
à notre jugement pour apprécier l'harnionie
et la convenance des images ou des repré-
sentations que cette faculté produit et dis-
pose.
On voit que l'imagination met, pour
ainsi dire , en scène les faits déposés dans
notre mémoire ^ qu elle replace sous les
yeux de l'esprit tout ce qui nous a plus ou
moins vivement intéressé dans le monde
extérieur. Elle fonde des villes , construit des
palais , et peuple les déserts ; elle berce notre
existence par des possessions chimériques j
elle nous fait jouir d'avance de ce que nous
IxXViij CONSIDÉRATIONS PRÉLIMINA.IRES
espérons : elle nous rend au centuple ce
que nous avons perdu ; elle arrache des vic-
times à la mort ; elle donne à la vie le bruit
et la vitesse du torrent; mais elle est sou-
vent cause des mouvemens désordonnés de
lame, qui sont aussi funestes que ceux du
corps.
Cette faculté décevante , qui marche si
vite quand elle n'est assujettie à aucune rè-
gle 5 va toujours au-delà de notre horizon
intellectuel; de là vient que les idées de
l'étendue et de la grandeur nous causent
une sorte de satisfaction et de ravissement ;
quand nous nous trouvons dans un jardin ,
quand nous entrons dans un édifice , nous
sommes flattés qu'il nous procure ce qu'on
appelle communément une belle vue ; tout
ce qui varie un paysage nous charme pa-
reillement, parce qu'il est dans notre na-
SUR LE SYSTÈME SENSIBLE. Ixxix
ture de ne pas supporter long - temps une
sensation trop uniforme.
Les plaisirs de l'imagination sont les
plaisirs les plus naturels, parce que nous
n'avons besoin d'aucun effort pour en jouir ;
mais souvent ce qui occupe pour elle une
si grande place n'existe réellement pas.
C'est ainsi que cette immense voûte d'azur,
qui domine sur nos têtes ne nous offre
que des apparences purement fictives et
sans réalité ^ c'est ainsi que les jeux de la
lumière et des couleurs ne sont véritable-
ment que des idées de l'esprit , et ne sont
point inhérens aux corps qui nous frap-
pent. L'imagination des femmes surtout les
rend beaucoup plus susceptibles des illu-
sions que les hommes ; c'est pourquoi leur
sexe est plus adonné à la créance des son-
ges, à la crédulité des superstitions. « 11
IXXX CONSIDÉRATIONS PRÉLIMINAIllES
leur est souvent advis , dit un ancien ,
qu'elles voient ce qu'elles ne voient pas ^
qu'elles sentent ce quelles ne sentent pas. »
Malgré tout le mal qu'on a dit de l'ima-
gination , ses jouissances seront toujours
nécessaires au monde civilisé ; nous avons
besoin de ses prestiges : elle nous charme
par des séductions innombrables. Source
du bonheur et de l'infortune , elle nous
abuse et nous réjouit^ elle nous égare pour
nous enchanter^ elle berce le pauvre dans
l'espérance, et crée un monde intérieur
pour refuge à l'homme trahi par la fortune.
Je ne sais quel auteur a dit qu'Euclide était
le premier des souverains , et que l'évidence
peut gouverner infailliblement les hom-
mes : celui qui a soutenu cette étrange
maxime n'avait point éprouvé des passions
profondes. Pour l'homme indifférent et dé-
SUR LE SYSTKMK SENSIRLK. IxXXJ
pourvu d'imagination , la ligne droite est ,
sans doute, la plus courte-; mais il n'est
pas sûr qu'elle soit telle pour l'individu qui
a intérêt de la trouver plus longue.
ARTICLK V
n F. I, A C O N s C 1 F. >- C F.
Un philosophe de notre temps, qui ho-
nore sa vie par l'excellence de ses doctrines,
fait très bien remarquer que le terme dont
nous nous servons pour exprimer cet attri-
but intellectuel de notre système sensible
se trouve dans toutes les langues '. C'est,
en effet, la science qui naît, pour ainsi
dire , avec nous , que nous ne devons à au-
cune étude, dont la nature nous gratifie.
Les hommes sont tellement convaincus de
l'existence de ce sens intérieur et moral ,
' Rapport de la nature à l'homme et de l'homme ù la
nature, par M. le l)aron Massias.
/
IxXXij CONSIDÉRATIONS PHÉLIMINAIRI-S
qu'ils ont institue des tribunaux où Ton ne
juge que d'après les inspirations de la con-
science , mises au-dessus de tous les témoi-
gnages authentiques.
Le nom qu'on donne à la conscience ex-
prime d'ailleurs très bien qu'elle est innée.
Une preuve qu'elle est inhérente au cœur
humain , c'est qu'elle est la même chez tous
les peuples civilisés, sans qu'ils se soient
jamais vus ni consultés ^ c'est que , de toute
antiquité , la connaissance positive du bien
et du mal se perpétue.
Parcourez toutes les contrées du globe,
partout vous retrouverez ce gouvernail de
l'âme , ce guide de nos actions. Cette fa-
culté , qui n'est jamais inactive , juge de la
même manière chez tous les hommes : il
y a plus ; nous avons la faculté sid^lime
SUR LE SYSTÈME SENSIBLE. Ixxxiij
de discerner en nous ce qui appartient
à la conscience et ce qui appartient au
monde extérieur. On n'a besoin d'aucun
effort de combinaison ni d'aucun raisonne-
ment pour faire cette distinction • notre
esprit la fait dès les premiers temps de la
vie.
Le philosophe Reid est admirable , quand
il parle des vérités fondamentales , que nous
n'avons besoin d'apprendre ni par l'expé-
rience ni par l'éducation ; ces vérités jail-
lissent , en quelque sorte , de la conscience ,
à moins qu'elle ne soit pervertie ou fasci-
née par les préjugés; mais, pour les saisir
comme il convient , il faut les étudier avec
un cœur simple et exempt de toutes les
préventions humaines. L'homme le plus
vulgaire est averti qu'il porte en lui ces
vérités , et leur existence ne cesse d'être
JxXXiv CONSIDIÉRA-TIONS PRÉMMIIVAIRFS
journellement démontrée par les avan-
tages infinis qui résultent de leur adnnis-
sion.
Notre âme est donc à la fois imprégnée
du juste et de l'injuste. La conscience est
ce qui constitue spécialement l'homme in-
térieur ; c'est en elle que s'effectue la con-
viction ; nous jugeons par elle de la beauté ,
de la laideur, de toutes les perfections et
de tous les vices de l'espèce humaine.
La conscience est, à proprement parler,
le sens du cœur ; elle est le foyer des
vérités morales ; elle épure toutes les lu-
mières de notre esprit ; c'est le plus digne
ressort des volontés passagères des mor-
tels.
L'homme ne saurait contester les vérités
augustes que lui révèle la conscience; c'est
SUR LK STSTKME SENSIBLE. IxXXV
comme s'il voulait se nier lui-même. Il est
des écrivains qui ne tiennent aucun compte
de cette grande puissance de notre système
sensible ; et cependant il n'est pas d'effort
qu'ils ne tentent depuis des siècles pour
nous dévoiler les formes innombrables de
l'entendement humain.
Dieu , en accordant à l'homme la faculté
de penser et d'agir, a voulu qu'il pût exercer
tout empire sur ses déterminations. N'est-ce
pas un des faits les plus surprenans et en
même temps les plus dignes de notre admi-
ration, que cette voix intérieure qui nous
accuse ou nous justilie, qui nous punit par
le blâme ou nous récompense par une ap-
probation manifeste , qui nous ramène au
bien par ce repentir religieux , la plus con-
solante des impressions humaines, puis-
qu'elle nous montre la route de nos de-
JxXXVJ CONSIDERATIONS PRELIMINAIRES
voirs , puisqu'elle se rattache à une grande
espérance. '
Le supplice du remords est un des phéno-
mènes les plus extraordinaires de la con-
science ; les médecins remarquent qu'il
peut conduire à la folie ou au suicide 5 les
poètes ont personnifié cet attribut du système
sensible : ils ont représenté par des furies
symboliques ces mouvemens involontaires
qui s'excitent dans l'âme et la remplissent
de terreurs alarmantes.
A la vérité , la conscience humaine a be-
* Ceux qui se livrent à l'étude des sentimens moraux liront
avec un grand intérêt le beau poëme que M. le comte de Sabran
a composé sur le Repentir. L'auteur retrace en style har-
monieux et sous toutes les formes , cet heureux phénomène
de la conscience, ce regret humiliant mais salutaire qui,
comme on l'a dit souvent , place quelquefois le coupable à une
plus grande distance du crime que celui qui ne l'a jamais
commis.
Sun LE SYSTÈME SENSIBLE. IxXXVij
soin de culture ; car tous nos penchans
instinctifs réclament un développement ul-
térieur. On apprend à voir par la conscience,
comme on apprend à voir par le sens de la
vue ; mais , quand nous suivons fidèlement
les leçons de notre inspiration morale , nous
ne tardons pas à nous convaincre que la jus-
tice est innée dans le cœur des hommes , et
que cette faculté souveraine qui constitue en
nous la conscience est comme une émanation
de l'intelligence infinie d'un Dieu créateur.
Certains philosophes sont tombés dans
une grande erreur lorsqu'ils ont prétendu
que l'idée de l'existence de Dieu n'avait
point été suggérée par les révélations de la
conscience ; il suffit d'avoir développé com-
plètement les facultés de notre âme, pour
que cette idée y arrive sur-le-champ. On
avait jadis conduit en France un sauvage
IxXXViij COJVSIDÉRATIOWS PRÉLIMIKAIRES
tout-à-fait inculte : on chercha à débrouiller
les obscurités de son intelligence ^ on lui fit
apprendre la langue. Dès qu'il sut s'expri-
mer, il demanda le nom de celui qui avait
créé le soleil, les étoiles, en un mot, le
firmament ; il accablait de questions ceux
qui avaient présidé à son instruction morale.
Il est par conséquent impossible d'étendre
le cercle de nos idées, sans recevoir l'inspira-
tion d'une intelligence supérieure à la nôtre.
La nature est pour nous marâtre toutes les
fois qu'elle nous refuse cette révélation salu-
taire 'j de là vient que la terre est couverte
d'hommes qui s'inclinent devant la divinité
pour lui rendre hommage j les peuples les
plus barbares cherchent Dieu dont ils ont
le pressentiment. 11 suffit que l'homme ait
aperçu la cause d'un seul effet, pour que
toutes les causes deviennent l'objet de ses
SUll LE SYSTÈME SENSIBLE. Ixxxix
recherches. L'homme d'ailleurs a naturelle-
ment besoin d'espérer et de boire au fleuve
d'une vie immortelle ^ il se sent la créature la
plus favorisée , et aspire à des jouissances aux-
quelles il ne voudrait mettre aucune borœ»
Les idées de l'infini auront toujours pour
l'homme un charme inexprimable ; ceux
qui ont le bonheur d'y croire seront toujours
consolés par la perspective d'une justice
infaillible, lorsqu'ils auront à se plaindre de
la perversité des hommes ou qu'ils seront en
proie aux angoisses du désespoir. L'homme
n'est ici-bas qu'un être errant et qui cherche
une autre patrie ^ dans quelque lieu qu'il se
trouve il est à chaque instant saisi par toute
l'activité de l'influence céleste : il respire en
quelque sorte cette divinité dont il voudrait
en vain contester la présence^ il vit en elle ^ il
ne se console que par elle.
XC CONSIDÉRATIONS PRÉLIMINAIRES
Il n'y a que l'homme malade ou corrompu
qui puisse méconnaître celte émotion inex-
plicable mais positive, cet instinct pur et
céleste 5 cette science innée qui nous distingue
si bien des animaux, cette raison par excel-
lence qui luit sur toutes les actions des
hommes, qui rassure l'innocent, qui agite
le coupable. C'est le juge sévère qu'on ne peut
tromper -, c'est la loi inflexible à laquelle on
ne peut se soustraire. Dieu et les hommes
pardonnent; la conscience ne pardonne pas.
ARTICLE VI.
DE LX VOLONTÉ.
Les êtres inorganiques agissent les uns
sur les autres par les qualités ou attributs
généraux de la matière ; telles sont l'éten-
due, l'impénétrabilité, la pesanteur, l'im-
pulsion , etc. Les êtres vivans , en tant que
matériels , exercent une action analogue qui
SUR LE SYSTÈME SENSIBLE. XC]
résulte des mêmes propriétés physiques, et
dont on peut se rendre compte par le secours
des lois de la mécanique^ comme l'a fait le
savant Borelli dans son admirable traité sur
les mouvemens des animaux '.
Un oiseau ne fend l'air, un poisson ne
sillonne l'onde que par des moyens méca-
niques, qui ont servi de modèles à l'art; le
loup qui s'élance sur un agneau et le déchire
n'exerce qu'une action physique ; l'homme
et tous les animaux terrestres ne se trans-
portent d'un lieu à un autre, ou ne déve-
loppent leur puissance sur les êtres qui les
environnent, qu'avec des organes ou des
moyens de même nature ; leurs membres
sont des leviers, et les muscles qui y sont
attachés sont des cordages. La seule diffé-
rence qu'il y ait à cet égard entre des. êtres
' De Motu animalium.
Xcij CONSIDÉRATIONS PRÉLIMINAIRES
animés et des êtres purement matériels,
c'est que les premiers sont eux-mêmes le
principe de leur action , et que les autres le
reçoivent du dehors.
Il y a une portion de l'homme dont l'em-
pire est confié à lui - même ; l'homme ne
peut changer le jeu et le mécanisme de ses
fonctions matérielles ^ il ne peut suspendre
et précipiter , à son gré , les battemens de
son cœur^ mais il peut modifier et chan-
ger, coinme il le veut, ses déterminations :
c'est ce qui constitue sa moralité. Dieu nous
a donc donné une volonté indépendante de
lui : de là découle le mérite ou le démérite
des actions humaines.
La volonté est le phénomène par lequel
l'âme se détermine à agir ; elle met en jeu la
force motrice ; elle suit , avec plus ou moins
SUR LE SYSTÈME SENSIBLE. Xciij
<le célérité , les ordres de l'entendement ; elle
hâte ou diffère ses manifestations d'après les
conseils de la prudence et de la réflexion. Un
souverain veut faire la conquête d'un pays ; il
se recueille, il médite, il combine , il com-
pare , il raisonne , il se décide , et des milliers
de soldats se lèvent : ils partent à la voix de
leur capitaine. C'est ainsi qu'aux grands
hommes, la volonté tient lieu de destin.
La volonté , comme l'a dit Bossuet , n'est
point attachée à nos organes^ elle préside
à leur action ' . L'homme est une créature
intelligente mue par des rouages vivans, et
qui s'obéit à elle-même. Les membres qui
la transportent ressemblent à ces trépieds
d'or que fabriquait le dieu Vulcain, et qui ,
à la voix de leur maître , se rendaient aux
assemblées des dieux.
' Traitr de la (iurinoissancr (\c Diow ot de soi-mt'iiir.
XCiv CONSIDÉRATIONS PRÉLIMINAIRES
La volonté n'est que le mouvement im-
primé à l'existence , qui , à son tour, ne
doit être mise en action que par les lois qui
constituent son essence. Qui croirait que
c'est peut-être la moins énergique de nos
facultés? c'est une puissance le plus sou-
vent captive et subordonnée , et il n'y a
guère de volonté forte que celle qui est pro-
duite par les passions qui nous agitent. Je-
tez l'ambition dans le cœur de l'homme ,
vous aurez une volonté qui subjuguera l'uni-
vers 5 quand les passions se taisent, les
hommes rentrent sous l'empire de la rai-
son , qui ne produit qu'une volonté faible ,
souvent à la merci des moindres obstacles.
La raison n'est donc pas toujours un prin-
cipe d'action pour la volonté ; il importe
qu'elle se convertisse en passion pour de-
venir active ; abstraction faite de ce mo-
SUR LE SYSTIMF SENSIRH:. XCV
bile, elle ne saurait poursuivre ses projets;
sans l'amour de la gloire , où seraient les
grands hommes ? Ainsi donc l'âme est plus
puissante si elle est sensible , que si elle est
uniquement libre et raisonnable.
La volonté reçoit une multitude de mo-
difications qui lui sont communiquées par
les autres facultés du système sensible.
L'état convulsif de certaines passions aug-
mente les forces, et c'est par là qu'elles
remplissent mieux leur but. L'homme qui
est excité par la oolère fait souvent des
choses dont il s'abstiendiait dans un mo-
ment de calme ; les crimes de violence,
que l'on commet sur ses semblables, doi-
vent être rapportés à ce phénomène.
C'est aux irrégularités de la puissance
nerveuse qui s'exerce par alternation qu'il
XCVJ CONSIDÉRATIONS PRELIMINAIRES
faut attribuer la faiblesse de la volonté chez
les hypocondriaques ; chez eux le système
sensible manque de cette stabilité d'énergie
qu'il faut apporter dans tous les actes im-
portans de la vie. En général , les maladies
qui nous surviennent paralysent la volonté ,
parce qu'elles jettent Tâme dans le vague et
dans une sorte de fluctuation qui fait qu'on
éprouve une multitude de sensations oppo-
sées. On est dans une pénible incertitude
quand plusieurs désirs se présentent en foule
et simultanément dans notre entendement 5
mais si l'un de ces désirs prédomine, il
constitue aussitôt une volonté ; c'est donc la
variété des idées qui rend cette faculté ver-
satile, et qui le plus souvent la fait défaillir.
Dans le spleen mélancolique et la ten-
dance au suicide, l'homme a une volonté
malade, puisqu'elle est contraire à l'instinct
m
SUR LE STSTlblE SENSIBLK. XCVij
de conservation. Une volonté saine tend
toujours à l'harmonie des actions vitales; et
les niouveniens convulsifs ne nous parais-
sent si dësordonne's que parce qu'ils sont
indépendans de la volonté.
Les mœurs et les vertus dérivent des
impulsions natives delà volonté de l'homme.
Quand cette faculté n'est point atteinte par
la corruption ou par la maladie , elle penche
toujours vers le bien ; mais l'homme se donne
quelquefois des directions contraires à son
propre bonheur ; le but suprême de nos
institutions sociales est de faire en quelque
sorte l'éducation de la volonté , et d'ennoblir
toutes ses tendances ; les législateurs ont
recours à la crainte pour corriger ses écarts
et ses déviations. La nature d'ailleurs a
placé dans notre cœur des sentimens qui
se tempèrent : nulle volonté n'agit en nous
'■ 8
XCVllj CONSIDÉRATIONS PRÉLIMINAIRES
sans la réflexion nécessaire qui la pré-
cède.
Parmi les attributs intellectuels dusystème
sensible, il en est peu qui distinguent autant
rbomme des animaux. Car les animaux
n'ont que des volontés éphémères ou fugi-
tives ^ l'homme , au contraire , fait valoir la
sienne long-temps après sa mort : il trouve
des successeurs qui le continuent , en quel-
que sorte , dans la vie , qui font prévaloir ses
projets, ses entreprises, etc. Les fondations,
les testamens, etc. , ne sont que des volontés
posthumes. L'imagination est confondue
quand on songe à ces générations innom-
brables qui travaillaient jadis à creuser le
miéme laC; à élever la même pyramide.
La volonté fait vivre : il en est de cette
faculté comme de la mémoire ; son affai-
SUR l.E SYSTKMi: SENSICLK. Xcix
blisseinent est un symptôme de caducité.
Avec elle disparaît ce que les hommes
appellent le caractère, attribut non moins
essentiel qui constitue la physionomie de
lame, et qui n'est autre chose que la volonté
mise en action et appliquée d'une manière
stable à tous les actes moraux de la vie.
C'est donc par la volonté que les hommes se
montrent et se dessinent dans l'ordre social ;
c'est par la volonté qu'on les voit triompher
de tous les obstacles, et diriger, en quelque
sorte, les êvénemens des lieux et des siècles.
Mais peu d'entre eux ont à leur disposition
cet immense levier de la grandeur humaine ;
peu savent vouloir avec force et persévé-
rance ^ Dieu seul a une volonté permanente,
parce qu'il n'est pas susceptible de vieillir.
C CONSIDERATIONS PRELIMINAIRES
ARTICLE VII.
DK l'habitude.
L'habitude est une de ces dispositions
naturelles qui tiennent à l'essence des êtres
vivans : elle enveloppe tout le système sen-
sible j c'est un sujet vaste et sur lequel on
a beaucoup d'aperçus ; mais les idées dont
ce puissant phénomène est l'objet , n'ont
point encore cette liaison qui doit les met-
tre chacune à sa place ^ de là résulte une
certaine obscurité qui arrête l'esprit, et ne
lui permet que des tatonnemens incertains.
La plupart des actions des hommes ont
plus ou moins de tendance à devenir habi-
tuelles. Beaucoup d'individus paraissent être
des machines montées pour exécuter des
mouvemens qui reviennent sans cesse. Il
suffît , par exemple , d'avoir goûté le plaisir
SUR LE SYSTÈME SENSIBLE. CJ
du jeu, pour devenir quelquefois un joueur
incorrigible ^ celui qui s'est livré à l'agitation
des affaires , éprouve , lorsqu'il est arrivé
au repos, une certaine difficulté d'exister.
Les besoins qu'on satisfait aujourd'hui se
représentent le lendemain , et viennent ,
pour ainsi dire , frapper à la porte ; il n'y
a que les corps bruts et inorganiques ,
qui ne se meuvent point par l'influence de
l'habitude j et si les plantes laissent aperce-
voir quelques traces de cette faculté sur-
prenante, c'est qu'elles ont quelques nuan-
ces plus ou moins prononcées de sensi-
bilité.
La force de l'habitude paraît tenir à un
artifice que le principe de la vie emploie
dans ses opérations j cet artifice consiste à
les enchaîner de manière que l'une amène
nécessairement l'autre. Par ce moyen , la
Cij CONSIDERATIONS PRléLIMINAIllES
nature abrège son travail -, toutes les fonc-
tions d'une période de temps, d'une jour-
née, par exemple, ne sont , en quelque sorte,
qu'une seule fonction ^ l'impulsion donnée à
la première sert à toutes les autres. En un
mot , la vie n'est qu'une formule de mou-
vemens identiques, qu'un seul acte qui se
répète.
Ainsi l'habitude nous a donné la pre-
mière leçon , le premier modèle des métho-
des ; ce qu'elle fait par rapport aux mouve-
mens physiques du corps, elle le pratique
à l'égard des idées ; elle cimente leur asso-
ciation. Les métaphysiciens ont signalé
depuis long-temps les habitudes de l'ima-
gination et les habitudes de la mémoire.
C'est donc par le ministère de l'habitude
que nos idées s'arrangent , se disposent et
SUR LE SYSXiîME SENSIBLE. ciij
se succèdent avec une harmonie merveil-
leuse ; il suffit d'en rappeler une pour que
toutes celles qui y tiennent se représentent
en même temps. Les objets isolés que l'es-
prit est contraint de rassembler , fatiguent
son attention^ il en forme un faisceau, et,
par ce moyen , il se délivre d'un embarras.
Si , dans le cercle des actes physiques de la
vie, nous pouvons faire entrer de nouveaux
mouvemens pour qu'ils y prennent le ca-
ractère d'une habitude , il n'est pas moins
en notre disposition d'introduire, dans le
système de nos idées , celles qui nous plai-
sent davantage , et de leur donner la liai-
son la plus conforme à nos vues et à celles
de la société dont nous faisons partie ; c'est
là le grand objet de l'éducation. Que se-
raient les règles d'un art, les principes
d'une science , sans l'assistance do l'habitude 1
Civ COJYSI DÉRATIONS PRELIMINAIRES
Le propre de l'habitude est de donner plus
d'aisance aux divers actes de la vie , etd'anëan-
tir l'espèce de résistance que les organes
opposent à la volonté ; nos mouvemens de
locomotion , nos attitudes , nos gestes , l'ac-
cent et le son de notre voix, en sont la
suite ou le résultat. On peut même dire que
cette admirable faculté imprime à chaque
être vivant son caractère et sa physiono-
mie : elle prend l'homme à son berceau ,
pour lui ouvrir toutes les routes de ses per-
ceptions. L'enfant, jeté dans un océan de lu-
mières , a besoin d'apprendre à démêler les
impressions vives qui l'affectent. Les opéra-
tions de notre entendement s'appuient aussi
sur l'habitude , ce qui rend leurs effets plus
persévérans ^ car c'est par elle que nos pensées
s'attachent aux signes qui les rappellent.
Il suit de là qu'il est manifestement utile
SUR LK SYSrf'jME SENSIBLE. CV
à la conservation de notre être de ne pas
brusquer certaines habitudes j quand elles
sont aisées à satisfaire , elles rendent la vie
plus douce et plus facile 5 leur principal
avantage est d'anioindir tous les frottemens ,
de diminuer toutes les résistances ; elles font
que les besoins s'appellent et s'enchaînent
sans secousse. Ainsi la nature s'épargne des
essais fatigans et inquiets , qui accompagnent
toute action insolite; elle n'a point à es-
suyer le choc et la rudesse des objets nou-
veaux; elle peut presque se dispenser de
prêter son attention aux mouvemens qu'elle
exécute; elle na qu'à se laisser aller mol-
lement à leur cours paisible. Il me semble ,
disait un disciple d'Epicure, que, sur le
dui^et de mes habitudes, je n'ai presque pas
besoin de me donner la peine de vivre.
CVJ rONSIDÉRA-TIONS PRELIMINAIRES
CONCLUSION.
Après cet examen préliminaire des attri-
buts les plus élevés de la raison , après cette
courte exposition des principaux phéno-
mènes intellectuels de notre système sen-
sible , offrons à nos lecteurs le tableau de
notre nature passionnée ; quittons le champ
des abstractions, pour procéder à la re-
cherche des faits qui se rapportent le plus
directement à notre bonheur.
Rappelons à notre esprit , à notre imagina-
tion charmée, le jeu secret, les lois instinc-
tives qui animent l'être le plus favorisé des
cieux. Tâchons surtout de faire, de cette
étude, la science de nos devoirs , la doctrine
de nos mœurs. Cette étude ne consiste point
à éteindre nos passions , mais à les modérer,
à leur imprimer un noble et généreux es-
SLR LE SYSTEM n SENSIBLE. CVij
sor ; tant de faux philosophes cherchent à
rahaisser la nature humaine, essayons de
leur apprendre ce qu'elle vaut.
Montrer les sentimens moraux sous tou-
tes les formes , en calculer les effets , appré-
cier leur intensité , les disposer dans un cadre
méthodique et régulier n'est pas l'affaire d'un
jour : c'est néanmoins ainsi qu'il convient de
procéder, quand on envisage la science sous
tous ses points de vue. Conside'ré dans son
ensemble , le monde animé n'est qu'une
échelle progressive de créatures vivantes,
dont la plus raisonnable cherche à appro-
fondir les secrets renfermés dans ce vaste
univers ; mais il y a un ordre digne d'admi-
ration dans les phénomènes sur lesquels l'es-
prit de l'homme peut exercer son activité.
La nature nous crée et nous conserve ;
ÇViij CONSIDÉRATIONS PRÉLIMINAIRES
elle nous perfectionne dans nos facul-
tés ; elle nous fait sympathiser avec nos
semblables j elle nous perpétue dans notre
espèce ; voilà la série des lois qu'il faut
approfondir et développer^ voilà les bien-
faits qu il faut signaler et décrire. Toutes
les règles de la moralité se rapportent ma-
nifestement à ces quatre principes d'action ,
à ces quatre penchans primitifs qui nous
dirigent vers notre destination ultérieure.
On s'évertue depuis long-temps à créer des
systèmes j mais de quoi servent ces artifices
humains pour nous rendre un compte exact
de tant de merveilles? hélas ! c'est plutôt dans
son cœur que l'homme doit chercher ses doc-
trines ; comment se conduire autrement au
milieu de tant de mystères impénétrables !
J'ose donc présenter cette faible esquisse
SUR LE SYSTKME SENSIBLE. CIX
de la science de l'homme , dégaejec de tous
les vains raisonnemens et de toutes les sub-
tilités scolastiques : je m'efforce de la tra-
cer avec la simplicité' qui lui appartient.
Nous exécutons tant de choses pour notre
corps, selon la remarque d'Epictète; nous
mettons en œuvre tant de remèdes pour
rendre l'harmonie à la santé , et nous négli-
geons ces beautés intérieures de l'âme qui
donnent tant d'éclat à notre supériorité in-
tellectuelle.
Nous procédons à des inventions pour
abréger les distances, pour mieux parcourir
la terre , pour mieux traverser les mers ; nous
sommes sans cesse occupés à rehausser nos
monumens, à changer la face de nos villes^
nous marquons le nombre de nos jours par
des découvertes, pour rassasier nos besoins
physiques, souvent pour satisfaire une vaine
ex CONSIDÉRATIONS PRELIMINAIRES, ETC.
curiosité; et nous ne faisons rien soit pour
ajouter au nombre de nos vertus, soit pour
nous affermir dans ces principes invariables
qui sont le guide de la conduite publique et
privée.
Les vérités morales de la philosophie sont,
toutefois , les plus importantes dont les
hommes puissent orner leur esprit ; ils
doivent s'en nourrir à l'entrée de la vie j car,
comme l'a dit un de nos écrivains les plus
éloquens : « C'est quand on est jeune , qu'il
faut étudier la sagesse , pour la pratiquer
quand on est vieux. >j
PHYSIOLOGIE
DES PASSIONS.
»TS»fl«a'
CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES
SUR LES SENTI M EN S MORAUX.
Ijtudier les sentimens moraux, c'est étudier
l'homme dans les plus précieux et les plus nobles
attributs de son être. Quelle science est plus digne
de l'esprit humain ! Mais n'est-ce pas aux méde-
cins qu'il appartient spécialement de s'y livrer?
On ne saurait croire combien la connaissance
approfondie de nos infirmités physiques peut
leur ouvrir de routes vers la véritable théorie des
passions. Descartes n'avait médité qu'imparfaite-
ment sur l'organisation du corps vivant. Il pos-
sédait à peine les données physiologiques qu'on
avait acquises de son temps. De là vient, sans
doute, que la plupart de ses explications sont gé-
néralement considérées comme défectueuses et
insuffisantes. Ce grand homme disait toutefois
que la science de la médecine pouvait seule trou-
I. 1
a PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
ver la solution d'une multitude de problèmes qui
rentrent essentiellement dans la doctrine des sen-
timens moraux.
Malgré l'attrait infini de ces recherches , peu
de personnes y portent en général leur attention.
L'homme ici-bas évite de s'observer. Craindrait-il
donc de se connaître? Il est triste néanmoins
d'arriver à la mort sans percer les ténèbres de
notre ignorance , sans pénétrer les merveilles de
notre esprit, sans plonger nos regards dans le
fond de notre âme, sans remonter jusqu'à la
source primitive de nos sensations et de nos idées ,
sans expliquer le secret de nos propres émotions ,
sans avoir appliqué nos facultés à cette immense
étude de la nature intellectuelle, à laquelle se
rattachent les plus hautes méditations de la phi-
losophie spéculative ; sans avoir soulevé quel-
ques uns des voiles qui couvrent encore la grande
énigme de l'existence. Socrate avait raison de re-
garder cette science comme la plus digne d'occu-
per notre entendement, et de repousser, comme
futiles , toutes les notions qui n'avaient point un
si noble objet. Il est vrai que trop d'obstacles
s'opposent à celui qui s'engage dans ce dédale
inextricable. L'homme n'est qu'un instant sur
cette terre. Il y a tant de mystères à découvrir !
et le temps de la raison est si court !
CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES. 3
Les ouvrages qu'on a publiés jusqu'à nos jours
sur la théorie de notre nature morale sont enta-
chés de beaucoup d'erreurs. Les plus hautes doc-
trines de la philosophie ont été avilies par des
hypothèses mensongères. On a voulu tout sou-
mettre à des explications mécaniques. On a con-
stamment méconnu le foyer unique d'où partent
toutes les émanations de l'âme sensible. On a
ignoré la source de ces facultés divines dont
l'action harmonieuse excite tant notre sj^uprise.
On a vainement cherché le principe ordonna-
teur qui crée et développe toutes nos affec-
tions , qui fait subir à la pensée des transforma-
tions innombrables , qui est le premier moteur
des instrumens de la vitalité. C'est pourtant dans
l'étude de ce principe que les véritables obser-
vateurs doivent démêler les lois naturelles qui
forment la base de la physiologie morale. La bien-
veillance, l'amitié, l'amour, toutes les passions
en dérivent et se modifient à l'infini, selon mille
circonstances plus ou moins attrayantes pour la
méditation.
Je n'ai pas , du reste , le projet de réfuter ici les
assertions de ceux qui ont écrit avant moi sur
des matières aussi délicates. C'est néanmoins un
grand écart de leur imagination d'avoir voulu se
rendre compte de la perfectibilité de l'intelligence
4 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
chez l'homme, et des opérations de l'iustinct chez
les animaux, par la forme, la configuration et la
disposition physique de certaines parties du corps
vivant. Qui ne sait que cette disposition n'a d'au-
tre rapport avec les phénomènes que l'on observe,
qu'une aptitude plus ou moins prononcée pour
exécuter certains mouvemens propres à l'écono-
mie animale ! Mais que peuvent être ces actes
sans l'entendement qui les réfléchit, et sans la vo-
lonté qui les dirige? Donnez au bœuf la trompe
de l'éléphant; agrandirez-vous son intelligence,
sans lui avoir préalablement communiqué des fa-
cultés autres que celles dont la nature l'a pourvu ?
Quand nous assistons à un concert, ces sons
merveilleux qui nous ravissent, et qui semblent
partir des instrumens, ont ailleurs leur principe ;
ils sont le résultat d'un talent intrinsèque dont
la cause nous est inconnue, mais qui ne se lie
en aucune manière à l'organisation grossière que
nos yeux nous font apercevoir; ceci s'applique
à tous les arts. Je connais un de nos plus
célèbres dessinateurs , muni en apparence des
mains les plus grossières et le plus mal confor-
mées; cet inconvénient, dont tout le monde s'é-
tonne, ne l'empêche point de peindre les fleurs
avec un talent admirable , et de reproduire dans
toute sa vérité ce qu'il y a de plus gracieux dans
l'univers.
CONSIDÉRATIOINS GENERALES. 5
Quand on lit le Traité des Passions , de Des-
cartes , qui veut soumettre à ses calculs les plus
fines et les plus subtiles opérations de notre en-
tendement, on ne peut s'empêcher de déplorer
la faiblesse de l'esprit humain. Expliquer de telles
opérations par les principes ordinaires de la mé-
canique , n'est-ce pas un jeu par lequel on cherche
uniquement à faire parade de son imagination?
Le moyen , par exemple , de faire croire que la
fuite d'un lièvre , la rapidité de sa course , ses
momens de repos pendant lesquels il écoute et
s'enquiert de tout ce qui se passe autour de lui,
sont im effet semblable à l'explosion d'une étin-
celle de feu dans la poudre à canon ! L'exercice de
la force semble , à la vérité, exiger peu de combi-
naisons; mais les ruses par lesquelles les animaux
y suppléent en demandent beaucoup. Tout être
qui a des sens arrange et dispose ses idées; les
sens seraient inutiles s'ils devaient agir aveuglé-
ment et d'après une impulsion purement phy-
sique. Le monde serait sans expression et sans vie
aux yeux du philosophe qui voudrait l'envisager
comme l'unique résultat d'une cause matérielle;
il perdrait dès lors son intérêt et son plus grand
charme : l'attraction , par laquelle on explique tout
de nos jours, a, pour ainsi dire, tué la nature :
elle semble avoir opéré sur les esprits l'effet
qu'elle a produit sur ruuivers. Si tout dépendait
6 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
(le cette cause , tout serait réduit à un repos stérile
et froid.
Les détracteurs des causes finales , pour prou-
ver que les actions des animaux sont absolument
fondées sur le mécanisme, objectent l'exemple
decertaines poules qui couvent des œufs de craie;
mais voilà, ce me semble, un bien faible argu-
ment: il est un temps, à la vérité , où les poules
sont déterminées à couver par une impulsion
impérieuse qui devient une espèce de délire ; est-il
surprenant qu'à cette époque, ces êtres faibles
prennent le change sur l'objet spécial de leur
passion ? Si l'instinct s'égare quelquefois dans les
animaux, la passion qui manque d'aliment dans
l'espèce humaine ne cherche-t-elle pas souvent
à s'abuser? ne la voit-on pas s'attacher à des
fantômes ? S'il était permis de lever le voile qui
couvre ses honteuses bizarreries et les tentatives
monstrueuses de l'impuissance jointe au besoin ,
on verrait qu'on ne peut tirer aucun indice des
méprises qu'on vient d'alléguer.
11 y aurait bien d'autres systèmes à réfuter. Le
champ des conjectures est si vaste, que chacun
semble vouloir y déposer le tribut de ses rêveries
et de ses erreurs. Ceux qui dédaignent les théories
mécaniques ont été chercher la source de nos plus
CONSIDERATIONS GÉNÉRA.LES. 7
doux sentimens, de nos plus belles actions , dans
celle de nos affections qui intéresse le moins nos
semblables , dans l'amour-propre enfin. Mais , sans
rappeler ici tous les argumens qui combattent
une assertion si peu digne de la nature humaine,
il me semble qu'on pourrait considérer les effets
moraux des [phénomènes qui se passent dans le
corps vivant sous un point de vue plus noble et
plus digne de nos destinées ultérieures.
Sachons nous abstenir de détails superflus , et
posons sur des bases plus solides la théorie scien-
tifique des faits intéressans dont nous voulons
traiter dans cet ouvrage. Pour peu qu'on consi-
dère l'homme moral dans son ensemble, pour
peu qu'on approfondisse l'action universelle de
son économie, on s'aperçoit qu'il existe dans tout
être vivant quatre penchans innés qu'on peut en-
visager comme les lois primordiales de l'économie
animale. Dans les diverses situations de la vie , tout
ce que nous éprouvons , tout ce que nous pensons ,
tout ce que nous exécutons se rapporte à ces
quatre impulsions primitives, d'où s'échappent,
comme de leur source naturelle, tous les phéno-
mènes du système sensible.
Le premier de ces penchans intérieurs, et pour
ainsi dire irrésistible, est celui par lequel l'animal
8 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
réagit contre les causes de destruction et résiste
aux périls qui le menacent. C'est une puissance
toujours active , à l'aide de laquelle l'être vivant
s'approprie et s'applique toutes les substances né-
cessaires au maintien et à la durée de son exis-
tence; on peut la nommer instinct de conserva-
tion. Il y a même cette remarque à faire , relative-
ment à cette puissance importante , c'est que les
besoins par lesquels les animaux lui obéissent
sont en quelque sorte coactifs. La nature leur
interdit tout désir artificiel qui compromettrait
les fonctions inhérentes à leur organisation. Par
l'effet de la plus impérieuse nécessité, le tigre s'a-
breuve de sang; la chèvre broute l'herbe qui croît
sur le flanc de nos montagnes; l'oiseau cueille le
grain tel que la nature le produit : l'homme seul
perfectionne , améliore à l'infini les alimens qui
servent à sa nutrition. Sa volonté le guide pour
donner plus d'étendue à l'usage qu'il en fait; il
accepte ou refuse les biens dont la Providence le
gratifie ; il ajoute à ses dons ou les modifie à son
gré par une industrie savante et féconde. Les vé-
gétaux ne jouissant pas de la faculté locomotrice,
les sucs nourriciers se rendent directement vers
eux. Le ruisseau serpente et vient arroser la fleur
qui ne peut se mouvoir. On dirait que moins un
être est parfait,- plus la nature fait de frais poiu
le conserver. •
CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES. C)
On remarque un deuxième penchant par le se-
cours duquel l'être vivant agrandit, fortifie ses
facultés natives, et perfectionne en quelque sorte
l'ouviasie de la nature : c'est \instinct d'imitation ,
dont nul individu ne saurait s'affranchir. Il faut
même dire que cette loi est un des phis solides
fondemens de la vie sociale. Nos idées, nos sen-
timens, nos mœurs, nos devoirs, tous les actes
de notre organisation s'effectuent par un ensei-
gnement réciproque et successif, qui imprime
constamment à chaque homme , à chaque peuple ,
son caractère et sa physionomie. De là vient que
tant d'individus se traînent dans le sentier de
la routine , et sont pour la plupart enchaînés
par des habitudes nationales. Nous développe-
rons plus amplement la théorie de cette faculté
imitative , qui offre les détails les plus inté-
ressans.
11 est un troisième penchant qui nous détermine
à rechercher nos semblables , à correspondre avec
eux par une mutuelle sympathie , à communiquer
avec leurs pensées par la parole , par des cris et
autres signes toujours entendus; à mettre, pour
ainsi dire, en commun nos actions, nos efforts,
nos peines et nos jouissances : c'est celui que nous
désignerons sous le titre i\ instinct de relation. \\
est cninniuii aux animaux qui se rassemblent . qui
lO PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
marchent et vivent en troupes, qui voyagent en
caravanes. C'est par l'instinct de la sociabilité que
s'établit et se conserve l'harmonie de cet univers.
Nous lui devons nos plaisirs les plus doux et les
plus naturels; c'est le premier besoin de nos
âmes : il faut être malade ou dépravé pour y être
insensible. Le misanthrope lui-même ne manque
jamais de faire parade de son caractère noble
et franc, de ses inclinations loyales et désinté-
ressées ; ce qui prouve qu'il tient encore aux
rapports dont il est l'objet.
Enfin quel être vivant peut se dérober à
l'impulsion énergique de X instinct de reproduc-
tion , qui a donné naissance à la plus noble , à la
plus généreuse des passions humaines? C'est la
force que la nature a le plus multipliée et le plus
diversifiée ; car c'est par elle que tout se renou-
velle et se perpétue. Cette force est inépuisable ;
elle est dans le monde que nous voyons et dans
celui qui se dérobe à nos regards : aucune ne se
montre avec plus d'attrait. L'univers est, pour
ainsi dire , enchanté de sa présence ; elle est tantôt
prodigue, tantôt avare des feux qu'elle répand;
elle se montre à la fois continue, périodique,
lente comme les siècles , ou rapide comme les
éclairs; rien n'égale sa mobilité et sa persé-
vérance.
CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES. 1 1
Exposons avec méthode les faits qui entrent
naturellement et sans effort dans le cadre que je
me suis tracé : la matière est féconde , et les mé-
taphysiciens de nos jours ne tiennent, ce me
semble, que des lambeaux de cette physiologie
morale qui offre à l'esprit humain des difficultés
insurmontables. 11 n'est pas donné à l'homme de
pénétrer dans la nature intime des choses ; trou-
ver et calculer les effets est l'unique but qu il lui
soit permis d'atteindre. On peut même dire que
les organes de ses sens, dont il use pour y parve-
nir, ne sont bons qu'entre des limites au-delà
desquelles ils perdent leur certitude et n'offrent
plus que des objets illusoires.
C'est ainsi, par exemple, que la science dont
les astronomes sont si fiers ne se réduit souvent
qu'à de simples calculs sur le temps et sur l'es-
pace : ils peuvent prédire le retour d'une comète ;
mais ils ne sauraient fournir aucune notion pré-
cise sur une température prochaine qui doit
exercer la plus grande influence sur nos récoltes
et sur nos moissons : ils n'ignorent pas le nombre
de minutes que la lumière met pour arriver du
soleil à nous; mais ils sont embarrassés pour ex-
pliquer comment s'élève le brin d'herbe que la
chaleur fait éclore. Les mêmes lacunes se trou-
vent dans les doctrines émises sur la théorie des
12 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
sentimens moraux. Si , dans un ordre de médita-
tions aussi élevé , il est des faits susceptibles d'une
démonstration rigoureuse , il en est d'autres dont
il faut uniquement chercher les preuves dans cette
inspiration universelle qui est partout l'apanage
des êtres sensibles. Les plus intéressans à re-
cueillir sont ceux qui nous rendent meilleurs et
plus heureux.
DE I. INSTINCT DE CONSERVATION.
SECTION PREMIERE.
DE L'INSTINCT DE CONSERVATION,
CO^SInÉRÉ COMME LOI PRIMORDIALE «U SYSTÈME SENSIBLE.
L'msTiNCT de conservation est inné dans tous
les animaux. Tous les corps animés luttent avec
plus ou moins de puissance contre la mort :
sans l'instinct de sa conservation , l'homme ne
serait qu'une statue de chair en butte au choc
des divers élémens. Son cerveau , ses nerfs , ses
muscles , ses viscères , sont par conséquent doués
d'une force particulière pour le maintien de son
existence. Si la maladie nous surprend , l'instinct
nous suggère de nous guérir; si quelque péril nous
menace, l'instinct nous porte à nous en préser-
ver. Nous partageons cette faculté précieuse avec
tous les êtres qui jouissent comme nous du bien-
fait de la vie. Quand la pluie tombe par torrens,
quand la foudre éclate dans les nues, l'oiseau se
cache sous le feuillage ou dans le trou d'un arbre.
Ajoutons que les animaux arrivent ordinairement
sans trouble et sans accident au terme de leur
l4 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS. .
conservation. Il n'y a que l'homme qui compro-
mette à chaque instant la sienne : il est le seul qui
se donne volontairement la mort , et qui s'expose
à tous les hasards.
Il est vrai que cette faculté de conservation a
ses limites. La durée de notre existence est ren-
fermée dans un certain cercle d'années au-delà
duquel on ne passe jamais. Non seulement il
n'est donné à personne de franchir le terme assi-
gné pour la durée de la vie humaine , mais en-
core la puissance conservatrice de la nature ne
nous conduit pas toujours au bout de la carrière.
Les uns succombent en y entrant ; les autres
sont arrêtés au milieu de leur course : certains
d'entre eux, après avoir donné le jour à leurs
semblables , s'éclipsent pour céder leur place ;
d'autres disparaissent avant d'avoir pu payer leur
tribut à l'instinct général de la reproduction ; et
quoiqu'il n'y ait qu'un petit nombre d'hommes
qui arrivent à leur destination , la nature a telle-
ment combiné le nombre des morts et des vivans ,
que son but se trouve toujours rempli. Quelle que
soit la quantité relative des individus , l'espèce se
soutient toujours.
Tous les animaux sont conformés de la ma-
nière la plus convenable pour leur conservation
DE l'instinct DK CONSERVATION. 1 5
et leur durée. L'organisation particulière de l'unau
et de l'aï les a fait regarder par Buffon comme
des êtres disgraciés , que la nature a dévoués à
l'infortune , et comme placés par elle dans les
rangs inférieurs de la création ; mais certainement
ces animaux ne sont pas aussi misérables qu'ils le
paraissent. Le malheur provient de la dispropor-
tion entre nos désirs et nos moyens. Les jouis-
sances qui sont réservées à ces êtres sont sans doute
assorties à leur sensibilité. L'impétuosité et la
pétulance ne sont pas d'ailleurs la disposition la
plus favorable au bonheur : les hommes qui s'agi-
tent beaucoup ne sont pas les plus heureux. Buf-
fon même avoue que ces animaux sont forts et
vivaces, qu'ils supportent long-temps les priva-
tions, qu'ils engraissent par le repos, qu'ils sont
presque impassibles sous le scalpel, et que par là
ils se rapprochent beaucoup des vers et autres
reptiles, qui n'ont pas un centre de sentiment
unique et bien distinct.
Dès les premiers] ours de son existence , l'homme
n'est mu et gouverné que par ses appétits corpo-
rels, que par les besoins toujours renaissans d'une
organisation qui se développe; il fait, en quelque
sorte , l'apprentissage de la vie : les soins mater-
nels l'environnait ; ses cris, ses larmes appellent
le sein qui doit le nourrir : toutes ses détermina-
iG PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
tions, tous ses nionvemens se dirigent vers l'ali-
rneut réparateur qui doit agrandir et fortifier les
instrumens matériels de ses fonctions. Son instinct
conservateur s'est absolument concentré dans l'in-
térieur des voies digestives. Ainsi s'ouvre le cercle
des phénomènes qu'il est destiné à parcourir.
Le spectacle de cette personnalité n'a rien qui
blesse les regards de l'observateur, tant que la fai-
blesse innocente conserve des droits à l'intérêt
protecteur de la force et de la puissance. Mais, à
mesure que les lois de l'accroissement s'accom-
plissent, l'homme épanche déjà sur ses sembla-
bles une portion du feu céleste dont la nature le
forma. Les facultés affectives se développent bien-
tôt dans cet organe qui, plus tard, doit être le
trône de l'intelligence et de la raison. L'enfant
tourne ses bras caressans vers les auteurs de sa
vie : le sourire de ses lèvres annonce l'éveil de sa
reconnaissance ; son cœur palpite de tendresse et
d'amour. L'instinct de sa conservation va puiser
une force nouvelle dans ses rapports moraux avec
tous les êtres dont il est entouré.
Jusqu'ici néanmoins on n'a pu voir dans les
changemens que nous venons d'exposer que le
tableau d'une sorte de végétation physique et mo-
rale. L'homme se spiritualise , pour ainsi dire , à
DE L INSTINCT DK CONSERVATION. I7
mesure que son intelligence se déploie. Le cours
du sang s'accélère; des feux inconnus parcourent
tous ses organes ; sa physionomie rayonne de
toutes les flammes de Tespérance ; son âme s'exhale
sur tous les objets qui sont hors de lui; la per-
sonnalité disparaît : mais la bienveillance , l'ami-
tié , la piété filiale , etc. , lui font sentir doublement
les charmes attachés à son existence. Que de mo-
tifs d'aimer la vie, quand le bonheur nous fixe à
la terre par des liens si doux et si nombreux !
Parmi les passions qui signalent cette période
orageuse de notre jeunesse , il en est une surtout
qui semble fermer toute avenue aux sentimens
égoïstes ; je veux parler de l'amour, qui est la féli-
cité première des êtres sensibles. Cette faculté , qui
dans l'état sauvage ne procure que des émotions
rapides et, pour ainsi dire , instantanées , est sus-
ceptible d'une plus longue durée dans l'ordre so-
cial, parce qu'elle s'y fortifie toujours par une
multitude d'obstacles. Il est digne d'observation
que ceux qui sont profondément affectés par cette
fièvre incompréhensible, ne parlent que d'affron-
ter la mort au sein même des extases délicieuses
où ils se trouvent pour la plupart plongés. Cette
exagération dans le langage, ces expressions déli-
rantes tiennent sans doute à l'égarement du cer-
veau qui transporte sur un autre être tous les inté-
T. 2
I» PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
rets de sa conservation , ou à la préférence que
l'on donne constamment à la vie morale sur la
vie physique.
L'âge miir n'est pas moins favorable à l'instinct
de conservation. Le bandeau des illusions est déjà
tombé; mais l'homme jouit, avec une sécurité
salutaire , de tous les fruits de l'expérience et de
la sagesse. D'après mille faits qu'on pourrait allé-
guer, l'exercice habituel des facultés intellectuelles
est singulièrement utile pour la durée physique
de nos organes ; c'est , par exemple , une remarque
constante des médecins observateurs , qu'on ren-
contre beaucoup de vieillards parmi les savans et
les gens de lettres. Les registres de nos académies
confirment cette assertion. Nous voyons aussi jour-
nellement que les personnes qui n'ont subi au-
cune culture morale , et dont l'existence a été ,
pour ainsi dire, toute matérielle, sont plus ex-
posées que d'autres à l'action des intempéries at-
mosphériques et à toutes les chances de la mor-
talité. L'homme doit apprendre à combiner ses
idées , comme il apprend à mouvoir ses membres.
Que penser d'un individu né avec des pieds et des
bras vigoureux dont il ne voudrait faire aucun
usage? Si, pour acquérir de la force , les ressorts
physiques de notre organisme ont besoin de ne
pas rester dans l'inaction , comment ne pas croire
DE l'instinct de CONSERVATION. IQ
que le jeu bien ordonné des fonctions mentales
peut contribuer à la longévité ?
Qu'on ne pense pas, du reste, que l'instinct de
conservation abandonne l'homme alors même
qu'il touche à son déclin : il est un principe
réacteur qui protège encore la nature particulière
contre les efforts de la nature universelle , selon
la remarque d'Hippocrate; c'est spécialement à
cette triste époque de notre vie que la personna-
lité se remontre avec tout le cortège des passions
privées. L' amour-propre, l'égoïsme, l'avarice, etc.,
viennent, s'il est permis de le dire , au secours de
notre faiblesse. Toutefois, heureux les vieillards
privilégiés qui , exempts de pareils vices , conser-
vent jusqu'à leur dernier jour cette dignité natu-
relle qui assigne à l'espèce humaine un rang si
élevé dans l'échelle des êtres! Heureux ceux qui
se maintiennent avec toutes les qualités de l'âge
mûr, et dont les facultés morales ont su bi aver
la décrépitude! ils deviennent précieux à la gé-
nération qui arrive , et qui met journellement à
profit les résultats féconds de leur expérience.
On voudrait toujours les retenir dans la vie.
Dans tous les âges, l'instinct de conservation
est donc le plus fort des sentimens qui agitent
l'existence de l'homme, et ce sentiment prédo-
20 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
mine constamment sur tous les autres. Il a sans
doute dicté ces formules de politesse qu'on voit
dériver de nos rapports sociaux , et qui ont pres-
que toujours la santé pour objet. L'empressement
avec lequel les divers individus qui se rencontrent
dans le monde s'interrogent sur l'état plus ou
moins régulier de leurs fonctions physiques , les
vœux que s'expriment mutuellement les hommes
civilisés dans leurs relations journalières , dans
leurs correspondances épistolaires , prouvent jus-
qu'à l'évidence que la conservation est le plus vif
et le plus constant désir de notre âme.
Les plus grands malheurs , les plus vives souf-
frances, ne portent qu'une faible atteinte à l'ins-
tinct fondamental et primitif dont il s'agit. J'ai
toujours fréquenté les hôpitaux et les différens re-
fuges de l'indigence. J'y ai vu des milliers d'hommes
abreuvés d'amertume. Quelque accablante que
fût leur destinée , aucun d'eux n'eût voulu s'y
soustraire par le sacrifice de ses jours. Je me sou-
viens d'un infortuné qui était privé de l'usage de
tous ses sens ; on lui comptait plusieurs infirmi-
tés dont une seule eût suffi pour le dégoûter de
l'existence , cependant il n'en implorait pas moins
sa conservation ; il était encore agité de toutes les
espérances qui font battre le cœur des mortels,
rt Je supporte avec résignation, me disait-il, les
DE LINSTINCT DK CONSERVATION. 2 1
douleurs que le ciel m'envoie. Je puis me passer
d'être heureux; mais je ne puis me passer de vi-
vre.» Pendant les désastres révolutionnaires qui
ont si long-temps tourmenté la Fi-ance , une dame
tomba tout à coup du plus haut degré de pros-
périté dans un état d'extrême pauvreté et de souf-
france; elle devint impotente, aveugle, et pour
comble de misère, par Teffet d'une maladie qui
avait été longue autant que funeste, elle éprou-
vait continuellement l'horrible sensation d'un
charbon brûlant qu'on aurait promené dans ses
entrailles. J'emprunte les propres expressions de
cette victime de la fortune, qui, malgré ses an-
goisses , formait encore des entreprises ; elle vou-
lait encore rester parmi les siens. Les peines sans
nombre qui traversent la vie ne sont donc pas un
motif pour l'abandonner. Les malheureux qui in-
voquent la mort sont dans un état de subversion
mentale, ou du moins ne sont pas sincères. Si
elle se montrait avec ses voiles sombres , aussitôt
que leur voix l'appelle, tous lui diraient comme
le pauvre bûcheron de la fable : Je n'ai imploré
ton assistance que pour que tu m'aides a ressaisir
mon fardeau.
L'homme a beau avoir vieilli long-temps , il ne
se lasse point du banquet de la vie. Quand même
un siècle aurait passé sur sa tête , quelles raisons
2 5. PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
n'alléguerait-il pas si on venait lui proposer d'en
sortir! je suppose toutefois qu'il eut été constam-
ment heureux , et que , par une de ces exceptions
rares dans l'ordre social , mais dont on peut trou-
ver des exemples , la vieillesse n'eût point opéré
progressivement en lui le dépérissement de l'or-
gane qui préside aux facultés intellectuelles et
affectives : « O Providence ! s'écrierait-il , ne brisez
pas les liens d'une existence dont je n'ai point
assez goûté toutes les enivrantes délices. Je ne sais
point encore pourquoi et comment je respire.
Attendez; laissez-moi apprécier davantage toute
l'étendue des biens dont vous m'avez comblé. Ces
murs que j'ai bâtis, ces arbres que j'ai plantés,
ces champs que j'ai ensemencés, ces sillons que
j'ai creusés, ne m'ont pas payé de mes sueurs.
Laissez-moi me réchauffer encore aux rayons de
votre soleil. Laissez-moi surtout répondre à la
douce voix qui m'appelle. Je ne saurais me sé-
parer si tôt de la compagne que je me suis donnée.
Je voudrais jouir du spectacle de ces générations
successives dont je suis la première source. Ne
glacez pas ce cœur que vous avez embrasé des
feux d'une si vive tendresse. Le vent de la des-
truction ne doit souffler que pour les êtres in-
sensibles. Je suis encore digne de vivre , puisque
je suis capable d'aimer ! »
DE L KGOISMK.
»« r«- «-<-»«• oc-c-c ♦«-»«• c-
CHAPITRE PREMIER.
DE LEGOISME.
Voulez-vous savoir ce que c'est que l'égoïsme?
contemplez une armée en déroute, battue à la
fois par la puissance des armes et par la rigueur
de la saison : ce n'est plus cette réunion d'indivi-
dus aussi courageux que dévoués, impatiens de
triompher, qu'un élan sublime conduit au but
le plus glorieux ; ce n'est plus ce faisceau de vo-
lontés qui s'assujettissent au même plan, qui
obéissent au même signal ; c'est un amas confus
d'hommes qui sont retombés dans leur person-
nalité, qui se replient sur eux-mêmes, qui ne
connaissent plus ni compagnons ni chefs, qui
s'abandonnent réciproquement, qui rejettent
toute discipline , qui se livrent sans retenue
au pillage et à tous les désordres de l'insubordi-
nation. Chaque soldat se croit seul , ou , pour mieux
dire, s'isole de ses frères d'armes, pour n'obéir
qu'à l'impulsion de sa cupidité. Rien n'est sacré
pour lui toutes les fois qu'il s'agit d'étancher sa
soif ou de satisfaire une faim désespérée.
lf\ PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
Rapprochez de ce tableau celui d'un naufrage
au milieu des flots soulevés par une épouvantable
tempête. Figurez-vous un vaisseau qui est depuis
plusieurs jours le jouet des orages , et qui va se
briser contre un rocher. Les vastes mers reten-
tissent des cris superflus de tout l'équipage. Que
peuvent quelques frêles planches contre tant d'a-
bîmes entr'ouverts ? C'est alors que les dégrada-
tions du cœur humain offrent le spectacle le plus
effrayant et le plus hideux. La famine se déclare ;
on n'entend plus la voix du capitaine; des hommes
si près de la mort osent même se tourner contre
leur chef et l'accuser du malheur commun : la
rage et le désespoir les aveuglent; les passagers
se battent, on se dispute un fruit, un reste de
pain , etc. Un seul sentiment anime la troupe :
celui de se conserver et de survivre pendant quel-
ques instans à ses compagnons d'infortune. Le
moi, l'horrible moi est prononcé par toutes les
bouches. L'égoïsme se montre jusque dans les
caresses que l'on prodigue à des marins étrangers
qui viennent apporter des secours.
Préférez-vous observer l'égoïste tel qu'il se
présente au sein de nos villes et dans les situa-
tions ordinaires de la vie? soyez le témoin d'un
de ces splendides festins auxquels assiste son in-
commode personne ; c'est là surtout qu'il mani-
DE L ÉGOISME. 2.5
feste dans toute son étendue le désir exagéré de
sa propre conservation. Il s'est arrogé la meilleure
place ; il s'attribue déjà les meilleurs mets; il ne
respecte aucun usage; il viole à chaque instant les
règles de la bienséance; il opprime ses voisins par
l'inconvenance de ses manières, par l'omission
complète des devoirs qu'impose l'étiquette , par
l'indiscrétion de ses demandes, par le despotisme
de sa conversation ; en quelques minutes sa glou-
tonnerie a fait disparaître ce qu'il y a de plus re-
cherché et de plus exquis. Le repas est-il fini , il
se retire à l'écart; il craint que les discours des
autres convives ne viennent troubler ou même
suspendre le cours paisible de sa digestion.
L'égoïsme n'est pas seulement le vice habituel
des célibataires et de tous ceux qui résistent à
l'instinct des relations sociales , il est encore celui
des vieillards , des malades et des valétudinaires.
Voyez cet ennuyeux mortel qui est depuis si long-
temps travaillé par tous les symptômes de l'hy-
pocondrie. L'amour excessif de la vie a conduit
ses pas aux eaux minérales ; c'est le type parfait
de l'égoïsme. A peine est-il logé, qu'il emploie
seul tous les serviteurs de l'hôtellerie ; sa voix pré-
domine sur celle de tous les arrivans ; il poursuit
les médecins; il les fatigue par des détails inutiles
et fastidieux ; il ne les entretient que de ses
ai6 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
chaleurs d'entrailles, de ses laborieuses diges-
tions, etc. Si on lui raconte les maux d'autrui, il
se montre distrait et rêveur ; il ne connaît ni la
bienveillance , ni la commisération, ni les regrets.
Pour lui, il n'y a absolument qu'un seul fléau
dans le monde : c'est la maladie dont il est at-
teint.
Les physiologistes remarquent que le sentiment
de l'égoïsme tient le plus souvent à la faiblesse ou
à l'imperfection de notre organisation physique.
Si l'on pouvait à volonté supprimer successive-
ment un ou deux sens à un individu, et diminuer
ainsi ses facultés de relation , on augmenterait sa
personnalité. On a recueilli à ce sujet des obser-
vations curieuses à l'institution des Sourds-Muets
et à celle des Aveugles-nés. Avec quelle avidité la
plupart d'entre eux se partageaient les dépouilles
de ceux de leurs camarades d'école qui succom-
baient à quelque maladie ! De là vient que , dans
ces derniers temps , le célèbre abbé Sicard avait
interdit ces sortes de distributions. Il disait qu'elles
étaient trop affligeantes pour l'âme, et qu'elles
mettaient trop à nu la prédominance des intérêts
privés. Les idiots, les crétins, et divers aliénés
vivent également dans une indépendance com-
plète de tout ce qui les environne ; ils végètent
dans un égoïsme continuel.
DE l'ÉGOÏSME. 27
Le mot dont on se sert pour désigner le sen-
timent privé dont il est question dans ce cha-
pitre, est un des plus heureux de notre langue;
il est très propre à exprimer ce mouvement
intérieur de l'âme par lequel l'homme dirige
toutes ses affections vers lui-même et renonce
au bien qu'il devrait ou pourrait faire à ses sem-
blables. L'égoïsme est à la tétc de nos passions
personnelles. C'est une maladie malheureusement
trop commune, qui compromet souvent les inté-
rêts de l'ordre social , et qui s'est manifestée sous
plusieurs formes à toutes les époques de la civi-
lisation.
Quoique le sentiment de l'égoïsme fasse partie
de la nature humaine, il devient néanmoins un
vice odieux , s'il n'est pas contenu dans de justes
bornes. L'homme qui méconnaît ses rapports so-
ciaux est toujours coupable envers ses semblables.
Aussi est-il convenu qu'il faut cacher avec soin
ce premier mobile de notre durée et de notre
conservation. C'est une imperfection honteuse
qu'on n'avoue pas plus que l'avarice.
L'égoïste est donc un être essentiellement anti-
social ;c'estunesclavequi tourne sans cesse autour
de sa propre organisation , et qui ne reconnaît
d'autre loi que celle que ses besoins lui imposent;
28 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
il est, en quelque sorte, dans la servitude de ses
appétits les plus grossiers; il ne voit devant lui
que le présent , et passe sa vie entière à arranger
son bien-çtre matériel ; il ne tente pas le moindre
effort pour dépasser le cercle des intérêts qui l'a-
gitent. Ce n'est que sur les jouissances du moment
qu'il fait travailler sa pensée; il se regarde comme
la première et la plus importante partie de la
création ; il préfère à tout son insupportable indi-
vidualité ; il s'approprie tout ce qui le touche.
Qui croirait que l'égoïsme peut s'amalgamer
même avec les passions les plus généreuses par
leur nature? L'homme qui en est empreint porte
sa personnalité jusque dans le sentiment de l'a-
mour. Veut-il obtenir la main d'une jeune femme
accomplie et dont la fortune brillante pourrait
agrandir son patrimoine, séduit par ses charmes,
mais surtout alléché par ses richesses, peu lui im-
porte d'en être aimé , pourvu qu'on l'immole à ses
désirs; il ne veut rien faire partager à sa future
compagne, il n'aspire qu'à s'en rendre maître; sa
dot et son obéissance lui suffisent ; il restera seul
encore dans la plus intime des relations.
Il est des cas où l'égoïsme gagne et corrompt
les hommes en masse ; tel est celui qui caractérise
la décadence des sociétés; c'est cet égoïsme qui
DE L EGOISME. SQ
a fait imaginer à quelques penseurs que l'intérêt
personnel était l'unique mobile des actions hu-
maines. Les lettres d'Atticus à Cicéron peuvent
nous donner une idée du changement qui s'était
opéré dans la manière de sentir des Romains.
Au doux attachement pour la patrie avait suc-
cédé une insouciance pour la chose publique,
fomentée par les principes d'Epicure, principes
qui ne justifiaient que trop la mauvaise opi-
nion que Caton avait de la philosophie des
Grecs. * •
On a du reste très diversement parlé de cette
secte fameuse qui s'était propagée jadis dans toute
la Grèce , et qui avait érigé en système le sentiment
de l'égoïsme. Ces prétendus sages voulaient qu'on
n'imprimât à l'âme que des mouvemens doux.
Ils excluaient toute sensation violente; ils balan-
çaient le système humain dans un vague agréable;
et c'est à ce charme, qu'on ne sait définir, qu'ils
donnaient le nom de volupté. On pouvait les
comparer à ces papillons vifs et brillans qui vont
prendre le suc de toutes les fleurs. C'étaient des
cosmopolites joyeux qui ne connaissaient pas
même les regrets que donne la perte de la patrie ;
ils ne prenaient de l'amitié que les douceurs, s'in-
quiétant peu de ses vicissitudes ; ils ne s'attachaient
qu'aux hommes qui contribuaient à leurs jouis-
3o PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
sances ; ils commerçaient en quelque sorte avec
eux d'égards, de prévenances -de services, etc. ; ils
recherchaient les femmes sans concevoir aucune
inquiétude pour elles, et uniquement pour le plai-
sir qu'elles donnent ; ils n'étaient en aucune ma-
nière sensibles aux pertes du cœur et à celles de
la fortune. Un plaisir les quittait, ils couraient
à un autre ; ils fuyaient tous les lieux où ils au-
raient pu rencontrer quelque sujet de douleur,
ils étaient étrangers à la haine, à l'envie, à l'am-
bition,» passions trop pénibles pour l'existence;
ils ne voulaient rien de ce qui porte le trouble
et le tumulte dans le fond de l'âme. On assure
qu'ils étaient d'une telle indulgence pour les of-
fenses dont ils étaient quelquefois l'objet , qu'elles
effleuraient à peine leur épiderme. Leur insou-
ciance les rendait invulnérables contre les peines
et les contrariétés de la vie. Enfin le grand se-
cret de ces philosophes était de rendre leur bon-
heur indépendant de celui d'autrui. Toute leur
félicité était intérieure et concentrée en eux-
mêmes ; ils avaient raffiné leur doctrine jusqu'à
modérer leurs jouissances pour les mieux sentir.
Ils aimaient pourtant le luxe, les mets, la bonne
chère; ils se paraient avec recherche, portaient
des robes de pourpre ; c'étaient des égoïstes miti-
gés dont on retrouve encore des modèles parmi
nous.
DE l'ÉGOÏSME. 3i
Au surplus, de quelque charme qu'on l'embel-
lisse , le sentiment exclusif que l'homme mani-
feste pour lui-même est odieux à considérer. On
supporte avec peine celui qui met constamment
ses appétits les plus vulgaires à la place des plus
doux sentimens. Sous ce point de vue , il est en dés-
accord avec ses semblables ; il végète sans affec-
tion et sans rapports; il s'est détaché de la chaîne
qui unit tous les membres du corps social : ses
contemporains le repoussent comme un mauvais
convive de la vie ; sa mort n'excite pas le moindre
regret : le monde se débarrasse avec joie de
l'homme inutile qui n'a voulu faire partager à
personne ni ses jouissances ni son bonheur.
02 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
c-e>ci-04>«4>«-«-&c^c-c-&«^«^«-e«^«-o«<hC-C'C^&«^-e-»<^»«H»«-e«.c^^
CHAPITRE IL
DÇ LAVARICE.
I
Ojv n'aime point à écrire sur un semblable su-
jet. Après l'égoïsme, l'avarice et sans contredit la
passion où il entre le plus de personnalité. C'est
celle dont on rougit le plus, et que dans aucun
cas on n'ose montrer, parce qu'elle est flétrie par
l'opinion unanime des hommes; elle appartient
à toutes les conditions ; elle asservit les dernières
années de l'existence , et en rend la fin aussi triste
que misérable.
Il est facile de trouver l'origine de l'avarice dans
notre propre organisation; elle est manifeste-
ment fondée sur un amour excessif de la vie. Il y
a, comme le dit fort bien Vauvenargues , dans le
cerveau de tous les avares , des craintes exagérées
sur l'instabilité des événemens et de la fortune.
On s'arme alors d'une prévoyance outrée pour
parer à des malheurs ou à des pertes qui pour-
raient survenir.
DE l'avarice. 3"^
La nature de nos passions est d'aller toujours
au-delà du but. L'objet d'un avare, dans ses tra-
vaux et dans ses épargnes , est d'abord de se mé-
nager une ressource pour la vieillesse; mais le
résultat ordinaire des soins qu'il prend , est qu'il
se donne beaucoup de peine , qu'il ne jouit de
rien, et qu'il laisse ses richesses à d'autres qui en
profitent.
Je le répète donc ; lorsqu'on accumule des tré-
sors , c'est moins le plaisir que l'on cherche qu'une
vie longue et à l'abri de tous les besoins. L'avare
redoute d'être pauvre ; telle est l'idée fixe qui met
constamment sa cervelle à la torture. On a vu
cette crainte s'accroître à un tel point chez cer-
tains individus , qu'ils aimaient mieux se laisser
mourir que de payer les soins nécessaires pour
la guérison des maux qui les accablaient. 11 est
d'autres faits non moins étranges qu'on pourrait
raconter à ce sujet. Je me souviens d'avoir vu
une vieille de quatre-vingt-douze ans qui, suf-
foquée par le râle de l'agonie, agitait encore ses
bras pour demander les clefs de ses coffre-forts;
elle les fit placer sous le coussin qui soutenait sa
tête défaillante , et sur lequel elle était sur le point
de rendre le dernier soupir.
Il est digne d'observation que l'avarice et la
34 PHYSIOLOGIE DES PASSIOîfS.
parcimonie semblent être le partage de certaines
classes d'animaux, parce qu'elles ont jusqu'à un
certain point le sentiment de la propriété. Un
oiseau est avare d'un peu de paille qui doit servir
à la confection de son nid. Les castors, les mulots
ramassent et accumulent quelquefois plus de fruits
qu'il ne leur en faut pour passer la durée de l'hiver.
Il n'y a certainement rien de machinal dans les soins
qu'ils prennent pour se préserver de la famine.
L'homme n'est donc pas le seul à qui il soit donné
d'être insatiable.
Dans l'espèce humaine , l'avarice est commu-
nément la passion des gens faibles; ceux qu'elle
tourmente sont d'ordinaire vieux ou cacochymes.
Elle ne saurait s'allier ni à la fleur de la jeunesse
ni à une complexion robuste et vigoureuse ; des
êtres bien organisés sont pleins de confiance dans
leur avenir; ils ne peuvent se persuader qu'il leur
manquera un jour quelque chose. J'ai surtout
remarqué que les personnes frappées d'un vice
radical dans le système lymphatique sont plus
sujettes à l'avarice que celles qui vivent sous la
prédominance sanguine oubilieuse ; en sorte qu'on
pourrait souvent apprécier la valeur physique de
l'homme d'après la nature de ses imperfections
morales. J'ajouterai que , comme cet odieux pen-
chant résulte souvent de la faiblesse de notre
DE L'AVARICt. 35
organisation , il doit s'ensuivre que les infirmités
du corps peuvent fréquemment la développer.
Une dame de haute condition était vaporeuse et
mélancolique pendant six mois de l'année , et pen-
dant tout ce temps elle usait de ses revenus avec
une parcimonie sordide; dès que ses fonctions
reprenaient leur harmonie, elle se faisait adorer
par une générosité sans bornes.
Je ne sais s'il faut accuser la nature ou la civi-
lisation ; mais il semble que l'avarice ne devrait
jamais entrer dans le cœur des vieillards, parce
que, dans l'état de faiblesse où ils se trouvent, ils
ont besoin d'une assistance continuelle. C'est par
de nombreux bienfaits qu'ils devraient s'attacher
ceux qui les servent. On peut en dire de même
des hypocondriaques , des mélancoliques et autres
malades de ce genre. Pourquoi faut-il qu'ils soient
constamment dominés par ce vice honteux , qui
tient à un désir mal éclairé de leur propre conser-
vation !
11 y a quelque chose d'aveugle dans l'instinct
des avares; la plupart d'entre eux pourraient être
comparés à ces oiseaux de nature mobile et tur-
bulente, qui s'agitent sans cesse pour recueillir
et cacher automatiquement tous les objets bril-
lans qui se rencontrent sur leur passage , sans que
36 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
jamais il leur soit permis d'en jouir. Telle était
une femme qui avait été à bon droit surnommée
la pie voleuse f à cause de la manie qu'elle avait
de prendre et de receler entre les matelas de son
lit , des perles , des pierres précieuses et autres
bijoux de valeur, des pièces de monnaie, etc.
Cebizarre penchanta été suivi, dans une circon-
stanceparticulière , durésultat le plus tragique. Un
homme opulent avait fait pratiquer auprès de sa
cave un réduit solitaire qu'il ouvrait seul, à l'aide
d'une serrure à secret; c'est là qu'il allait furtive-
ment passer des heures entières pour se donner
le plaisir inexprimable de compter son argent. Un
jour qu'il s'y était rendu pour cet objet, il oublia
par mégarde hors du cabinet souterrain la clef qui
lui était nécessaire pour sortir de cette impéné-
trable retraite; s'y trouvant renfermé, il y mourut
de faim et de désespoir. On s'imagine aisément
quelles durent être les inquiétudes d'une famille
qui ignorait absolument et son habitude et le lieu
où il se cachait. Avertie néanmoins par l'ouvrier
qui était l'auteur de la serrure , elle se transporta
dans l'affreux manoir, et aperçut bientôt le ca-
davre à côté du monceau d'or que cet infortuné
grossissait depuis plusieurs années.
Qu'elle est étrange cette passion qui nous tour-
DE l'aVARICF. 37
mente sans relâche pour acquérir ce que nous
aimons le mieux, et nous empêche d'y toucher;
qui nous rend esclaves de ce que nous possédons,
et nous impose le supplice des privations au sein
même de l'abondance ; qui agrandit tous les jours
le cercle de nos besoins, et nous met dans l'im-
puissance de les satisfaire !
Pour corriger l'avare, il conviendrait peut-être
de lui présenter tous les jours le tableau des pro-
babilités de la vie humaine. Je ne connais rien qui
aille plus directement à la guérison de cette folie
incompréhensible. Insensés que vous êtes ! vous
comptez votre or : comptez donc plutôt les jours
qui vous restent ! On sait que le célèbre docteur
Roussel jouissait d'un revenu très modique. Je lui
demandais un jour pourquoi il négligeait d'aller
prendre les quartiers échus de la pension que lui
faisait un ministre. « Mon ami , me répondit-il, je
crains d'avoir trop d'argent : nous passons si vite
sur la terre ! »
Les philosophes ont eu raison de prétendre que
l'avarice est en quelque sorte le premier germe de
tous les mauvais penchans de l'homme. Ils ont
judicieusement démontré que l'orgueil, la vanité,
l'ambition se rapportaient à un désir unique :
celui d'avoir ou de posséder. Supprimez de la so-
38 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
ciété la fortune, les emplois, les rangs, vous
n'aurez plus d'avarice. On voit manifestement que
cette passion est une des suites fâcheuses du sen-
timent de la propriété.
L'avarice d'ailleurs n'est point une passion qui
se contente ; elle est aussi avide , aussi absolue que
Tambition. L'argent ne l'affaiblit jamais; il l'aug-
mente. C'est sous ce point de vue qu'elle ressemble
à cette faim canine et maladive qui semble croître
à mesure qu'on fait des efforts pour l'apaiser.
L'avare est comme Tantale au milieu des ondes :
il a beau entasser des trésors ; la terre n'est point
assez fertile pour ses besoins; il n'est jamais riche;
ses désirs sont toujours là pour l'appauvrir.
11 suffit de ces réflexions pour montrer toutes les
différences qui existent entre l'égoïsme et l'ava-
rice. La première de ces passions tient à l'amour
excessif de la vie; la seconde à une crainte exa-
gérée de la perdre. C'est l'abus de cette prudence
qui a été départie à l'homme ainsi qu'aux autres
animaux pour leur propre conservation. L'égoïste
ne songe qu'au présent : l'avare ne s'inquiète que
de l'avenir. Le premier accorde tout à ses désirs;
le second s'impose sans cesse des jeunes et des pri-
vations de tout genre. L'égoïste dort sans inter-
ruption : l'avare est agité par des insomnies. L'un
DE l'avarice. 39
est ingénieux à se créer des jouissances ; l'autre à
se donner des perplexités. L'égoïste se préfère à
tout: l'avare préfère tout à lui-même. Tous deux
n'ont de commun que le mépris qu'ils inspirent.
Ils ont rompu le pacte de la sociabilité. Mais le
plus coupable envers ses égaux , est sans contredit
celui qui arrête dans sa circulation ce métal si pré-
cieux qui est le premier mobile de l'industrie hu-
maine. Avares fastueux de tous les rangs , avares
sordides de toutes les classes, cessez d'enfouir cet
or qui est encore moins périssable que vous ! ou-
vrez vos portes à l'indigence ! l'homme bienfaisant
est le vrai sage ; il se fait aimer pendant sa vie , et
se fait pleurer après sa mort.
40 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
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CHAPITRE 111.
DE L ORGUEIL.
L'orgueil est un phénomène moral qui tient au
sentiment intime des qualités plus ou moins émi-
nentes que nous possédons ou que nous croyons
posséder. Ce n'est point une passion acquise,
comme l'a prétendu Helvétius , mais une passion
qui provient d'une disposition innée, et qui est
manifestement liée au système de la conservation
des êtres. Il est vrai que les sources et les causes
d'un pareil sentiment se sont singulièrement ac-
crues par les progrès de la civilisation et par l'effet
des relations sociales.
L'homme orgueilleux n'emprunte rien aux ob-
jets qui sont hors de lui ; il se complaît en quelque
sorte dans le cercle de ses perfections , dont l'idée
lui procure une jouissance paisible ; il se préfère
à toutes choses avec autant de conviction que
d'indépendance. Il s'élève avec certitude; et c'est
parce qu'il est fort , qu'il dédaigne quiconque cher-
che à le rabaisser ou à lui opposer des obstacles.
DE l'orgueil. /| I
C'est la puissance unie à la supériorité; rien ne
l'atteint; il n'a par conséquent nul besoin de com-
battre. Alors même qu'il est victime de la fortune ,
l'orgueil sait s'allier avec le courage, et se couvrir
encore des restes de sa grandeur.
L'action physiologique d'un pareil sentiment
produit une sorte d'expansion dans les fibres du
corps vivant ; et quand on dit vulgairement d'un
individu qu'il est goriflé d'orgueil j cette expres-
sion est rigoureusement vraie au physique comme
au moral : les extrémités nerveuses s'épanouissent
et s'étalent en quelque sorte pour occuper un plus
grand espace. Jetez les yeux sur un homme que le
bonheur de sa situation met à même de s'enivrer
de cette passion exhalante, vous le reconnaîtrez
sans peine à la manière dont il s'offre aux regards
publics; sa démarche est assurée, son maintien
est imposant ; il porte la tète haute ; tous les traits
de sa face prennent une direction élevée : on di-
rait qu'il cherche à se placer continuellement
dans le point de vue le plus favorable pour atti-
rer l'attention de ses semblables. Ces signes exté-
rieurs décèlent si bien la présence de l'orgueil ,
que, dans le vide même de la nature, des êtres
insensibles nous paraissent animés de cette pas-
sion , selon qu'ils affectent plus ou moins les at-
titudes de la grandeur o1 de la puis.sance. Tels se
4^ PETTSIOLOGIE DES PASSIONS.
montrent à nos yeux les arbres de prodigieuse
stature, comme le chêne de nos forêts, le cèdre
du Liban ; telles sont encore ces montagnes
escarpées et sourcilleuses , dont la cime semble se
perdre dans les nues et menacer notre continent.
Les premiers législateurs ont blâmé l'orgueil
comme une passion trop personnelle et qui s'op-
pose à la sociabilité ; mais cette passion n'a rien
de condamnable quand elle est mise en jeu par
les qualités que l'on estime le mieux , et qu'elle
répond aux vues suprêmes de la nature. En effet ,
il est un orgueil qui sait se passer de vaines pa-
roles , qui n'a ni faste ni ostentation , qui provient
uniquement de la conviction intime que nous
avons de notre propre valeur, qui réagit sans
cesse contre les injustes humiliations qu'on vou-
drait faire subir à notre être , qui n'éclate que pour
rehausser les traits d'un beau caractère , qui se
fait un besoin continuel de l'honneur, et s'impose
toutes les perfections dont notre nature est suscep-
tible. L'orgueil, tel que je le conçois, est donc un
sentiment pur autant qu'élevé ; il est la plus noble
de nos dispositions originelles ; il doit toujours
faire partie de notre constitution morale.
Les philosophes n'ont point assigné jusqu'ici
la source primitive et le but final de cette passion
DE l'orgueil. 4$
dans l'économie animale. Il n'est pas vrai, comme
on l'a dit, que l'orgueil nous soit généralement
inspiré par la possession des choses dont la vue
procure du plaisir aux autres ; mais plutôt par la
certitude où l'on est qu'on a reçu en partage celles
qui contribuent à la durée et au perfectionne-
ment de notre organisation physique et morale.
L'homme qui est pénétré de ce sentiment ne
cherche point à faire envie ; il jouit avec calme
de tous les avantages qui lui assurent une pré-
éminence marquée sur ses semblables.
Toutefois, les motifs qui enfantent l'orgueil
sont très variables dans le monde. Chez les sau-
vages , par exemple , c'est la supériorité des forces
physiques qui fait communément les orgueilleux :
chez les peuples civilisés , au contraire , on met
peu de prix à cet avantage , et l'on ne saurait se
prévaloir que des attributs plus précieux de l'es-
prit et de la raison. On voit déjà, d'après ces
courtes réflexions, que l'orgueil et toutes ses
nuances entrent dans Tordre des desseins d'une
providence conservatrice. C'est la nature hu-
maine qui réagit et se hausse , pour ainsi dire ,
en face de toutes les prétentions qui tendent à la
rabaisser.
Concluons que l'orgueil est une passion primi-
44 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
tive et nécessaire , une passion véritablement so-
ciale, qui doit se transmettre religieusement dans
les familles , pour y maintenir l'ordre et l'exemple
des plus hautes vertus ; pour y être la sauvegarde
des moeurs, le préservatif de toute souillure, le
garant des bonnes actions ; pour y conserver dans
tout son éclat cette pureté héréditaire sans laquelle
le don de la vie serait sans charme et sans attrait.
« 11 est peu d'âmes faites pour s'élever jusqu'à l'or-
gueil, dit l'éloquent abbé de la Mennais ; presque
toutes croupissent dans la vanité. »
Tous les hommes se rallient , s'unissent pour
partager et sentir en commun cette noble pas-
sion de notre existence , et l'orgueil national fut
toujours un des plus utiles instrumens de la féli-
cité des peuples. Sur la terre il n'est donc permis
à personne de laisser avilir cette dignité originelle
que nous avons reçue de la nature. Il y a dans le
fond de notre âme quelque chose de fier et de
généreux qui nous défend contre l'abjection , et
qui nous fait tendre sans cesse vers l'agrandisse-
ment de notre destinée. Sous ce point de vue , l'or-
gueil doit être considéré comme une vertu; il
épure toutes les inclinations de la vie; il aiguil-
lonne l'émulation. C'est par ce sentiment que
l'homme se perfectionne et s'achève , pour ainsi
dire, en sortant des mains du Créateur.
PF LA VANITt. 4^
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CHAPITRE IV.
DE LA VANITE,
Ne confondez pas l'orgueil avec la vanité; celle-
ci est une passion presque toujours factice, et for-
tifiée par toutes les séductions d'un monde frivole
ou corrompu. On lui a donné l'épilhète de misé-
rable, parce qu'elle suppose peu d'idées, parce
qu'elle efface, pour ainsi dire, le caractère pri-
mitif de l'homme.'
On fait pour la vanité ce que l'on fait pour l'a-
varice : on la déguise comme une faiblesse. Elle
perce néanmoins dans toutes nos actions, dans
toutes nos démarches , jusque dans les traits de
notre physionomie. C'est alors qu'elle devient
l'objet d'une moquerie universelle. Au faîte des
grandeurs, elle est insultée: au sein même de
l'infortune, elle n'excite ni intérêt ni commisé-
ration.
La vanité est l'orgueil des faibles ; elle les met
en quelque sorte sur des échasses, pour leur faire
46 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
atteindre le niveau des forts. Elle est très active
chez les enfans et les vieillards; chez les femmes
surtout, c'est la passion qui s'agite le plus; on la
rencontre dans toutes les conditions. L'esclave lui-
même montre la sienne jusque dans la manière
dont il porte les marques de la servitude.
On rougirait de dire les futilités dont cette pas-
sion se nourrit ; c'est par toutes les avenues qu'elle
pénètre dans notre âme. L'homme tire vanité de
tout : du père qui l'a engendré ; du pays qui l'a
vu naître; du bien dont il a hérité; du toit qu'il
habite ; du vêtement qui le couvre ; du char qui
le traîne ; de la femme qu'il aime ; du dieu qu'il
encense; du maître qu'il sert; de l'ami qu'il fré-
quente; de l'homme qui le salue ; de celui qui lui
parle; de celui qui l'écoute. La vanité fait en outre
son profit d'une multitude de préjugés; même de
nos jours un gentilhomme verrier se garderait
de troquer ses indigentes armoiries contre les cof-
fre-forts de l'opulence manufacturière.
La vanité se glisse jusque dans les noms que
prennent les hommes pour se distinguer les uns
des autres ; et , comme l'a dit un ancien , c'est pres-
que toujours cette passion qui nous baptise. On
sait que les héros d'Homère portent le plus sou-
vent des noms qui indiquent quelque grande et
DE LA VANITÉ. fyj
sublime vertu : ce que faisaient les Grecs se pra-
tique encore de nos jours. Toute qualification bien
expliquée renferme en elle un sens honorable.
Celle qui exprime la force, la gloire, le courage,
la valeur, semble imposer un devoir à celui au-
quel elle se transmet comme un héritage ; mais
souvent elle n'inspire auxdescendans des hommes
illustres que la plus déplorable des vanités.
Quelquefois la vanité se cache; elle contente
alors ses désirs toujours renaissans par des sub-
terfuges ou par des détours; elle dévore dans le
plus profond secret les humiliations dont on l'a-
breuve, les affronts qu'on lui prodigue, les sup-
plices qu'on lui fait subir. Dans le cas contraire,
si le succès seconde ses tentatives, les hommes
qu'elle agite tombent dans une sorte d'enivrement
qui les porte à des discours déraisonnables et aux
actes les plus insensés. Combien de personnes
douées d'un véritable mérite se sont discréditées
par ce ridicule ! H y a dans le monde tel individu
follement avide de ses prestiges, qui, s'il osait,
ferait lui-même les frais de sa statue. .
Il n'est pas de sentiment humain que la vanité
ne profane; elle désenchante les plus douces af-
fections de la vie; elle cherche les regards publics
au milieu même des larmes et des regrets. C'est
48 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
une singulière passion que celle qui prend nais-
sance parmi les chimères, qui ne se repaît que de
fumée, et qui pourtant est inextinguible. Les af-
freuses atteintes de la paralysie ne sauraient frap-
per votre cerveau sans le priver de ses facultés les
plus précieuses; mais elles y laissent toujours la
vanité , qui s'y maintient par des racines aussi vi-
vaces que celles de l'avarice. Cette passion est ,
pour me servir de l'expression ordinaire des phy-
siologistes, Xultimum moriens de notre organi-
sation morale.
Il y a eu des siècles pour la gloire; il y en a eu
d'autres pour le fanatisme ; mais le siècle où nous
vivons est manifestement celui de la vanité. Jamais
on ne vit tant d'hommes privés sortir de l'espace
où le hasard les a circonscrits, et abandonner leur
condition native; jamais on n'en vit un si grand
nombre convoiter la domination et le pouvoir ;
jamais tant de gens médiocres ne furent à la pour-
suite des rangs, des titres, des distinctions.
J'ai dit plus haut que la vanité était une passion
acquise et l'unique résultatde nos rapports sociaux.
Les indices de cette passion se retrouvent néan-
moins chez les sauvages , qui se peignent le visage
et le corps avec de la craie , qui placent autour
de leurs cheveux les plumes colorées des oiseaux
DE LA VANITÉ. /jQ
d'Afrique , qui se composent diverses parures
avec des graines rouges, des coquillages, des
pierreries , des fragmens de cristal , etc.
En civilisant les animaux, en les associant à
nos labeurs, à nos entreprises, à nos combats,
nous leur avons transmis cette passion singulière.
Dans nos régimens, dans nos parades, dans nos
exercices , on voit des chevaux qui sont tout fiers
des ornemens dorés qui les recouvrent , et qui sont
presque toujours de moitié dans la vanité de celui
qui les monte. On connaît le mode de punition
infligé aux mulets et autres bêtes de somme dans
les voyages de long cours. S'ils commettent
quelque faute , s'ils désobéissent au maître qui les
conduit, on a l'habitude de placer les délinquans
à la queue des autres. On les prive momentané-
ment des plumets qui flottent sur leur tète, et on
leur ôte pour quelque temps la sonnette. Rien ne
les corrige plus efficacement que ce genre parti-
culier d'humiliation.
On observe que la vanité est toujours en rap-
port avec la forme du gouvernement chez les peu-
ples où elle se développe avec plus ou moins d'é-
nergie. C'est du reste le sentiment dont ceux qui
gouvernent savent tirer le meilleur parti ; ils l'ex-
citent et le caressent très souvent , pour déter-
I. 4
5o PHYSIOLOGIE DKS PASSIONS.
ininer les hommes aux grandes actions. Ils ont
imaginé des signes de distinction ou plutôt des
hochets brillans dont ils décorent ceux qui ont
plus ou moins servi leurs projets.
J'ai dit beaucoup de mal delà vanité; elle n'en
est pas moins le plus fort mobile du progrès des
arts et de la prospérité publique. Sous ce point
de vue, elle offre les mêmes avantages que l'or-
gueil. Il n'appartient qu'à l'homme de faire servir
les vices au développement des plus grandes ver-
tus. Chassez la vanité de la terre, elle se couvrira
de paresseux. Demandez à ce général d'armée
comment il a aiguillonné la valeur bouillante de
ses soldats : c'est par la vanité , la plus misérable
de nos faiblesses. Qui a forti^é ces villes, qui a
creusé ces canaux , qui a construit ces palais ma-
giques, qui a élevé avec tant de persévérance
ces pyramides , qui a embelli avec tant de magni-
ficence ces portiques , qui a fait fleurir ces ma-
nufactures industrieuses , qui a organisé ces in-
trépides armées , qui a conduit ces vaisseaux au
milieu des écueils et des naufrages , qui les a char-
gés de provisions et de trésors ? c'est la vanité.
Qui a secouru ces malheureux , qui a prodigué
tant d'aumônes, qui a fondé tant d'hospices pour
la bienfaisance? c'est encore la vanité.
DF LA FATUITK. 5l
»*^*^^^<^^9<C-0-P<>^tf^^«^^^^^^Cr9P*^«tX>-^«'0<^^*^^^€'^€'^<^^^P^^<f*^^^-9^^^^^C^^€-tf^
CHAPITRE V.
DE LA FATUITE.
La fatuité doit trouver place dans ce livre,
puisqu'elle est une dégénérescence de la vanité
humaine. Aucune maladie d'ailleurs n'a reçu une
dénomination plus juste et plus convenable à sa
nature. C'est en effet une sorte d'aliénation men-
tale , aussi digne de notre mépris que de notre
pitié : c'est l'exaltation plus ou moins prolongée
d'un esprit faible de complexion , et totalement
dénué d'idées.
Cette affection prend naissance au sein des ci-
tés vastes et populeuses, surtout dans celles qui
sont corrompues par un excès de civilisation. Elle
fait partie du luxe qui règne dans les grandes ca-
pitales de l'Europe. Elle se montre spécialement
chez les jeunes gens, s'empare de leur oisiveté,
et remplit le vide dans lequel s'écoulent des jours
frivoles et absolument perdus pour la raison.
Le fat diffère de l'homme vaniteux en ce qu'il
5s4 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
s'inquiète peu du suffrage cl'autrui : le sien lui
suffit; aussi ne vous entretient-il que de ses goûts,
(le ses fantaisies , de ses talens , de ses richesses, etc.
La solitude lui est à charge; à chaque heure du
jour il faut qu'il se montre ; il porte en tous lieux
sa bruyante personnalité.
On a beaucoup écrit sur les travers des per-
sonnes atteintes de fatuité. Mais ces travers va-
rient selon le temps et les circonstances. H y a
toujours quelque nouveau symptôme à recueillir.
En général, le fat vise à la singularité; il ne veut
pas être ce que sont les autres ; il voudrait même
imposer à ceux-ci l'obligation d'être ce qu'il est
lui-même. En résistant à la loi d'imitation , en
s'éloignant de la nature , il lui arrive parfois d'é-
blouir ou d'étonner un vulgaire ignorant.
Quoique la maladie dont nous parlons soit
moins commune que la vanité , il est néanmoins
très facile de la reconnaître. Les sots peuvent
faire des dupes, parce qu'il en est souvent qui
savent se taire ; mais il n'en est pas de même du
fat , qui met tout le monde dans la confidence de
ses égaremens. On le distingue sans peine au ton
tranchant et au décousu de sa conversation , à
l'irréflexion de ses paroles, à la légèreté de ses
jugemens , à la témérité de ses censures , à l'indis-
Di-; LA FATUITÉ. 53
crétion de ses récits , au mauvais goût de ses per-
siflages , au faux clinquant de ses saillies , enfin à
la prétention de ses manières, à la suffisance de
son maintien , à la familiarité de son abord , à
l'égoïsme de sa contenance, surtout à la bizar-
rerie de sa toilette , au ridicule de ses attitudes ,
et à l'air de contrainte que semble lui imposer
l'étroite dimension de ses vètemens.
Il est impossible de sympathiser avec le fat.
Il est tout aussi incommode que l'homme im-
portun ; car il ne craint pas de heurter à chaque
instant le bon sens et la raison. Sous ce point de
vue , il fait le désespoir de ceux qui le fréquen-
tent. Tous les mots qu'il profère sont irréfléchis.
Rien n'est plus éphémère que sa conversation.
Est-on au spectacle, il siffle ou applaudit avec
excès; il s'agite à un tel point, qu'on dirait qu'il
veut par intervalles se substituer aux acteurs et
avoir sa part dans l'attention qu'on leur prête. Au
milieu de nos cercles , il n'est pas moins absurde :
il commence toujours ses phrases avant que les
autres aient achevé de parler; il prend avec l(\s
gens du plus haut mérite des familiarités imper-
tinentes; il les aborde avec irrévérence; il les in-
terroge sans pudeur.
I.e fat n'a qu'une admiration , et c>?t pour lui
54 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS-
qu'il la réserve. Possède-t-il quelque talent, celui
de la danse , par exemple , il en est mille fois plus
satisfait que ceux qui le complimentent sur ce
point : il leur demande s'ils ont pu le voir tout à
leur aise et comment ils étaient placés.
Les jeunes oisifs de nos cités ont d'autres travers
non moins remarquables. On en voit qui imitent
ridiculement la voix claire et flùtée des femmes;
d'autres simulent une sorte de grasseyement,
pour s'éviter de prononcer les plus dures lettres
de notre alphabet; ils vont jusqu'à s'interdire
certains termes de notre langue : ils ont recours à
des circonlocutions ou à des périphrases pour ex-
primer les accidens de banqueroute , de mort, etc.
D'autres fois le fat exagère à froid toutes les idées ,
comme il arrive à tous les cerveaux faibles : c'est
ainsi que les mots de désespoir, Ôl horreur, d'épou-
vantable, etc. , n'ont qu'une signification vague
dans sa bouche , et ne font pas la moindre im-
pression sur l'âme de ceux qui les entendent.
L'homme orgueilleux se hausse ; le vaniteux
s'étale; mais le fat s'agite sans cesse , uniquement
pour se montrer. Son bonheur est de faire spec-
tacle; il sort de son hôtel pour qu'on admire son
équipage et ses chevaux ; il étonne les passans
par la bizatrerie de son costume. Son tailleur s'est
DF. LA FATl ITE. 55
escrimé pour donner à son habit la forme la
moins usitée. S'il se trouve à pied dans nos pro-
menades, il avance en se donnant des attitudes
hardies et en affectant une démarche qui est
tout-à-fait hors de la nature : il a l'air de distri-
buer partout un mépris qui lui est bien rendu. On
rencontrait jadis un grand nombre de ces jeunes
insensés sur nos boulevards. Ils passaient les uns
devant les autres pour se considérer réciproque-
ment, et se procurer ainsi le plaisir d'une mu-
tuelle surprise.
J'ai déjà dit que la fatuité était une sorte d'alié-
nation passagère du cerveau. Je devrais ajouter
qu'elle est, dans beaucoup de cas, un véritable
principe de folie. J'en pourrais citer plusieurs
exemples. Le fameux danseur Trenitz, que nous
avons vu si brillant et si frivole dans les salons de
Paris , tomba im jour dans un tel état d'extrava-
gance, qu'il fallut ordonner sa réclusion : son idée
fixe était de se croire prince et un personnage
très important ; il avait simulé divers ordres de
chevalerie avec du papier peint , et il les attachait
aux boutonnières de son habit. L'infortuné vit en-
core, et ses facultés mentales ne se sont jamais
rétablies. Ceci nous rappelle l'histoire du comte
Dusserre , que la nature avait gratifié de tous les
Hoiis (]o la boaiité phvsique. 11 s'imagina un jour
56 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
qu'il était Gupidon. Il se parait avec une recherche
extrême , et courait se montrer dans les lieux pu-
blics avec un costume toujours nouveau. Dans ses
appartemens , il n'était occupé qu'à se mirer con-
tinuellement, comme Narcisse. Il dépensa des
sommes considérables à son père , qui le chéris-
sait tendrement , et dont il était l'unique fils. Il
finit par tomber dans des accès de manie furieuse ,
qui se convertirent en un idiotisme incurable.
Le fat sert communément de risée au philo-
sophe et à l'homme sensé. Quelle que soit notre
tolérance, comment supporter de sang -froid un
être qui s'avilit jusqu'à s'égayer sur les diffor-
mités physiques de son prochain , jusqu'à railler
la vieillesse ou à violer le respect du aux femmes ;
qui ose se prévaloir des avantages précaires de
la jeunesse et des agrémens futiles qu'elle donne?
Toutefois, au milieu de ses inconséquences, le
fat s'estime heureux, et son bonheur est toujours
paisible. 11 est même ravi de se voir l'objet des
caricatures et de la censure comique : on pro-
nonce partout son nom ; c'est ce qu'il ambitionne ;
il croit d'ailleurs que la moquerie est une arme
qui n'appartient qu'à lui.
C'est sans doute ui " bien triste folie que
celle dontje ne présente ici qu'une faible esquisse.
DE LA FATUITÉ. 67
Il est néanmoins consolant de faire observer
qu'elle n'est point, comme tant d'autres, une
maladie incurable. Elle s'affaiblit à mesure
que l'on avance dans la carrière de la vie : il
arrive un temps où le jeune fat est détrompé
de tout , même de lui. Les sollicitudes , les tri-
bulations de l'existence privée , le sérieux de
rh}Tnen , les devoirs envers sa famille , les soins
domestiques que réclame la conservation de nos
biens, les vicissitudes de la fortune, les leçons
du malheur et celles de l'expérience, les faux
calculs , les mécomptes , les reproches de la con-
science, les infirmités de la vieillesse, la goutte,
l'hypocondrie , tout concourt à ramener son
esprit vers les idées saines dont la fougue de la
jeunesse l'avait momentanément éloigné. Il n'y a
que la vanité qui soit de tous les temps , de tous
les âges et de toutes les situations : elle suit l'homme
jusqu'à sa dernière heure ; elle se montre dans ses
dernières volontés , dans ses dernières paroles ,
jusque sur la pierre de son tombeau.
58 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
• e^t<&«-o«-&«-»«-e«o«-»e»«-e«-c-»o«-e«««-o«fr«-o«-fr«-»«-»«««-<'«-r«-C'«-e«-»«'<^vfr«^»«-««*4»« **-
CHAPITRE VI.
DE LA MODESTIE.
Le mot dont nous nous servons pour désigner
cette précieuse vertu a diverses acceptions dans
notre langue. La modestie est en général un
mouvement prompt et délicat de notre âme, qui
s'effectue en sens contraire de la vanité et de
l'orgueil des hommes : c'est en quelque sorte la
pudeur de l'esprit. C'est le résultat d'une suscep-
tibilité nerveuse qui nous porte à nous cacher
aussitôt que nous sommes exposés aux regards
d' autrui. Souvent ce n'est qu'un voile dont on
couvre adroitement son amour-propre.
La véritable modestie suppose néanmoins dans
celui qui l'éprouve un sentiment de défiance re-
latif à l'état de ses forces et de ses moyens. Ce
sentiment plaît en général à tous les hommes ,
parce qu'il laisse en paix leurs prétentions , parce
qu'il ne soulève aucun amour-propre, parce qu'il
annonce que l'individu dont il s'agit est au-dessus
de toutes les faiblesses qui dégradent notre triste
DE LA MODESTIE. 5g
humanité. Le bonheur vous environne , la for-
tune vous a souri , la nature vous a comblé de
ses dons ; soyez modeste , si vous voulez que les
autres supportent votre présence et les avantages
qu'elle leur rappelle.
Etre modeste, c'est donc savoir contenir le
mouvement le plus impétueux de notre âme ,
qui est la vanité ; c'est envisager avec douceur
l'orgueil et la présomption de nos semblables;
c'est leur attribuer une grande supériorité sur
nous-mêmes ; c'est faire des concessions conti-
nuelles à leurs prétentions; c'est s'assujettir à
toutes les déférences qu'inspire la conviction
complète où nous sommes de leurs qualités et de
leur mérite ; c'est professer en toute occasion
notre insuffisance , soit par nos actions , soit par
notre maintien ; c'est surtout être sage dans nos
opinions , autant que réservé dans nos discours ; en
effet, il est une multitude d'hommes qui ne doi-
vent leur réputation de modestie qu'au prestige
de leur modération ou à la magie de leur silence.
Toutefois cette modestie de paroles n'est sou-
vent que le manteau d'un immense orejueil. Telle
était sans doute celle de Zenon dans une circon-
stance dont Plutarque a fait mention. Un riche
Athénien donnait unr grande et magnifique fétr
6o PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
aux ambassadeurs du roi de Perse. Pour mieui
intéresser ses convives, il avait invité tous les
philosophes de la ville. Ceux-ci avaient mis tout
en œuvre pour faire concevoir à ces nobles étran-
gers la plus haute idée de leur science et de leur
doctrine. On avait éloquemment disserté sur la
nature des atomes, sur la formation de l'univers,
sur la théorie du bonheur, etc. Pendant tout ce
temps, Zenon seul s'obstinait à garder le silence.
Les ambassadeurs, surpris, l'interpellèrent en lui
disant : Et de vous, Zenon, que rapporterons-
nous au roi notre maître ? Rien , répondit froide-
ment le chef de l'école du Portique, si ce n'est
que vous avez rencontré dans Athènes un vieil-
lard qui savait se taire.
La modestie est une vertu tout-à-fait obligatoire
dans l'ordre social. Il est impossible que deux
individus, tant soit peu policés, se rencontrent
sans s'incliner réciproquement l'un devant l'autre.
Examinez surtout deux auteurs qui se compli-
mentent; ce sont des aveux d'une condescendance
mutuelle qui ne tarissent pas. Il est de conven-
tion qu'il faut nous humilier quand on nous
loue. C'est une remarque curieuse pour le phy-
siologiste observateur que celle de l'homme le
plus vaniteux du monde qui se défend néan-
moins avec obstination contrp les éloges qu'on
DE LA. MODESTIE. 6l
lui prodigue, qui se déclare indigne des égards
tju'on lui témoigne , qui raconte toutefois avec
une surprise simulée la réception qu'on lui a faite
à la cour, qui montre les lettres honorables qu'on
lui écrit encore de toutes parts , qui parle sans
cesse des faveurs qui lui surviennent, pour
ainsi dire, à son insu, etc. Ces subterfuges de
l'amour-propre se remarquent à chaque instant
dans le commerce des hommes.
Vous voulez réjouir une grande assemblée; vous
voulez charmer à la fois le goût et l'oreille de vos
amis : pour donner plus d'éclat à cette réunion ,
vous appelez ce joueur de harpe consommé qui
fait entendre les accords d'Amphion , et qui est
en possession de tous les suffrages ; vous attirez
dans vos amusemens du soir cette sirène fameuse
qui est la merveille de tous les concerts. Ils sont
à peine près de vous qu'ils prennent déjà divers
prétextes pour retarder l'heure fortunée de leur
triomphe et de vos plaisirs. Quelle peine vous
avez pour qu'ils se déterminent à vous donner
des preuves non équivoques du talent qui les
distingue ! Vous surmontez enfin cette première
résistance par vos prières et vos supplications
réitérées. C'est ainsi qu'une modestie convenue
imprime un caractère de bienséance à nos rela-
tions les plus agréables.
62 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
Ces convenances sociales sont autant de règles
auxquelles il faut s'assujettir dans la vie civile , et
qu'une bonne éducation nous apprend à ne ja-
mais enfreindre : les ignorer, c'est s'exposer à la
censure. De là vient que ceux qui ont profondé-
ment médité sur les passions du cœur humain
et sur les rapports qui nous lient avec nos sem-
blables, prennent le parti d'être modestes. Les
académiciens les plus chéris sont ceux qui par-
lent peu et qui s'abstiennent d'endoctriner leurs
contemporains. Si celui d'entre eux qui a la mal-
heureuse habitude de disserter et de faire étalage
de son savoir pouvait entendre toutes les épi-
grammes dirigées tout bas contre sa personne ,
comme sa contenance serait intimidée ! J'ai quel-
quefois assisté à ces séances solennelles où chacun
de ces savans renommés s'imagine être contraint
d'apporter le tribut de ses grandes lumières. Il
est curieux de voir comme celui qui cherche à
s'emparer de l'attention générale est tout à coup
en butte à la réaction d'une multitude d'amours-
propres. Quelle diversité dans les physionomies
de ceux qui l'écoutent! plusieurs le fixent d'un air
dédaigneux, mais très peu l'honorent d'un regard
approbateur. Il en est qui s'occupent du soin
de réfuter toutes les assertions qui lui échap-
pent, et qui épiloguent ses moindres expres-
sions. On s'abandonne en général à toutes les
Dli LA MODESTIE. 63
saillies, à tout l'enjouement d'une amère critique.
S'il se trouve dans cette assemblée quelques
auditeurs de nature indulgente , ils sont presque
toujours distraits ou inattentifs. Combien n'en
voit-on pas d'ailleurs qui languissent dans une
inaction léthargique ! Il est aisé d'apercevoir déjà
tous les écueils auxquels on s'expose dans une si-
tuation aussi étrange. C'est en effet comme si l'ora-
teur disait auxassistans : cr Vous ignorez des choses
« que je puis vous apprendre ; j'ai des droits à votre
« admiration aussi-bien qu'à votre reconnais-
« sance. » Or, cette confession tacite d'une préémi-
nence que l'on s'arroge choque manifestement les
prétentions d'autrui. Certes , il faut être parvenu à
un rangbien élevé dans l'opinion des hommes pour
ne pas subir en pareil cas tout le blâme que l'on
mérite.
Les philosophes de nos jours devraient tenir
école pour inspirer à leurs contemporains cette
modestie morale qui est le garant du bonheur et
de la tranquillité de l'homme sur la terre; ils de-
vraient leur apprendre à se tenir dans l'ombre ,
particulièrement à la jeunesse, qui est presque
toujours vaine et superbe. Rien ne s'oppose tant
à la sociabilité que cette assurance présomp-
tueuse que donne au maintien d'un individu la
possession d'une place, d'un rang, (riinc immense
64 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
lichesse , l'attribut d'un talent que personne ne
conteste , etc. La modestie convient surtout à tous
les hommes que les circonstances ou leur mérite
personnel ont fait parvenir à quelque haute fonc-
tion de l'ordre civil , à tous ceux qui font partie
des castes privilégiées de l'Etat , etc. Ils doivent
éviter de se montrer dans les lieux publics avec
les marques des dignités dont ils se trouvent re-
vêtus. Il est messéant de ne pas cacher son luxe
et sa grandeur. Il faut marcher sans bruit sur la
route de l'ambition , quand on ne veut pas ré-
veiller l'envie.
Pour exciter la sympathie et mériter l'appro-
bation des hommes , la modestie doit être sincère
autant qu'ingénue. Elle doit avoir, s'il est permis
de s'exprimer ainsi, toute son innocence et toute
sa candeur. On se souvient de ce bon et vénérable
Ducis , qui se défiait tant de lui-même , qui con-
sultait sur ses ouvrages les jeunes poètes de son
temps , qui disait qu'on pouvait prendre des le-
çons même d'un enfant. On n'a pas oublié le doc-
teur Roussel , homme simple et naïf, justement
surnommé le La Fontaine des médecins , qui ne
sut jamais ce qu'il valait, qui fuyait sans cesse
un monde dont il était aimé , qui refusa toutes
les offres du grand Frédéric; qui, devenu l'ami et
le pensionnaire de madame Helvétius , se réfu-
DE LA MODESTIE. 65
giait dans les bosquets , dans les chaumières des
villageois, toutes les fois qu'il arrivait de grands
personnages en visite chez sa respectable bien-
faitrice. Je rapporte ces différens traits, parce
qu'on aime à voir le talent qui s'ignore. On ap-
plaudit toujours à cette réserve de l'âme, à cette
retenue de l'esprit qui fait éclater le véritable mé-
rite par l'effet du contraste qu'elle nous présente-
On peut appliquer à la modestie ce que Bacon
disait du silence, qu'elle donne du poids aux
actions et du crédit aux paroles. En effet, elle
a tout le prestige de ces voiles qui semblent
ajouter du prix aux objets qu'ils nous dérobent, et
qui irritent notre curiosité par le charme secret
d'une prévention favorable. Elle agit sur l'imagi-
nation, qui elle-même a tant d'empire sur la
pensée. L'homme n'est jamais jugé plus grand
que lorsqu'il semble se soustraire aux regards de
ceux qui l'observent ou qui le cherchent.
La modestie a bien d'autres avantages : elle
nous met à couvert des traits de l'envie ; elle ré-
concilie les vainqueurs avec les vaincus; elle res-
serre et fortifie toutes les inclinations ; elle répand
sur la société entière une sorte de douceur et
de tolérance qui en augmente le charme et l'agré-
ment. « Qui que tu sois , disait un philosophe
I. 5
66 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
de la Grèce, si tes écrits t'ont rendu célèbre,
porte humblement ta renommée. Fais surtout
mystère de ta demeure : l'art d'être heureux est
l'art de se cacher. »
DU COURAGE. 67
e«. »«-C"e-»«<'e-»«<-»'^«'««-«<-e« «^«^-«K- o«^NCvc-e^« fr«-»c<-e-o^HC-&
CHAPITRE VIL
DU COURAGE.
C'est le nom que l'on donne à un sentiment
placé par l'opinion au rang des plus nobles attri-
buts de l'homme. Il consiste le plus souvent à
braver, à affronter un danger que le commun
des individus n'envisage qu'avec crainte. Le cer-
veau joue un rôle manifeste dans l'exercice de cette
faculté : il combine avec plus ou moins de vitesse
ses moyens de résistance. Le danger disparaît
alors, parce qu'il est soudainement jugé moins
grand que les moyens qu'on a de le surmonter.
Le courage est donc la faculté de vaincre le
sentiment ordinaire de la peur, ce trouble de
l'âme qui se manifeste à l'aspect de quelque
péril vrai ou imaginaire. Il tire son origine de
l'état de confiance où se trouve celui qui l'éprouve.
L'homme reste alors sans effroi , et sa sécurité est
établie sur l'habitude qu'il a de s'exposer à ce qu'il
devrait le plus redouter. Tel est, par exemple , un
général d'armée qui a assisté à plusieurs batailles.
68 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
Le courage est une émanation de cette force
de résistance vitale dont la nature a doué tous
les êtres sensibles. Ceux qui ont voulu expliquer
et apprécier ses phénomènes d'après le volume
du cœur, ou d'après l'état plus ou moins robuste
de l'organisation, ont mal indiqué les véritable^
sources de ce généreux sentiment. Le courage ,
au contraire , semble avoir été départi aux espèces
vivantes en compensation de l'infériorité des
forces physiques. De là vient que tant d'hommes
de petite taille, ou d'une constitution frêle et
délicate , en sont éminemment pourvus.
Selon le besoin, la nature a dispensé plus ou
moins libéralement le courage aux êtres vivans.
La faim le développe chez les animaux carnas-
siers, qui, pour se nourrir, doivent toujours se
disposer à l'attaque. Chez l'homme , cette passion
est communément le résultat d'une impulsion
purement morale. Tous les sentimens louables
qui sont l'apanage de l'espèce humaine viennent,
pour ainsi dire, à son appui. Combien n'est-il pas
d'individus qui , sans autre mobile que la compas-
sion, s'exposent volontairement pour arracher
leurs semblables à un danger manifeste! Nous
avons vu naguère un homme courbé sous le
poids des années se jeter à la nage pour recueillir
un enfant qui allait devenir la proie des vagues.
DU COURAGE. 69
Quoique le courage soit une passion primiti-
vement personnelle, elle n'en exerce pas moins
la plus heureuse influence sur la vie de relation.
En effet, dans l'état social, elle est journellement
mise en action pour l'avantage de nos semblables.
Le lion, qui est le plus généreux des animaux , ne
combat que pour sa progéniture ; mais l'homme
emploie toutes ses forces à la défense de ses égaux ,
de sa patrie, de ses alliés, etc. C'est parce que le
courage place au premier rang celui qui en est
doué, que tant de poltrons se vantent d'en avoir;
c'est parce que cette faculté est utile à la conser-
vation des autres qu'on prodigue tant de louanges
aux gens de cœur.
Comme le courage est une passion franche , et
qu'elle agit sans ruse et sans détour, cette pas-
sion s'exprime communément par une démarche
noble et assurée, par une aisance naturelle dans
tous les mouvemens , par la dignité des manières,
par le calme imposant qui règne dans le maintien ,
par une sorte d'autorité dans le geste et dans le
regard, par un air de grandeur exempt d'orgueil
et d'ostentation, par une loyauté constante dans
tous les actes de la vie. C'est surtout chez les
hommes de guerre qu'il est intéressant pour le
physiologiste d'observer les résultats physiques
du courage humain. Tl y a quelque chose de
■yO PHYSIOLOGIE DES PASSIOIVS.
superbe et de fier dans toutes les attitudes de
ce magnanime capitaine qui conduit ses soldats
à la victoire. Il promène un œil de feu sur des
milliers de bras dont les muscles s'agitent au
gré de sa volonté. Il est beau de voir toutes ces
puissances individuelles s'avancer à l'ombre de
son courage , et y puiser leur principe d'action et
de mouvement.
Le courage donne une sorte de fièvre qui se
transmet instantanément comme la peur. Ses im-
pulsions , ainsi que celles de toutes les passions
fortes , augmentent de violence en se communi-
quant. C'est ainsi que les hommes réunis sur le
champ de bataille s'excitent réciproquement au
combat.
Cette confiance qui est le résultat d'une in-
spiration mutuelle , et sur laquelle repose essen-
tiellement la noble faculté dont il s'agit , se ma-
nifeste jusque dans l'instinct des animaux. Le
tigre fuit avec la vitesse et la pusillanimité d'un
cerf à l'aspect des chiens sauvages du Bengale
qui ne marchent que par troupes , et qui , de-
venus redoutables par leur réunion , lui déclarent
une guerre à mort. Quand les vautours affamés
voyagent ensemble , on les voit quelquefois fondre
sur de grands animaux , quoiqu'ils soient lâches
DU COURAGE. 7 I
de leur naturel, et qu'ils ne se nourrissent habi-
tuellement que (le la chair des cadavres. On a
publié l'histoire d'un malheureux Européen qui
s'était égaré dans les déserts de la Guyane. Il fut
attaqué par des légions de fourmis, qui, aussi
nombreuses que des grains de sable , couvraient
un long espace de terre. Malgré les efforts qu'il fit
pour se défendre, il fut totalement dévoré par ces
insectes , qui avaient puisé dans leur association
une audace incroyable. C'est ainsi que les abeilles
s'élancent avec impétuosité et de concert sur l'en-
nemi qui vient troubler les travaux de la ruche.
L'homme agrandit son courage par toutes les
facultés de son âme. Aucun animal ne se dé-
fend comme lui avec des armes dont il est le
créateur. C'est l'homme qui a inventé l'art ter-
rible de se ranger en bataille ; c'est lui qui sait
donner un but , une intention à une grande armée ,
et qui fait passer dans l'âme de son coursier son
ardeur belliqueuse; c'est lui dont la voix com-
mande et fait obéir des milliers de bras au même
signal : il est l'inventeur de ces foudres d'airain
qui font écrouler nos remparts, et qui répandent
autour de nous une terreur plus funeste que celle
des volcans. Le courage étant , comme je l'ai dit
plus haut, une faculté du système sensible, la
coutume qu'on a de le provoquer par les sons
7 a PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
d'une musique bruyante contribue encore à le
fortifier. Dans tous les temps on s'est servi de
ce moyen pour mener les guerriers au champ
d'honneur. Comme il y a quelque chose de spon-
tané dans l'exercice d'un si beau sentiment , l'effet
de cette harmonie est moins de flatter l'oreille que
d'arrêter la puissance de la réflexion et de placer
l'homme au-dessus de toutes les craintes.
Il est des philosophes qui ont prétendu que le
courage pouvait s'enseigner, et qui ont proposé
d'établir des écoles pour atteindre un but aussi
avantageux. Il est certain que le courage a aussi
son expérience et ses préceptes. C'est dans le
temps de la jeunesse, c'est dans l'âge de la pré-
somption et des ressources, c'est quand la vie
surabonde dans les organes , c'est quand le sang
bouillonne dans les artères, qu'il convient de
procéder à ce noble et glorieux apprentissage.
Le courage prend donc sa place parmi celles de
nos facultés qu'on peut perfectionner comme nos
membres , à l'aide de l'exercice et des épreuves.
La première source du courage humain dérive
sans contredit de cette passion extraordinaire
qu'on nomme enthousiasme , et qui a peuplé la
terre de héros. Mais peut -on parler de cette
passion sans y mêler les souvenirs de la cheva-
DU COURAGE. -y 3
lerie française? C'était sans doute une grande
idée que celle qui consistait à n'user de la force
que pour le service de la faiblesse, à tempérer
la férocité des combats par la plus loyale généro-
sité, à mettre enfin sous la protection des armes
terribles de la guerre le plus doux sentiment de
notre existence. Non , jamais le courage ne fut
une faculté plus sublime ; jamais le courage ne
mérita mieux le nom de vertu.
Nous sommes naturellement en admiration
devant ces temps héroïques , et il serait peut-être
utile de ressusciter des institutions dont l'unique
but était d'ennoblir et de rehausser le sentiment
du courage en l'associant à l'humanité. L'épée
devenait plus chère au gentilhomme, quand elle
lui avait été solennellement attribuée par la plus
imposante des cérémonies. Les femmes surtout
influèrent singulièrement sur la prospérité de ces
mémorables coutumes. Ce sont elles qui avaient
créé tous ces chevaliers sans peur et sans re-
proche dont on a tant préconisé les exploits.
I^exercice des tournois fortifiait le corps en
donnant plus d'énergie à l'âme. Rien n'était né-
gligé pour encourager ces joutes qui amusaient
les spectateurs par des chocs habilement com-
binés et des rencontres savantes. Les curieux de
74 PHYSIOLOGIE DES PASS10?fS.
tous les âges, de toutes les conditions, accouraient
en foule pour assister à de semblables fêtes. Le
lieu de la scène était environné de galeries où
siégeaient les parens, les étrangers venus des
pays les plus lointains. Il y avait des places dis-
tinguées pour les premiers nobles de l'état , qui
honoraient ce magnifique spectacle de leur pré-
sence. On voyait briller sous des tentes privilé-
giées des femmes d'une beauté ravissante , qui sem-
blaient goûter à longs traits le plaisir du triomphe
ou de l'espérance. Les gens des classes inférieures
de la société montaient sur la cime des arbres , sur
des tours ou sur les toits des plus hautes maisons,
pour prendre leur part de l'émotion générale.
Bientôt les preux s'avançaient au son belliqueux
de la trompette. Le hennissement des coursiers,
les acclamations du peuple, le déploiement des
bannières , les devises des étendards , l'agitation des
lances, enflammaient tous les cœurs d'une géné-
reuse audace. Ces jeux terribles étaient certaine-
ment destinés à fortifier, à entretenir le sentiment
du courage, et leur intérêt paraissait s'accroître en
raison directe du péril auquel s'exposaient les as-
saillans.
Au surplus, cette belle et louable passion offre
mille formes , mille nuances à l'observation , selon
DU COI RAGE. 75
les circonstances qui la développent. Il est un
courage auguste , c'est celui que donne une grande
inloitune ; il est un courage passif, bien plus esti-
mable que celui qui consiste à immoler ses égaux
à son ressentiment, c'est celui qu'imprime la
nécessité. A l'époque de nos dernières guerres,
on voyait dans nos hôpitaux des militaires de
tout rang subir les opérations les plus doulou-
reuses sans pousser un seul cri, sans proférer
une seule plainte. Un soldat contemplait avec
une curiosité stoïque son bras fracassé , dont les
chairs palpitaient encore à quelques pas de lui.
Le vrai courage , dit un de nos penseurs les
plus ingénieux, se sert autant de bouclier que
d'épée \ Pour se dérober aux proscriptions de
Sylla, Jules César, à la fleur de ses ans, se ré-
fugie chez îsicomède , roi de Bithynie. Quelque
temps après , il rentre par mer et tombe dans les
mains des plus cruels pirates. Il en éprouve si peu
de crainte , qu'après avoir fixé lui-même le prix
de sa rançon , il leur interdit de faire le moindre
bruit, pendant qu'il va se livrer au repos. A son
réveil , il joue avec eux , résiste à leurs volontés ,
les gourmande par intervalles, les associe à ses
propres occupations , leur donne lecture de
quelques vers qu'il a composés. Ceux-ci loin de
Principes de Philosophie <t de Morate , par 31. le baron jVIassias.
76 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
s'en offenser, ne peuvent se défendre d'une sorte
d'admiration pour le sang-froid imperturbable de
ce jeune Romain. César passe plusieurs jours à la
merci de ces brigands , sans que son courage en
soitlemoins du monde ébranlé. 11 marche , s'agite,
va et vient dans l'intérieur de leur vaisseau ; l'atti-
tude de sa supériorité morale arrête et paralyse
leur férocité.
Enfin , ne faut-il pas sanctionner par une com-
mune approbation cette valeur indispensable qui
est partout fondée sur le point d'honneur ? 11 n'y
a rien d'insensé, quoi qu'on en dise, dans ce sen-
timent réfléchi , dans cet effort extraordinaire
autant que sublime , qui nous fait affronter le tré-
pas, pour nous sauver d'une honte indélébile. Mou-
rir ainsi, c'est ennoblir toute sa vie. Le jour n'est
supportable qu'à celui qui sait se relever du mé-
pris. Mais je connais un courage plus grand en-
core : je veux parler de celui qui pardonne. Il fut
pétri d'un limon céleste ce noble rejeton d'une
race adorée , ce prince tant regretté , qui, au milieu
des publiques désolations , demandait au roi la
grâce de son assassin , pendant que le sang ruisse-
lait encore de sa blessure.
Tels étaient , du reste , les dogmes que les Grecs
allaient puiser jadis dans Vécole de Zenon, ce
7'orrn^ /
IXrm^Tt^ //^r,///?f/// ,ifU,i /> //,/■///////■■ f/
/■//y^.
DU COURAGE. 'J']
prince fameux de tous les adeptes du Portique
[Jigure I. ). Les disciples de ce grand philosophe
se félicitaient avec raison de subsister sans peur
comme sans tristesse. C'étaient les vrais sages de
l'antiquité ; ce sont eux qui instruisaient l'homme
à triompher des faiblesses inhérentes à la fragile
humanité, et à s'immoler sans cesse à la pratique
des choses honnêtes. Ils regardaient comme cri-
minelle toute action qui était le résultat de la
crainte. Les tyrans ne pouvaient; rien contre eux;
ils étaient de fer pour la résistance. Environnez
les stoïciens de tous les fléaux de l'univers , assem-
blez sur eux toutes les tempêtes, portez le fer et
la flamme dans leurs possessions, ils demeurent
impassibles , et leur vie entière est en harmonie
avec leur doctrine. Jamais les stoïciens ne s'a-
vouent vaincus et ne prennent volontairement
les chaînes de la servitude. Il en est même qui
se montrent tellement insensibles aux accidens de
la fortune et du sort, qu'on croirait que leur
corps est dénué de nerfs et que leur âme est en
léthargie.
Zenon était devenu la providence d'Athènes;
son âme brûlante inspirait sans cesse l'émulation
et l'industrie , le courage et la valeur. Il n'a rien
enseigné qui ne fût utile , il n'a rien exécuté qui
ne fut grand ; il regardait la vertu comme le pre-
78 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
mier instrument de la félicité des peuples , et il ne
cherchait à éclairer l'intelligence que pour mettre
un frein aux passions les plus impétueuses de
l'homme. Il voulait imprimer aux mœurs une har-
monie analogue à celle qui règne dans la marche
et les révolutions des corps célestes.
Quelle fut surtout la supériorité de son audi-
toire sur celui d'Epicure ! On ne le trouvait ja-
mais, comme ce dernier, dans des jardins déli-
cieux, justement comparés par un ancien à ces
îles enchanteresses où la voix des sirènes attirait
les navigateurs pour les dévorer comme des vic-
times. On ne voyait point auprès de lui cette jeu-
nesse présomptueuse , pleine de confiance et d'or-
gueil , sans cesse égarée par les prestiges décevans
d'une doctrine mensongère. Ses disciples étaient,
pour la plupart, des hommes parvenus à l'âge
mûr, presque tous enveloppés de leur manteau
ou revêtus des couleurs sombres du deuil , qui
venaient chercher un refuge dans le temple de la
philosophie. C'étaient des citoyens maltraités de
la fortune , et qui avaient été en butte à la per-
sécution de leurs semblables ; des individus ban-
nis qui avaient enduré l'affront de la servitude,
et qui portaient encore les cicatrices de la ty-
rannie ; de vieux guerriers qui fuyaient une patrie
ingrate; des époux trahis ; des pères abandonnés;
DU COURAGE. 79
des amis lâchement trompés; souvent même des
souverains détrônés ou des magistrats dépouillés
du pouvoir, qui cherchaient des consolations et
venaient endurcir leur âme contre les revers.
Parmi ces auditeurs on en comptait même un
grand nombre dont la vieillesse avait ridé le front;
en sorte que cette école ressemblait parfois à un
congrès de philosophes réunis pour Tinstruction
de l'univers. Zenon régnait sur eux comme sur
lui-même; il leur apprenait à supporter la vie, à
conserver la patience , la liberté , l'égalité de l'âme ;
à s'affranchir des appréhensions de l'esprit; à ne
succomber ni aux voluptés; ni aux douleurs; à
se montrer inflexibles contre la corruption ; à
braver la mort; à s'élancer sans trouble au milieu
des occasions les plus périlleuses ; à rester debout
sur les ruines de la fortune.
Qu'y a-t-il de comparable à cet héroïsme,
qui fut dans tous les temps l'apanage des phi-
losophes du Portique? Il est des âmes qui sem-
blent destinées à imprimer le mouvement à
toutes les autres. Que ne pourrait un homme
doué d'un génie tel que celui de Zenon ! Si son
école pouvait se reformer de nos jours dans le
sein d'Athènes, cette ville fameuse verrait bientôt
relever ses murailles ; elle s'étonnerait du retour
de sa gloire. Mille bras industrieux ramèneraient
8o PHYSIOLOGIE DES PASSrONS.
l'espérance dans ses vallées, et mettraient à profit
tout ce que le ciel a fait pour elle ; le Pirée ver-
rait affluer des vaisseaux qui lui apporteraient le
tribut des plus lointaines contrées ; la lyre des
poètes reproduirait ses immortels accords ; les
savans surtout feraient revivre cette belle législa-
tion qui charme encore tant de souvenirs. Ah!
s'il est vrai que le courage fut dans tous les temps
la grande lumière de l'adversité , que manque-t-il
donc à ce peuple , que les fers de la plus odieuse
servitude n'ont pu dégrader ni avilir? l'appui
des cœurs généreux et l'affranchissement de sa
pensée. Défendez les Grecs; donnez-leur des lois
et des institutions; agitez devant eux l'auguste
poussière de leurs aïeux , ils auront bientôt une
patrie.
Je n'ai point encore parlé du courage inspiré
par la religion ; j'ajouterai même par le fanatisme.
Presque toutes les nations de l'Europe fourni-
raient les traits les plus remarquables à ce sujet.
Cette faculté a dû se déployer d'une manière fu-
neste et terrible parmi les hommes, aussitôt qu'ils
se sont créés des dieux vengeurs, cruels et jaloux.
Toutefois , la religion bien éclairée épure le sen-
timent du courage ; elle lui ôte tout ce qu'il peut
avoir de vulgaire et de personnel. Elle rehausse
les motifs des penchans les plus grossiers de l'or-
nu couKAGK. 8r
ganisatioii. Elle imprime à l'âme humaine des
élans qu'on ne saurait comparer avec aucune des
émotions ordinaires de la vie.
C'est surtout chez les martyrs de la religion
chrétienne qu'il faut admirer cette intrépidité
passive , cette résignation absolue autant qu'im-
muable au sein des plus grandes calamités ; ces
chants d'allégresse, ces joies saintes au milieu
des épreuves les plus déchirantes ; ce calme im-
perturbable qui déconcerte une injuste fureur,
ces victoires réitérées sur les passions les plus
fougueuses qui tyrannisent notre existence , cette
abnégation constante de toutes les jouissances,
ces mortifications incompréhensibles, cet aban-
don total de la volonté, ce noble dédain des
choses de la terre qui nous élève jusqu'aux ré-
gions de l'infini , ces sacrifices de tous les mo-
mens au culte évangélique. Est-il en effet une
puissance morale qui fasse éclater des sentimens
plus purs et plus magnanimes ?
Nous en avons dit assez , ce me semble , pour
démontrer que ce beau mouvement de notre or-
ganisme, quand il est dirigé par la raison, est
celui qui mérite le plus de gloire. Ainsi la guerre,
qu'on croirait être l'effet de la violence ou de la
haine, devient, au milieu de la société, l'exer-
I. 6
8-2 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
cice habituel de tous les cœurs nobles et géné-
reux. L'homme a besoin de faire éclater son cou-
rage, comme toutes les autres qualités de son
àme : les premiers jeux de son enfance sont déjà
des luttes et des combats, preuve manifeste de
cette destination importante ; c'est parce que
l'homme vit au milieu des périls , que le ciel l'a
fait brave et belliqueux.
Ainsi donc, sous quelque point de vue que
l'on considère le courage , cette faculté est d'un
prix inestimable pour la conservation de l'espèce
humaine. Elle est une source de vie pour le corps
politique ; dans l'état social, c'est le bouclier que
la philosophie donne à l'infortune ; c'est le rem-
part de la vertu opprimée. On remarque même
que cette passion salutaire influe souvent sur la
durée de notre existence physique , et sur le retour
de la santé dans les maladies. Il est prouvé par
des faits irrécusables qu'on peut triompher des
atteintes de la destruction , ou retarder du moins
le dépérissement des organes, en bannissant toutes
les craintes, en imprimant plus d'énergie à la
volonté. L'expression vulgaire de se laisser' mou-
ri?' vient sans doute de ce que tant de gens suc-
combent par un effet inévitable de leur faiblesse
ou de leur lâcheté. Les prêtres d'Esculape avaient
<ibservé que les stoïciens obtenaient une plus
nu COURAGE.
longue vie que les autres humains , et que le temps
seul pouvait les abattre.
Il n'appartient qu'à l'homme de perfectionner
le sentiment du courage et de l'élever sans cesse
au-dessus des pures impulsions de l'instinct. On
dirait qu'une intelligence supérieure le conduit
avec sûreté à travers les chances et les hasards.
C'est ainsi qu'Homère fait sortir la prudence du
cerveau d'un vieillard , pour modérer ce qu'il y a
de trop bouillant dans cette passion généreuse.
Le courage prend d'ailleurs la teinte des moeurs
et le caractère de la civilisation ; il suit en quelque
sorte tous les degrés de l'âme irritée ; il puise sa
force ou sa durée dans les motifs qui l'excitent ou
le réveillent; s'il est inflexible dans la vengeance,
il se tempère et devient généreux après la vic-
toire. Il fallait bien que cette faculté subît une
multitude de modifications dans l'être qui doit
combattre spécialement avec son génie et sa rai-
son , qui doit combiner ses plans d'attaque ou de
défense, conclure des trêves ou consentir des
traités d'alliance.
Il est des races , dans les états monarchiques ,
auxquelles le courage est particulièrement im-
posé, et nul des individus qui leur appartiennent
8j PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
ne saurait descendre dans la tombe sans payer
son tribut de vaillance à l'opinion. C'est le cou-
rage qui a édifié toutes les grandes renommées
de l'histoire. C'est cette puissance morale qui
fait briller l'homme aux yeux de son sem-
blable , et qui l'environne d'une sorte de culte.
C'est par elle que de simples mortels se sont ren-
dus les arbitres du bonheur des autres , et qu'ils
ont mérité les honneurs divins.
LE
PAUVRE PIERRE.
AVERTISSEMENT.
IlJcuU lionorer la gj'andeur morale y sous
quelque forme quelle se présente. D'après
cette considération, la destinée du pauvre
Pierre est digne d'un intérêt particulier. Il
n'est donc pas étonnant que son existence
mystérieuse ait excité la curiosité d'une mul-
titude de personnes ; mais il serait difficile
de la satisfaire , attendu que cet infortuné
vieillard est mort sans faire la moindre ré-
vélation sur ce qui concernait sa famille. Il
n'aimait pas les questions, et n'y répondait
presque jamais. « l^ous ne saurez pas qui je
suis , disait-il a ceux qui l interrogeaient ; il
y a cinquante ans que je cache ma vie , et
je cherche un lieu pour cacher ma mort. )>
I .e pauvre Pierre était un uirlnncolKjUf
88 AVERTISSEMENT.
exalté, une espèce de philosophe ambulant,
tcnit-a-fait retiré en lui-même , et qui n'esti-
mait rien de ce qui tient le 'vulgaire en admi-
ration. Il ne pouvait occuper long-temps la
même place ; le mouvement était son bon-
heur et sa vie. Quelques personnes préten-
daient avoir obtenu sa confiance, et le don-
naient comme un gentilhomme breton qui
avait déserté la maison de son père bien
avant l'époque de la révolution française.
Ce quil y a de certain, c'est que son édu-
cation avait été très soignée, et qu'il possédait
très bien plusieurs langues anciennes et mo-
dernes. Il récitait des fragmens de /'Iliade
et de /'Odyssée. // se comparait à Ulysse ,
parce qu'il avait erré comme ce héros sur
toutes les mers. Dans son fol enthousiasme
pour Zenon , il avait adopté la doctrine du
stoïcisme; mais il nous disait familièrement
qu'il ne fallait pas juger cette doctrine telle
qu'elle nous a été transmise dans les livres ;
qu'elle avait été dénaturée , et surtout calom-
niée par les épicuriens. D'ailleurs , il préten-
AVERTISSEMENT. 89
clait l'avoir corrigée et améliorée dans plu-
sieurs points.
Le pauvre Pierre avait été militaire , si
l'on en juge par les cicatrices nombreuses dont
sa poitrine était couverte. Depuis son retour
d' Afrique , il avait l'habitude de demander
l'hospitalité dans les lieux les plus obscurs de
Paris , quand il n avait pas une obole pour
subsister. Jamais pourtant son courage ne
l'abandonnait. Il avait vécu long-temps en
donnant des leçons d'arithmétique aux en-
fans des pauvres. Il avait exercé la même
industrie dans l'intérieur des vaisseaux, pen-
dant ses voyages maritimes.
Ce stoïcien réformé, supérieur a tout,
même à la crainte , avait pris l'ascendant
le plus remarquable sur tous ceux qui l'en-
touraient. Ce qui ajoutait a l'empire de ses
paroles , et lui donnait en quelque sorte une
éloquence de situation, c'est qu'il se trouvait
au milieu d'une multitude d'hommes qui
90 WFHTISSEMENT.
avaient subi comme lui toutes les chances
de la mauvaise fortune. Par l'effet du ha-
sard, riidpital Saint-Louis servait alors de
refuse a plusieurs gens de lettres , que d'a-
mers souvenirs tourmentaient, aussi-bien que
les infirmités de la ideillesse. On remarquait
entre autres ^ parmi les individus qui assis-
taient aux leçons de notre philosophe , le
laborieux traducteur de toutes les œuvres de
Bacon; un jurisconsulte retiré depuis long-
temps des affaires, et qui composait des thèses
pour les étudians , moyennant une très légère
rétribution ; des réfugiés venus a Paris pour
se soustraire aux suites des troubles qui
avaient agité la ville de Naples ; surtout un
poète improvisateur fort émerveillé de l'élo-
quence de Pierre ; il j avait enfin un peintre
assez habile, et quelques autres artistes plus
ou, moins estimables.
Le pauvre Pierre était suivi par un chien
fidèle qui avait l'air de souffrir de ses peines,
et qui ne voyait (jur lui dans la nature. Cet
WERTISStMENT. f) l
animal était, vomntc son maître, end u ici à
toutes { es fatigues , et d'une sobriété surpre-
nante. Il fut légué par testament à un lépreux
(jui n'a jamais voulu s'en séparer, et qui Va
emmené depuis ce temps dans les colonies.
Notre malheureux vieillard mourut après
quinze mois de séjour à l' hôpital Saint-Louis.
Son corps s'était , pour ainsi dire, desséché
par r activité de son âme. L'histoire de ce sin-
gulier personnage intéresse parce quelle est
vraie; il faut la regarder comme une sorte
de supplément au chapitre du courage : c'est
un épisode destiné au délassement de mes
lecteurs dans un livre écrit avec les formes
sévères de la philosophie. Il ne m'a pas été
permis d'être plus simple dans le récit de ses
aventures ; ce n'eût plus été le pauvre Pierre
qui s'exprimait toujours par images, et qui
n'était pas plus modéré dans son langage
que dans ses opinions. Je le reproduis donc
ici tel (pir je l'ai vu rf entendu.
(r genre d exaltation ne doit pas surprrn-
92 AVERTISSEMENT.
dre ceux qui savent qu'au seizième siècle,
époque à, laquelle toutes les écoles retour-
naient Cl l'étude des anciens , on observa pa-
reillement, dans les hôpitaux de France et
d'Allemagne , un grand nombre d'enthou-
siastes ou de mélancoliques dont les idées
fixes et prédominantes avaient pris naissance
dans les doctrines philosophiques des Grecs.
Il n'est pas étonnant que le même phénomène
se soit présenté de nos jours.
7:.'..r /
P<i(/c n.'i.
Âr //af/r/'f t'/'f-r/r a f /uy////r/ ' /, _>>^y/a/
c-«-»«' »«»«*«- »^c^* »«■»« ^«^ • e fr^ ^* *^*^ <^*^*^ *^ ^^ *^ ^^ ^^ *^ ^* *^ ^* *^ <^ *^ *^ ^* c^ *^ ^* *
LE
PAUVRE PIERRE.
{Fig. II.)
Abandonne ta vie à Dieu : même au
sein du mallieur, qu'il soit encore
l'objet de ta louange !
( Maxime du pauvre Pierre. )
Il y a plusieurs années qu'on vit paraître à
l'hôpital Saint-Louis un individu qui ne se
donnait d'autre nom que celui de Pierre. 11
s'obstinait à ne pas révéler le lieu qui l'avait
vu naître. Il gardait pareillement un profond
silence quand on l'interrogeait sur sa profes-
sion , sur ses habitudes , sur ses souffrances
présentes et antérieures. 11 avait une figure
noble et des manières peu communes. La
dignité de son maintien, le charme de ses
discours , étaient en opposition manifeste
avec l'état de misère où il se disait plongé.
Ses vêtemens tombaient en lambeaux; ils
94 LE PAÏJVUE PIRRRE.
étaient serrés et contenus dans une large cein-
ture noire. J'avoue que cet homme m'inté-
resssa vivement; il produisit sur moi l'effet
d'un philosophe qui aurait hérité du vieux
manteau et de la robe déchirée de Zenon.
Il était armé d'un bâton noueux à la manière
des pèlerins , et se faisait suivre par un chien
qui léchait par intervalles les plaies de ses
jambes meurtries par la fatigue et par les
longues excursions qu'il avait entreprises
chez les nations étrangères. Nous avons su
depuis qu'il était tellement dominé par le
goût des voyages , qu'il n'y avait pas un seul
point du globe qu'il n'eût visité et parcouru.
Voici quel était en somme le portrait de ce
mystérieux personnage. Sa taille était haute,
ses bras musclés et vigoureux. La fierté ré-
gnait dans ses regards; il se présentait tou-
jours dans l'attitude d'un homme qui a banni
toute crainte de son esprit, et qui est prêt
à braver tout ce qu'il rencontre. Il avait la
voix forte et sonore; son vieux front était
LE PAUVRE PIERRE. QD
animé par la pensée et par cet air vénérable
«(lie doinie riiabitnde de la méditation : il
s'exprimait d'ailleurs avec beaucoup d'élé-
gance dans la langue française , sans qu'on
pût reconnaître dans sa conversation l'accent
d'aucun idiome particulier. Le teint de sa
face était noirci par les feux du soleil , ce qui
lui donnait une sorte de ressemblance avec
celui d'un Egyptien. Cet inconnu excita sin-
gulièrement notre sollicitude et notre com-
misération. Nous crûmes devoir lui accor-
der un asile, ainsi qu'au courageux animal
qui s'était rendu le compagnon fidèle de ses
malheurs.
Etrange effet de la force morale et de la
puissance du caractère! en quelques jours,
Pierre prit un tel ascendant sur cette multi-
tude d'infortunés qui partageaient son triste
sort, que tous le regardaient avec une sorte
de crainte respectueuse. Les cours de l'hô-
pital Saint -Louis sont plantées d'arbres,
qui, pendant les chaleurs de lété, offrent
9G LE PAUVRE PIERRE.
une ombre salutaire aux malades , lorsqu'ils
ont besoin de calme et de repos. C'est là que
notre philosophe tenait tous les jours une
espèce d'école; c'est là qu'il venait donner
des leçons de courage, de résignation et de
stoïcisme. On croyait voir en lui un envoyé
de la Providence. Un grand nombre d'hom-
mes , longuement affaiblis par les plus graves
infirmités, des vieillards , des aveugles, des
paralytiques, se traînaient avec empresse-
ment à son auditoire, et ranimaient à son
entretien les restes d'une vie frêle et lan-
guissante. Les malheureux ont besoin d'écou-
ter et de croire. Dès qu'il paraissait, on se
rangeait en foule autour de lui ; on l'inter-
rogeait, et on attendait impatiemment ses
réponses; il inspirait une telle confiance,
qu'on ne se lassait pas de l'entendre. Plus les
hommes ont à souffrir , plus ils se trouvent
disposés aux impressions puissantes de l'élo-
quence qui les rassure. Quel parti ne pour-
rait-on pas tirer de ce prestige consolateur
dans des lieux de refuge où la douleur se
LF. PAUVRE PIERRE. 9-7
présente sons toutes ses formes, oii toutes
ses victimes se trouvent rapprochées et , pour
ainsi dire, confondues pêle-mêle comme dans
le tombeau!
Avec quel bonheur on voyait arriver le
coucher du soleil , qui était l'annonce ordi-
naire des leçons que devait donner notre
philosophe stoïcien ! C'est au clair de la lune,
c'est pendant les belles soirées de l'été , lors-
que des vents frais venaient assainir l'atmo-
sphère et remplacer la chaleur du jour, que
les auditeurs arrivaient en foule sur le gazon.
Pierre venait aussitôt les entretenir et les
consoler. Il est difficile de décrire l'effet qu'il
produisait sur tous ces esprits abattus ou
découragés par l'infortune. Quand ces mal-
heureux l'avaient écouté, leurs douleurs de-
venaient moins vives , leur ennui se dissipait ,
leur sommeil était plus paisible; ils avaient
fini par lui attribuer tous les secrets d'Escu-
lape. Il régnait d'ailleurs tant de décence,
tant de moralité et tant d'entraînement dans
ï- 7
g8 I-E PAUVRE PIERRE.
ses discours , que des hommes perdus de dé-
bauche exprimaient des regrets et versaient
des larmes de repentir. Dans la foule qui
l'environnait, celui qui se montrait le plus
attentif était un pauvre lépreux qui , depuis
plusieurs années, ayant perdu tout espoir
de guérison , croyait avoir encouru la malé-
diction du ciel. Notre vieillard lui répétait
souvent cette maxime de Zenon, qu'il fau-
drait inscrire sur les colonnes de tous les
temples consacrés au soulagement de l'hu-
manité. Abandonne ta vie à Dieu : même
au sein du malheur, qu'il soit encore l'objet
de ta louange!
On prodiguait de toutes parts de si grands
éloges à notre vieillard stoïcien, que je fus
vivement ému du désir de l'entendre. Je me
glissai une seule fois parmi les nombreux
auditeurs qui l'entouraient, et je me crus
transporté sous le Portique d'Athènes. Ce
soir-là précisément, Pierre était plus in-
spiré que de coutume. Le ciel était parsemé
LE PAUVRE PIERRE. gg
d'étoiles, et la lune éclairait tout l'hôpital de
sa lumière argentée. Le philosophe promena
d'abord un regard de bienveillance sur tous
les assistans ; et , comme dans la séance pré-
cédente on l'avait fatigué de questions in-
discrètes sur le mystère qui l'enveloppait,
il prit un air plus austère, et commença
ainsi sa harangue :
« Mes amis , leur dit-il , vous m'interrogez
vainement sur mes inquiétudes privées; je
ne suis pas de ceux qui soulagent leurs maux
en les racontant. Un stoïcien ne confie ni sa
joie ni ses peines. Ma vie n'est qu'un long
et douloureux secret, et je ne suis venu ici
que pour cacher ma mort ; aucun astre bien-
faisant n'a d'ailleurs conduit ma destinée;
je subsiste au gré du hasard ; je ne tiens par
aucun anneau à la clixiîne de la sociabilité.
Quel être est plus solitaire que moi! je ne
suis aimé que de mon chien.
« Je m'abstiens donc de satisfaire une vaine
lOO LE PAUVRE PIERRE.
curiosité sur des choses qui n'ont aucun
rapport direct avec le noble projet que vous
m'inspirez. Que vous importe ma déplorable
histoire.-^ l'unique but auquel j'aspire, est de
vous épargner ce que j'ai souffert, en vous
communiquant ma philosophie. Sans entrer
dans aucun détail particulier sur ma per-
sonne, qu'il vous suffise d'apprendre que
nul d'entre vous n'a enduré des maux plus
cruels que les miens. Si je vous découvrais
mon corps , vous y verriez les cicatrices pro-
fondes qui attestent les périls que j'ai affron-
tés. Ces mains que j'agite devant vous ont été
tantôt chargées de liens , tantôt condamnées
aux travaux les plus rudes et les plus liumi-
lians. J'ai subi toutes les persécutions : toute-
fois , les tourmens ne m'ont pas vaincu ; mon
âme , sans cesse raffermie par les préceptes
du stoïcisme, n'a rien perdu de son éner-
gie primitive. Aujourd'hui même qu'à force
d'années et de revers ma force physique est
presque anéantie, aujourd'hui que les res-
sorts de ma frêle machine corporelle sont
LE PAUVRE PIERRE. lOI
sur le point de s'arrêter, et que je me trouve
subjugué par cette multitude de besoins que
la vieillesse traîne après elle , je brave et je
défie encore la fortune. Je cours au-devant
de mes dernières peines comme un guerrier
au-devant de l'ennemi, et je leur fais face par
mon courage. C'est se rapprocher de Dieu ,
que de s'affranchir de toute faiblesse. Vous
voyez devant vous un philosophe malheu-
reux que la terreur n'a jamais saisi; jamais il
n'entra dans son âme ni faiblesse ni pusilla-
nimité.
« J'ai choisi cet hôpital pour en faire le
théâtre de mon enseignement; et quel lieu
serait plus convenable pour développer les
dogmes sublimes de la doctrine stoïcienne!
les murs attristés de ce bienfaisant édifice ne
recueillent que des douleurs. Ici , je trouve
un auditoire tel que Zenon lui-même l'au-
rait souhaité; ici, l'homme est secouru par
riiomme; c'est ici que tant de malheureux
viennent répandre leurs dernières larmes et
I02 LE PAUVRE PIERRE.
achever la route qui les mène au tombeau.
Ici , chaque heure nous instruit à mourir. Que
d'autres parlent aux gens heureuK : quant à
moi , je m'attache à vous par une sympathie
invincible.
« Singulière métamorphose pour un philo-
sophe stoïcien! Vous l'avouerai-je.'^ je ne sais
plus m'expliquer moi-même depuis que je
me trouve au milieu de vous. J'ai tant souf-
fert depuis c[ue je respire , que je devrais être
arrivé au terme proposé par Zenon à tous
ses élèves , l'apathie ou l'insensibilité morale.
La vanité ne berce plus mon âme; la gloire
est un bien chimérique pour moi; et pour-
tant mon cœur palpite de joie quand j'en-
tends vos murmures d'approbation , et quand
votre affection répond à la mienne. Je ne
crains pas la mort, puisque je me suis vo-
lontairement arrêté dans le lieu où elle fait
le plus de victimes. Toutefois; malgré mes
longues infortunes , je ne suis point encore
rassasié de jours ; je veux lutter encore contre
LE PAUVRE PIERRE. Io3
la fatalité qui m'entraîne; je veux défendre
les restes d'une vie misérable , mais à laquelle
j'attache du prix , puisque je puis vous la
consacrer. »
Ce début touchant de notre stoïcien , sa
noble franchise, son généreux dévoûment,
excitèrent le plus vif intérêt dans toute
l'assemblée. Pierre , lui-même , se trouvait
heureux de l'impression qu'il produisait; il
n'avait énoncé que quelques mots de sa doc-
trine, et déjà il se voyait chéri, admiré par
son auditoire. Il y avait véritablement quel-
que chose de religieux dans cette soirée bril-
lante et solennelle dont je ne perdrai jamais
le souvenir.
La lune est un doux flambeau dont la
clarté douteuse semble spécialement propre
à la méditation et aux entretiens mystérieux
de la philosophie ; elle ajoute à la magie des
belles paroles de l'éloquence; son pâle reflet
montrait à nu le front rêveur et mélanco
I04 LE PAUVRE PIERRE.
lique du pauvre Pierre , dont les attitudes ,
les mouvemens , les gestes , les regards s'ac-
cordaient si bien avec son langage. On aime
à voir les plus hautes sentences de la sagesse
sortir de la bouche d'un homme que la vieil-
lesse accable : Pierre semblait revêtu d'une
sorte de sacerdoce. On eût dit que les astres
du firmament ne faisaient éclater leur lu-
mière que pour l'assister dans son entre-
prise , en éclairant le lieu de cette mémo-
rable séance. Un calme profond régnait
d'ailleurs dans l'intérieur de l'hospice. La
douleur même était attentive ; on n'entendait
plus ses plaintes. Le stoïcien continua de
parler. Voici quelques phrases que j'ai rete-
nues de sa courageuse exhortation; elles
étaient concises et rapides comme celles des
philosophes du Portique ; mais Pierre avait
une voix pénétrante qui électrisait ses audi-
teurs.
(c Imitez ma vie, leur disait-il, et soyez,
ainsi que moi , supérieurs à toutes vos souf-
LE PAUVRE PIERRE. 105
frances! supportez avec courage les priva-
tions , la pauvreté , la maladie ! que votre
âme s'accoutume à tous les périls de l'exis-
tence! oubliez, s'il se peut, les jouissances
que vous avez perdues , et ne réclamez rien
de ce que le hasard vous a ravi ! Le monde ,
qui vous repousse , est plein d'êtres insensés
et frivoles qui se fatiguent vainement à la
recherche du bonheur. On croirait qu'il est
partout, puisqu'on prétend y arriver par
tant de routes différentes ; mais Dieu n'a pas
voulu que l'homme put le rencontrer sur la
terre; il n'en a donné que le besoin. Nous
ne faisons qu'approcher la coupe de nos
lèvres ; nos désirs ne sont qu'excités ; des
plaisirs courts, de longs malheurs, voilà le
partage des créatures.
« L'homme est tombé nu sur cette terre
infortunée ; c'est à lui de tirer parti de lui-
même , et de remplir complètement sa desti-
nation. Si le malheur vient à l'abattre , que
la philosophie le relève ! liC ciel l'a gratifié du
io6 LE PAUVRE PIERRE.
courage pour se défendre, comme il lui a
donné des pierres pour bâtir sa demeure. Il
doit tout acquérir, tout exécuter par ses mé-
ditations et par ses labeurs. C'est la faculté
d'agrandir les dons que Dieu nous dispense
qui nous distingue de ces groupes innom-
brables d'êtres créés pour partager avec nous
le bienfait de l'organisation et de la vie.
L'animal doit tout à la nature ; l'homme doit
tout à sa raison.
« Mais, par une fatalité inexplicable,
l'homme se défigure sans cesse lui-même
sous le vain prétexte de se perfectionner.
Il altère ses jugemens , ses opinions , ses
mœurs , son caractère ; il n'agit que d'après
des impulsions composées , et fait dégénérer,
pour ainsi dire , tout ce qui sort des mains
du Créateur. C'est ce qui m'a déterminé à
fuir le monde , où l'on me donnait le nom de
misanthrope. J'ai voulu faire à part la route
de la vie , pour ne pas voyager avec des mé-
chans dont les misérables discordes m'étour-
LE PAUVRE PIERRE. IO7
dissaient. Le bruit affligeant de l'ambition
humaine interrompait le cours de mes mé-
ditations philosophiques. Je m'estime heu-
reux depuis que je passe par des chemins
détournés , et que je marche seul à mes des-
tinées ultérieures. L'attrait des plaisirs ne
tente plus mon âme désabusée. Je n'admire
rien de ce que les autres poursuivent avec
tant d'ardeur : il ne faut au stoïcien que des
jouissances pures et sévères. J'ai toujours
négligé mon corps pour ne nourrir que les
feux de l'âme. A l'exemple des pythagori-
ciens, j'épure mon esprit par la retenue et
l^bstinence : pour exister ici-bas , il me suffît
d'un morceau de pain ; et grâce à mon cou-
rage , je ne l'ai jamais trempé de mes larmes.
Un peu d'eau pure me désaltère. Je ne con-
nais point le prix de l'or; une étoffe grossiè-
rement tissue me protège contre les rigueurs
de l'atmosphère. jMes organes d'ailleurs sont
depuis long-temps aguerris contre l'inclé-
mence de l'air; et cpiand Taquilon siffle sur
ma tète blanchie par la vieillesse , il me
Io8 LE PAUVRE PIERRE.
semble qu'il m'apporte un surcroît de vie et
de santé. »
Après ces paroles énergiques, quelqu'un
se leva pour demander au nom de l'assem-
blée ce que c'était que les stoïciens. Cette
question fut adressée à Pierre par un homme
bien malheureux , c[ui , après avoir consumé
sa vie dans des travaux utiles à ses conci-
toyens , ne trouvait plus où reposer sa tête.
(c Les stoïciens , répondit le vieillard d'une
voix animée , sont les athlètes de la philoso-
phie , les soutiens constans du courage dans
l'espèce humaine. Le véritable stoïcien est
un soldat armé contre la destinée , qu'aucune
menace n'intimide, qui n'abandonne rien
à ses ennemis , qui n'attaque pas , mais qui
résiste sans cesse ; qui ne sait ni fuir, ni
courber sa tête ; qui répond aux insultes des
faibles par son indifférence, aux outrages
des forts par son héroïque fermeté. Nul ne
porte mieux que lui le fardeau du malheur ;
son caractère est immuable.
LE PAUVRE PIERRE. lOg
« Le stoïcien risque volontiers sa vie et
sa fortune; les chances du hasard lui plai-
sent , parce qu'elles sont pour lui une occa-
sion de déployer sa résistance et sa valeur.
Il est infatigable ; il ressemble à ces guerriers
toujours prêts à combattre la nuit et le jour ;
il couche avec ses armes; il a toujours la
main sur la poignée de son cimeterre ; il
s'indigne de l'esclavage ; il regarde son corps
comme une prison qui retient son âme ; il
voudrait courir aussi vite que la pensée : la
gloire ni la richesse ne le tentent point ; il
ne repaît son âme d'aucune chimère ; il est
sobre; il dédaigne tous ces breuvages eni-
vrans qui troublent la marche de la raison ;
il étanche sa soif dans l'eau d'une sinq^le
fontaine; il vit de fruits et de racines; il
n'use jamais de sa raison que pour mettre
des bornes à ses désirs.
ce On a calomnié les disciples de Zenon en
les proclamant comme les apologistes du sui-
cide ; mais les philosophes du Portique sont
IIO LE PAUVRE PIERRE.
trop courageux pour chercher un refuge
dans le sein de la mort ; ils savent l'attendre
et la braver. Chez eux , la haine ou l'amour
n'admettent aucun sentiment intermédiaire ;
ils s'enflamment pour la vertu et repoussent
le vice avec horreur ; ils ne souillent jamais
une grande action en lui donnant pour base
l'intérêt personnel.
« Tout stoïcien reconnaît un Dieu et sa
providence immortelle; son cœur aime à se
reposer dans la justice de ses jugemens , et vit
sur la foi de ses espérances ; son culte est dans
le travail et dans la bienveillance qu'il porte
à ses semblables. Il faudrait des stoïciens dans
tous les lieux de misère pour y enseigner
la résignation et la soumission aux décrets
du ciel ; ils vous feraient trouver une sorte
de charme
obscurité. »
de charme dans votre indigence et votre
Jusqu'ici Pierre n'était entré dans aucun
détail sur sa propre histoire. Tous ses audi-
LE PAUVRE PIERRE. 1 1 I
teurs le conjurèrent de leur dire au moins
où il avait puisé des notions si salutaires
sur l'emploi de la \ie. Quoique le stoïcien
se fut fait une loi de rester inconnu , il
consentit à leur révéler quelques uns des
secrets ensevelis dans le fond de son cœur.
Il était bien sûr d'exciter leur intérêt ; car,
ainsi que je l'ai dit plus haut , Pierre possé-
dait au plus haut degré l'art de prononcer ses
éloquentes paroles. Il n'hésitait point d'ail-
leurs à fouiller dans les replis de sa con-
science. Quand les fautes sont expiées , on
peut interroger sans crainte ses souvenirs.
ce Mes amis , dit alors le pau^Te Pierre , je
vais , en partie du moins , satisfaire vos désirs.
Il m'est doux d'abréger, par mes discours et
mes consolations, les longues nuits de mes
compagnons d'infortune. Apprenez d'abord
que je n'eus jamais de patrie : je suis cosmo-
polite. Le hasard seul jusqu'à ce jour a pris
soin de ma vie et de ma fortune. L'amour
des voyages a toujours fait le bonheur de
112 LE PAUVRE PIERRE.
mon àme libre et indépendante. Une inqnié-
tude indéfinissable , une curiosité innée que
je ne pouvais nourrir que par la variété et
le renouvellement des sensations , une acti-
vité dévorante dont je ne savais pas me
rendre maître , m'ont conduit sur tous les
points de l'univers. J'ai parcouru tous les
continens de la terre , sans jamais me plier
aux habitudes des peuples que je visitais ,
ce qui m'a attiré des persécutions innom-
brables ; mais j'ai toujours déconcerté par
mon courage les hommes inhospitaliers qui
ont voulu se jouer de ma misère. J'ai long-
temps erré dans les vastes solitudes de l'Asie ;
j'ai traversé les sables brûlans de l'Afrique ;
j'ai vogué sur l'immensité des mers , et j'y ai
commandé le vaisseau qui m'avait reçu au
rang de simple pilote; j'ai pénétré dans des
déserts où nul être humain n'avait encore
empreint la trace de ses pas ; je suis parvenu
chez des sauvages qui se croyaient les seuls
habitans du globe; et pour obtenir d'eux
quelque bienveillance , je leur ai appris l'art
LE PAUVRE PIERRE. I I "^
de dompter les chevaux , et quelques uns des
métiers les plus lucratifs de notre vie sociale.
Partout mon séjour a été utile. Ce qui sur-
prendra sans doute ceux qui m'écoutent , c'est
que , dans des courses aussi périlleuses , mon
corps ne soit pas devenu la proie de quelque
assassin ; mais , dépourvu de biens comme de
besoins , je ne portais rien sur moi qui pût
servir d'appât à l'avarice, ou tenter la cupidité
des hordes nomades qui se rencontraient sur
mon passage. Toute ma puissance était dans
mon àme ; toute ma richesse dans ma volonté ,
que je savais en quelque sorte rendre sur-
naturelle.
(c Toutefois, si j'ai eu mille peines, j'ai eu
aussi mille plaisirs. Personne n'éprouve une
satisfaction plus ineffable et plus étendue que
le philosophe voyageur : tout ce qu'il admire
lui appartient. Je regrette ma vie errante et
aventureuse; je regrette surtout cette époque
délicieuse de ma jeunesse où , fatigué de mes
iucursions, je dormais sur une pierre avec
I. 8
Il4 LE PAUVRE PIERRE.
plus de volupté que le riche sur les coussins
(le l'indolence. La joie me transportait rpiand
je voyais vin navire mettre à la voile. J'enviais
le sort de ces aigles de mer par qui l'espace
est sitôt mesuré et parcouru ; j'étais toujours
étranger et impatient sur la terre qui venait
de me recueillir ; je voulais tout quitter pour
tout revoir; et aujourd'hui même que les
j)laies sanglantes de mes pieds affaiblis me
condamnent à un douloureux repos , mon
âme languit et se consume d'ennui. Quoi
c[u'en dise mon maître Zenon , tout stoïcien
devrait mourir quand le sort le réduit à être
malade ou impotent.
« J'ai épuisé toutes les jouissances de la
vie active, et pourtant je voudrais recom-
mencer mon existence; je voudrais recevoir
du Créateur une organisation nouvelle pour
l'exposer à de nouveaux dangers. Sans les
infirmités c|ui m'accablent , on me verrait
retourner encore sur la plaine agitée de
l'Océan pour y chercher des spectacles et des
LK PAUVKE PIKRRK, 1 I )
émotions. Comme Toiseau jjrécurseur des
orages , je suis depuis long-temps accoutumé
aux convulsions de la nature en désordre;
j'ai grandi dans l'adversité.
(c Qui me rendra les hasards dont j'ai triom-
phé, les obstacles que j'ai vaincus.^ Il n'y a
que les scènes violentes de cet univers qui
conviennent à mon goût pour l'agitation et
la turbulence. Pour que mon âme s'entre-
tienne, il me faut d'ailleurs une surabon-
dance de températiu^e que je ne trouve nulle
part comme dans les contrées asiatiques et
africaines. Le calme de l'atmosphère me fa-
tigue, et l'uniformité des impressions m'est
insupportable. Je ne sommeille jamais mieux
qu'au bruit des vagues soulevées par les vents
contraires ; et c'est parce que la mer est fé-
conde en tempêtes qu'elle produit sur moi
l'effet de la terre natale.
« J'avais à peine atteint ma vingtième an-
née , quand je (jiiittai la maison de mon père
I l6 LE PAIIVRK PIERRE.
comme un fugitif, sans lui dire un dernier
adieu , m'inquiéta nt peu s'il pleurerait mon
absence. Je formai le coupable projet d'aller
porter ma vie sur des plages lointaines , au
milieu de gens qui ne me connaissaient point.
Ceux qui m'ont vu partir ne sont déjà plus ;
mais j'avoue que je ne puis songer aux tour-
mens que je dus causer aux auteurs de mes
jours, sans avoir l'âme en proie aux remords.
Je ne puis , sans un sentiment bien triste ,
me rappeler le temps où la raison n'avait
encore aucun empire sur mes sens toujours
disposés à la révolte. La mémoire se montre
si puissante dans notre jeunesse , que les
fautes qu'on a commises y restent gravées
comme sur une table d'airain. Tout ce qui
mérite le blâme se représente à nous dans
notre vieillesse. On a beau fuir, errer, chan-
ger de lieu , notre souvenir est là pour pro-
voquer nos larmes. » — En prononçant ces
mots, le vieillard s'était involontairement
attendri ; son visage avait changé de couleur.
« Mes enfans , s'écria-t-il , daignez excuser
LE PAUVRE PIERRE. II7
ce moment d'oubli et d'abandon ; les pleurs
du repentir ne déshonorent pas le courage.
(c Ce cœur que je vous révèle n'a pas tou-
jours eu l'insensibilité du rocher. Il survient
des orages dans toutes les âmes. Quel est celui
d'entre vous qui n'aime quelquefois à rétro-
grader dans sa propre vie pour y chercher,
à l'aide de sa pensée , les traces de ses impres-
sions anciennes et primitives ? Qui peut sur-
tout raconter sans douleur comme sans effroi
les premiers écarts d'une raison égarée P »
Cette réflexion produisit le plus grand
effet sur cette foule de vieillards attentifs
qui composaient la majeure partie de l'au-
ditoire. Il y avait dans leur attitude, et sur-
tout dans leur immobilité, quelque chose
d'imposant qui commandait le silence ; et ,
pendant que Pierre parlait , chaque trait de
leur physionomie semblait receler un pro-
fond mystère.
Notre philosophe voulait néanmoins ter-
I 1 8 LE PAUVRE PIERRE.
miner ici son entretien et renvoyer ce qu'il
avait à dire pour la leçon du lendemain ;
mais il est des narrations d'un intérêt si
touchant , qu'on ne saurait les interrompre
sans agiter ceux qui les écoutent de l'impa-
tience la plus pénible. On supplia en consé-
quence l'orateur de ne pas suspendre son
récit. Il est naturel d'ailleurs que des hom-
mes privés depuis long-temps des douceurs
du sommeil cherchent à prolonger leurs
veilles , ne fût-ce que pour distraire leur
attention d'une douleur toujours plus active
au sein des ténèbres. Pierre n'était point
fatigué ; il puisait à chaque instant une force
nouvelle dans la confiance qu'on lui témoi-
gnait. Il continua de raconter sa propre his-
toire avec la plus vive émotion.
ce Toutes les passions ont fermenté dans
mon âme, s'écria- 1 -il ; mon cœur a subi
toutes les tempêtes ; j'ai eu tous les penchans,
tous les goûts , même celui de la science ,
dont je suis pourtant désabusé, depuis que
LE PAUVRE PFERRE. I H)
j'apprécie comme il convient le triste usage
que l'on en fait. J'ai embrassé toutes les illu-
sions, même celle de l'amour, cette maladie
des êtres oisifs, la plus tyrannique des im-
pulsions humaines , tout-à-fait indigne d'iui
stoïcien. Je touchais alors à cette époque
orageuse de l'existence où l'homme est en-
traîné par l'impétuosité de ses propres or-
ganes, où l'on ne respire que pour sentir.
Un philosophe peut se soustraire à la crainte,
au joug de l'opinion ; mais il ne saurait
échapper à cet attrait moral et irrésistible
des sexes que les obstacles irritent et que les
larmes font tant durer.
« J'avais besoin d'avoir vni fils , pour ré-
pandre sur lui toute mon affection ; j'en-
levai la fille du brave et généreux capitaine
qui m'avait reçu dans son vaisseau. La
complice de mon égarement osa suivre vo-
lontairement celui qui venait de faire un
tel outrage à l'autorité paternelle ; mais le
ciel réprouva l'hymen qui s'était formé
I20 LE PAUVRE PIERRE.
SOUS d'aussi malheureux auspices ; il ne
voulut point que je trouvasse le bonheur
dans des liens domestiques : tant il est vrai
que les plus doux sentimens de la vie en-
traînent des maux irréparables , quand ils
nous écartent de la vertu ! La nuit même qui
suivit le jour où j'avais flétri mon cara€-
tère par un attentat aussi horrible , il y eut
un déchaînement extraordinaire des vagues
de l'Océan. Le supplice du remords est , dit-
on , plus terrible chez les hommes que le
péril environne ; à chaque instant je croyais
entendre la voix de la nature courroucée me
reprocher ma lâche trahison. Le bruit de
la tempête soulevait contre moi ma propre
conscience , et il me semblait que tous les
coups de tonnerre étaient dirigés contre le
plus coupable des ravisseurs.
« Je fus bientôt puni de mon crime. Peu
de temps après je fus délaissé par la jeune
compagne que je croyais à moi sans aucun
partage. Elle me quitta pour s'attacher à un
LE PAITVRK PIERRK. 1 2 I
homme que j'avais rendu le confident du
peu de joie que je goûtais sur la terre. Jugez
de mon tourment quand je me vis à la fois
trahi par l'amour et par l'amitié. Si , à l'époque
où ce coup affreux vint me frapper, j'avais
été plus profondément initié dans les hautes
leçons de la doctrine du Portique, j'aurais
triomphé de ce revers; j'aurais dédaigné
cette injure du sort ; j'aurais vu d'un œil sec
s'éloigner le vaisseau qui séparait à jamais
de moi une épouse infidèle : mais les prin-
cipes que j'avais puisés dans les ouvrages de
Zenon n'avaient point encore germé dans
mon esprit; j'étais ardent, présomptueux,
tout plein d'une affection que le premier
accord de nos âmes n'avait que trop vive-
ment cimentée.
« Novice encore dans l'école des sages que
j'avais pris pour modèles , j'oubliai cette
modération stoïque qui , depuis ce temps ,
est devenue la règle immuable de mes sen-
timens et de mes actions, .le supportai
122 LE PAUVRE PIERRE.
sans courage un châtiment qui m'était in-
fligé par une main divine et cachée ; je
versai des pleurs , je proférai des plaintes ;
je fus même assez faible de cœur pour m'a-
bandonner à des mouvemens extraordinaires
de dépit et d'indignation à la manière des
hommes vulgaires. Ma rage impuissante la
poursuivait au milieu des flots , et jusqu'aux
lieux où elle allait ensevelir sa honte et per-
pétuer mon désespoir.
« Pour adoucir l'horreur de ma situation ,
on me conseilla de voyager ; mais les malheu-
reux sont comme les coupables ; ils n'échap-
pent point à leurs souvenirs. J'avais beau
m'éloigner, mes douleurs me suivaient par-
tout; partout je retrouvais l'image de celle
qui m'avait si inhumainement trahi et dé-
laissé : vainement je mettais entre elle et moi
l'immense intervalle des mers, des mon-
tagnes, des royaumes, des continens, mes
regrets , ma tendresse même, me reportaient
toujours vers l'indigne (^bjet de mon culte.
r,K PAIVH! PIERRE. 12^
Les cicatrices de Tamour offensé ne se con-
solident jamais ; elles se rouvrent au moindre
trouble qui vient agiter lame. Aujourd'hui
même que tant de jours ont passé sur ma
tête , aujourd'hui que des renseiguemens
certains m'ont informé qu'elle n'était plus,
mes blessures sont loin d'être fermées : elle
a désolé ma vie, et pourtant, si j'avais la
puissance d'un dieu, j'en proiiterais pour la
rendre à la terre qui l'a perdue ; je ferais
couler mon sang pour ranimer la femme
perfide qui m'a meurtri le cœur par son
ingratitude; j'éprouverais encore le besoin
de la voir, de la chérir, de la protéger
contre ses remords , ou , pour mieux dire ,
de la consoler. »
Parmi les sentimens mixtes que l'espèce
humaine est susceptible d'éprouver , il lïen
est point de plus touchant que celui du res-
pect mêlé à la compassion. Tel était le mou-
vement qui se passait dans l'ame des audi-
teurs du pauvre Pierre. On s'attendrissait
124 . t-E PAUVRE PIERRE.
sur ses longs malheurs ; quant à lui , on
voyait qu'il était honteux de montrer tant
d'émotion. Les statuts de nos hôpitaux pres-
crivent aux malades de se coucher à des
heures déterminées ; pour cette fois seule-
ment on transgressa la règle commune , et
les disciples de Pierre s'obstinaient à de-
meurer encore sur le gazon. Ils encoura-
geaient leur maître de la voix et du geste.
Le stoïcien continua ; mais , comme la nuit
s'avançait , il prévint l'assemblée qu'il allait
précipiter la marche de sa narration.
(( Je m'étais réfugié dans l'Inde, pays sacré
par ses souvenirs , berceau de la philosophie ,
et peut-être du stoïcisme, patrie des pre-
miers sages, contrée riante oii les rapports
sociaux de l'homme sont dans leur primi-
tive simplicité , oii l'hospitalité est une vertu
facile , parce qu'elle y est constamment en-
tretenue par l'instinct puissant de relation,
.le me croyais à la fin de mes peines; mes
tribulations étaient à leur comble; mais le
T,K PAITVRI-: PIKRRF. laS
i'it'l lit naître dans mon anic lui besoin
})lus dévorant encore que celui de l'amour.
Les peuples qui m'avaient accueilli me con-
fièrent la direction de leurs armées ; ils m'é-
levèrent aux postes les plus éminens ; ils
m'aimaient, parce que je savais imprimer
une énergie extraordinaire à leurs résolu-
tions , parce que je leur apprenais à trouver
dans leur intelligence des ressources poiu^
se conserver et pour se défendre.
« Que ne peut une doctrine qui a pour but de
chasser la crainte , sans inspirer une téméraire
présomption ! Les stoïciens sont les meilleurs
capitaines ; leur constitution morale les rend
particulièrement propres à commander. Des
soldats qui sortiraient de l'école du Portique
seraient d'une valeur incalculable ; tout fui-
rait devant leurs étendards. Je haranguais
souvent les Indiens sur les bords sacrés des
grands fleuves où ils allaient se purifier. On
sent tout l'effet que devaient produire sur
eux l'ascendant de mon caractère et l'éner-
1^6 LK PAIJVRK PIKRRE.
gie de mes discours. Rien ne subjugue des
hommes timides et superstitieux comme l'en-
thousiasme et la fermeté. C'est ce qui déter-
mina le choix qu'ils firent de moi pour
assurer le succès d'une guerre qu'ils avaient
entreprise. J'épousai leurs dissensions , leurs
querelles ; je me battis de concert avec eux ,
et pour eux; je les enflammais par mon
exemple. Tout servait merveilleusement nos
projets, tout, jusqu'à la vigueur prodigieuse
de nos éléphans ; ces grands animaux traî-
naient avec orgueil notre vaste artillerie , et
les guerriers que je conduisais ressemblaient
à une marche de triomphateurs.
« La gloire et l'opulence m'environnaient.
J'en fus ébloui , et bientôt je me perdis par
un désir exagéré de la domination et du
pouvoir. Dans l'Inde , comme ailleurs , la
montagne de l'ambition est entourée de pré-
cipices. Les passions de la multitude y sont
capricieuses comme les élémens. Victime
d'une sédition, je tombai sans retour; mes
l,K PADVRK PlICnUK. ll'J
soldats cessèrent de reconnaître ma voix ;
ils m'abandonnèrent à la première blessure
dont je fus atteint, comme si je pouvais dis-
poser du hasard des batailles. Il n'y avait que
([uelcpies jours que j'étais sépare d'eux, et
déjà j'étais complètement oublié de cette
troupe ingrate et indisciplinée. Comment
espérer de se maintenir dans des lieux où
depuis tant de siècles la raison n'a plus d'in-
terprètes , où l'opinion n'a que des esclaves ?
« J étais sous le poids d'une proscription
universelle. Il ne me restait d'autre moyen
de salut que la fuite , dernière ressource des
ambitieux désolés. J'aurais voulu trouver des
champs déserts où il n'y eût aucune trace
de civilisation. Je me cachai dans le fond
des forêts : nous aimons à nous réfugier sous
des arbres toutes les fois que nous avons
à nous plaindre des hommes ; nous deman-
dons des consolations même aux êtres qui
occupent le dernier échelon de la sensibilité.
(t Les solitudes que je parcourais m'inspi-
1^8 LE PAUVRE PIERRE.
raient néanmoins une terreur mortelle , à
cause de la quantité innombrable de bêtes fé-
roces qu'on y rencontre. Certes , il faut être
bien familiarisé avec la nature sauvage pour
ne pas être effrayé par les rugissemens des ti-
gres qui l'habitent : j'allumais des feux pour
les éloigner. Je me cachai quelque temps par-
mi les rochers des hautes montagnes du Ben-
gale : j y rencontrais des hommes chasseurs
qui s'imaginaient que j'étais médecin, et qui
m'accordaient l'hospitalité.
Les esprits cultivés ont d'ailleurs des
moyens de communication dont ils se hâtent
de profiter dans les circonstances périlleuses
de la vie. Je savais chanter, ce qui me mit de
suite en rapport avec certains Indiens qui ont
un penchant naturel pour l'exaltation poéti-
que, et qui célèbrent par des rimes grossières
les événemens mémorables de leurs contrées.
J'allais les visiter dans leurs chaumières , con-
struites avec de la terre glaise et des bambous.
Ils m'accueillaient du moins pour un temps ,
LE PAUVRE PIERRE. 1 29
en m'associant à leurs concerts , à leurs fêtes ,
à leurs plus douces jouissances. Les ini2:)res-
sions de la musique sont indéfinissables ; sa
puissance magique transforme les cœurs les
plus inhumains , accorde les âmes les plus
disparates, et les dispose à la sympathie.
(c Cependant je me fatiguai bientôt d'une
condition aussi incertaine. Je m'imaginais
d'ailleurs que je serais plus en sûreté chez
des peuples tout-à-fait barbares. Je m'em-
barquai sur un bâtiment qui me jeta sur les
côtes d'Afrique; mais je ne fus pas moins
malheureux parmi les noirs habitans de ces
plages brûlantes. Partout je rencontrais des
hommes qui m'inquiétaient par leur curio-
sité; ils me demandaient de quelle religion
j'étais , quel était le dieu que j'adorais. L'as-
pect de mon teint était pour eux un objet
de surprise : comme ils me voyaient pâle et
décoloré, ils voulaient savoir si j'étais ma-
lade , ou maudit du soleil.
C'est surtout dans ces lieux arides que
'■ 9
l3o LE PAUVRE PIERRE.
j'eus à souffrir les tourmens de la faim.
Je me souviens qu'un jour je fus réduit à
manger des sauterelles , que le vent jetait
par nuées au milieu de mon désert. La
terre était tellement desséchée, que j'at-
tendais avec impatience la rosée de la nuit
pour me rafraîchir; j'étais au comble de la
joie quand quelque être charitable restau-
rait mes forces en m'accordant un peu de
vin de palmier. Une circonstance de ma vie ,
qu'il est bon de dire aux malheureux qui
m'écoutent, c'est que je n'ai jamais con-
tracté aucune de ces fièvres pestilentielles,
calamités inévitables pour des étrangers. Une
année que je faisais une longue traversée , je
vis périr les deux tiers de l'équipage , sans me
ressentir le moins du monde du fléau qui
m'environnait. Il y a , comme je l'ai souvent
remarqué , dans l'âme du stoïcien un prin-
cipe de réaction extraordinaire qui repousse
long-temps la maladie et la mort.
« D'autres peines m'attendaient, et je ne
LE PAUVRE PIERRE. l3l
tardai pas à être effrayé de tous les périls
de ma solitude. Pour me garantir des ar-
deurs du soleil , je m'étais soigneusement
construit une cabane, dont je fus chassé
par un sauvage qui la trouva plus commode
que la sienne. Je vieillissais, et d'ailleurs je
commençais à ne plus pouvoir me défendre ,
parce que la chaleur, jointe à l'humidité des
forêts, détruisait progressivement la sou-
plesse de mes membres : mes nuits étaient
aussi tristes que mes jours; l'odeur infecte
des marécages m'empêchait de respirer : mon
sommeil était à chaque instant interrompu
par les coassemens des reptiles aquatiques,
par le chant lugubre des chouettes , et par la
crainte que m'inspiraient les chacals , dont
les cris discordans ressemblent aux vasis-
semens d'un enfant qu'on égorge. Je mou-
rais de fatigue, et le besoin des relations
sociales parlait d'ailleurs à mon âme sen-
sible. J'abandonnai les déserts j^our péné-
trer dans l'intérieur des villes et me pla-
cer sous l'égide des lois. Mais s'il est doux
l32 LE PAUVRE PIERRE.
de se dérober à la poursuite des panthères
et des lions, on va voir qu'il est souvent
dangereux de tomber dans les mains des
hommes.
ce Pour assurer ma subsistance , j'avais suivi
quelques marchands maures que des motifs
de spéculation conduisaient dans les pays
soumis à la domination du roi des Achanties ;
Vous avez sans doute entendu parler de ces
peuples , que la superstition a rendus si bar-
bares, qui se délectent à faire ruisseler le
sang de leurs semblables , qui se réjouissent
au son de la trompette par le spectacle de
la mutilation et de la mort. Tout est extrême
en eux, jusqu'à leur danse, qui n'est qu'une
suite de mouvemens frénétiques : leurs chan-
sons même ne sont autre chose que des cris
de carnage. Ma tête fut réclamée pour être
offerte en sacrifice dans la célébration d'une
fête prochaine, et mon corps fut promis
aux vautours , qui abondent sur cette terre
désolée. En attendant le jour sinistre , on
LE PAUVRE PIERRE. l33
me renferma dans une prison obscure ,
d'où Ton me faisait sortir tous les jours
pendant quelques heures pour m'assujet-
tir aux plus vils travaux. Quelle vicissi-
tude ! je commandais en Asie , je servais en
Afrique.
ce C'est encore dans cette funeste conjonc-
ture que je dus mon salut à la sublime
doctrine que j'avais embrassée. Si je m'étais
présenté en suppliant , je n'eusse jamais pu me
soustraire à lliorrible sort qu'on me réservait ;
mais rien ne désarme la férocité comme la
présence d'un homme qui se montre exempt
de toute terreur. Dans des lieux où la force
est tout, la résistance plaît alors même qu'elle
est impuissante.
« On me conduisit devant le roi : ma
stoique intrépidité me concilia sa bien-
veillance ; il m'affranchit de la cérémonie
sanguinaire , et voulut me revêtir d'une
charge dans l'intériein^ de son palais. Je n'ac-
l34 LE PA.UVRE PIERRE.
ceptai point cette faveur insigne ; j 'étais dés-
abusé de la fortune ; et , par une singularité
des plus remarquables , après tant d'années ,
l'amour de la patrie vint pour la première
fois se faire entendre dans le fond de mon
cœur. Les philosophes sont malheureux en
Afrique ; rien n'équivaut pour eux aux biens
immuables de la vie intellectuelle , et sous
ce ciel inhumain , tout recueillement est im-
possible.
ce L'air volcanique que je respirais engen-
drait sans cesse autour de moi des milliers
d'animalcules malfaisans qui paralysaient
mon attention. On a des ailes quand on fuit
la terre de l'esclavage ; en quelques mois je
saluai le sol de l'Europe , et je m'arrachai pour
jamais à cette nature dévorante, ennemie
irréconciliable de la pensée. Si vous saviez
tout ce que j'ai souffert pour regagner les
côtes de France! Partout je n'ai rencontré
que des êtres qui me repoussaient comme
un vagabond. Les animaux goûtent le repos
LE PAUVRE PIERRK. 1 V")
dans leurs retraites ; les plus vils ser\ iteurs
dorment tranquillement chez leurs maîtres ,
et moi, j'ai trouvé tous les cœurs et toutes
les portes inaccessibles.
« Depuis cinquante ans que je voyage, j'ai
presque toujours subsisté du produit des le-
çons que je donnais dans les vaisseaux et
chez les peuples les moins civilisés. Je leur
enseignais les combinaisons du calcul , la
géométrie, l'écriture, etc. Ils n'auraient pas
voulu de ma philosophie : il n'y a que les
malheureux qui puissent l'entendre. Après
tant de périls et de traverses, j'ai traîné jus-
qu'ici le fardeau de mes ans ; je suis arrivé
dans cette cité fameuse , séjour de la misère
et des grandeurs , asile de l'intrigue et des
talens ; dans cette capitale enchantée, oii l'es-
prit s'alimente, où le génie se féconde, où
tout arrive pour s'éteindre , où tout se per-
fectionne pour se dégrader; dans ce vaste
rendez-vous de tous les peuples et de tous
les hommes, qu'un profond penseur surnom-
l36 LE PAUVRE PIERRE.
mait avec raison la grande hôtellerie de l'u-
nivers.
« Enfin , mes amis , il est devant vous cet
homme qui a tout obtenu et tout perdu sur
la terre ; cet homme qui a été le jouet des
sermens frivoles de l'amour et des perfides
promesses de l'amitié. Le voilà tel que l'am-
bition l'a rendu. Voyez où m'ont conduit les
idoles auxquelles j'ai tant sacrifié! j) En par
lant ainsi , le stoïcien montrait sa tête chauve ',
son front ridé par toutes les traces de ses
anciennes passions , ses bras décharnés , ainsi
que son sein tout couvert des cicatrices de la
guerre.
Les assistans fondaient en larmes. Mais
ils furent encore bien plus attendris quand
il ajouta d'une voix touchante et qui pénétrait
l'âme de conviction : « Mes chers amis , vous
recevrez bientôt mes adieux. Je suis averti
de ma fin prochaine par des symptômes dont
je prévois les sinistres effets. Il me semble
LE PAUVRE PIERRE. l'i']
que les âmes de tous ceux qui ont succombé
dans cet hôpital planent au-dessus de ma
tête , et qu'elles sont prêtes à me recevoir. Mes
pieds chancellent, mes yeux sont comme
voilés par un nuage, et bientôt je perdrai
jusqu'au spectacle de la nature. Je n'aurai
garde d'imiter mon maître Zenon qui se
laissa vaincre par la faim pour aller res-
pirer plus vite la Divinité qui l'attendait.
Je n'irai point au - devant de la mort :
je saurai l'attendre sur les confins de la
vie. »
Le vieillard avait constamment parlé avec
une voix si entraînante , que la nuit entière
s'était écoulée sans que personne s'en fût
aperçu. Les lampes des salles étaient éteintes;
le feu scintillant des étoiles s'était évanoui ,
et déjà le jour commençait à poindre , que les
malades se trouvaient encore sous le charme
des paroles de Pierre. Ce ne fut pas sans
exciter un commun regret que l'aurore trop
prompte vint terminer ce touchant entre-
l38 LE PAUVRE PIERRE.
tien. Chacun des auditeurs regagna paisible-
ment sa couche , emportant avec lui ce calme
salutaire qui soulage le cœur du poids qui
l'oppresse.
Les dernières phrases du stoïcien avaient
néanmoins contristé toutes les âmes. Sespres-
sentimens étaient fondés ; sa santé déclinait
d'une manière alarmante. Depuis quelques
semaines , il n'avait plus qu'un sommeil fac-
tice , entrecoupé de rêves qui décelaient les
inquiétudes dont il était agité. Tl est vrai
que Pierre avait contracté des habitudes
tout-à-fait préjudiciables à sa conservation.
Son penchant pour la mobilité était telle-
ment irrésistible , qu'il marchait toujours à
grands pas dans les cours de l'hôpital , ce qui
ne contribuait pas peu à exaspérer l'affreuse
plaie qui dévorait sa jambe. Une de ses jouis-
sances ordinaires était aussi d'exposer sa tête
à l'action d'une température forte, particu-
lièrement aux rayons du soleil. Il buvait
ensuite de l'eau très froide, qu'il appelait
LE PALVRl PIKRRE. î Sc)
plaisamment la tisane des [)hiloso[)hes du
Portique.
Il est une multitude de soins vulgaires et
minutieux (jui contribuent singulièrement au
maintien de notre existence. Si Pierre les eiit
moins négligés, s'il avait été moins rude à lui-
même , il est probable qu'il aurait prolongé
plus long-temps sa carrière , à l'exemple de
Chrysippe , de Cléantlie , et de tant d'autres
sectateurs de l'antique doctrine. Peut-être
aussi que son nouveau genre de vie influa
sur son dépérissement et sa décadence. Car
il nous disait souvent : « Je me trouve trop
resserré dans cet hôpital. J'ai toujours existé
dans un horizon sans bornes ; je ne puis me
contenter de l'air que vous respirez. Ceux
qui n'ont habité que la terre ne conçoivent
pas les jouissances des marins. Pour nous,
vivre, c'est se mouvoir. J'éprouve tous les
regrets d'un naufragé , qui s'indigne de finir
ses jours sui* le rocher où vicjit de le jeter la
tenqjête. y^
l4o LE PAUVRE PIERRE.
Mais il arrive un temps oii la puissance du
malheur triomphe de tout ce qu'il y a d'in-
vincible dans l'organisation physique du stoï-
cien. Pierre avait enduré tous les maux qui
peuvent accabler le corps. Il fut ^;ontraint de
s'aliter ; dès-lors plus de joie , plus de sécu-
rité , plus de consolation dans l'hôpital. Les
infortunés que soutenait son courage retom-
bèrent dans leur abattement. On s'entretenait
tout bas et d'une voix alarmée ; on se deman-
dait avec inquiétude des nouvelles du stoï-
cien ; on allait en foule le visiter. Pour
ne pas causer trop d'émotion au malade,
les religieuses éloignaient autant que pos-
sible les personnes qui se présentaient.
De son côté, Pierre ne concevait rien aux
hommages qu'on lui rendait. Il remerciait
de l'œil et avec une expression pleine de
bonté.
En quelques jours , son état empira à un
tel point , qu'on parla de le transporter dans
la salle des agonisans. C'était alors l'usage de
LE PAUVRE PIERRE. iZjl
recueillir à part ceuK que le péril menaçait
de trop près , pour épargner les plus tristes
scènes à l'individu convalescent ou qui ap-
prochait de la guérison. On isolait les malades
aussitôt qu'on apercevait en eux les moindres
signes avant-coureurs d'une fin prochaine.
L'intérieur de cette salle déterminait d'ail-
leurs les impressions les plus douloureuses ,
par les longs soupirs qu'arrachait la souf-
france , par le murmure des prières adressées
à Dieu près du lit des mourans , par la pré-
sence des prêtres chargés de la purification
des consciences , par les mouvemens religieux
imprimés à l'âme dans les derniers momens
de l'existence , par les révélations solennelles
d'une inviolable amitié , par les dispositions
affectueuses des testateurs ; car il n'est pas
de pauvre qui n'ait aimé quelqu'un au milieu
du monde qui le rejette.
La volonté et la bienveillance se mon-
trent dans toutes les conditions des hommes.
On ^eiit imprimer une sorte de stabilité
1^-2 LE PAUVRE PIERRE.
aux actes qui en proviennent ; on les confie
communément à la généreuse hospitalière
dont le ministère est de consoler les parens
qui viendront réclamer les dépouilles. Ces
derniers apprennent d'elle les paroles tou-
chantes qu'on a proférées avant d'expirer,
et dont les familles gardent religieusement
le souvenir. C'est dans un lieu semblable
que fut relégué le pauvre Pierre. Je vou-
drais maintenant pouvoir raconter dans
toute sa vérité la mort admirable de cet
intéressant philosophe : rien ne prouverait
mieux que l'école de Zenon émane de celle
de Socrate.
Quoiqu'il fût atteint d'une fièvre brûlante ,
le ciel lui épargna le délire, et il conserva
jusqu'à son dernier jour toute l'intégrité
de sa raisoji. Ses mains étaient néan-
moins agitées par des mouvemens con-
vulsifs , et il les promenait autour de son
lit comme pour ressaisir la vie qui lui
échappait.
LE PAUVRE PIERRE. l43
Les médecins auguraient si mal de son
état, qu'on lui proposa de se confesser à
l'aumônier de l'hospice , ce qu'il accepta
avec autant d'humilité que de résignation.
Cet acte religieux lui coûtait d'autant moins ,
que Pierre était doué d'une grande piété,
et qu'il avait ( étant bien portant ) l'ha-
bitude de procéder tous lés soirs à l'exa-
men des actions de sa journée ; il se ju-
geait , se blâmait ou s'approuvait lui-même
avec sa raison. Il reçut donc avec recon-
naissance les consolations du prêtre qui
vint l'assister. L'entretien qu'il eut avec lui
était souvent interrompu par de longs in-
tervalles de silence. Il avait l'air de se
recueillir pour mieux interroger sa mé-
moire. « J'ai beau sonder le fond de mon
âme, s'écriait-il, je n'y trouve plus de
remords. J'ai tout expié par mes longues
souffrances. Ce ne sont donc pas mes souve-
nirs qui m'occupent , ce sont les liens que
j'ai contractés avec les bons pauvres de cet
hôpital. »
l44 LE PAUVRE ftERRE.
Le malade exhorta ensuite ses compagnons
d'infortune, et dit à ceux qui l'environnaient :
ce Mes chers amis , d'où vient cet attendrisse-
ment général que je remarque autour de ma
personne ? J'étais venu ici pour me cacher :
qui m'eût dit qu'on y pleurerait ma mort ! Je
recois vos larmes avec «Tatitude comme sans
orgueil ; mais pourquoi regretter un stoïcien?
laissez-le sortir de sa prison. Il ne fait que
changer de lieu. On se revoit ailleurs. )>
En proférant ces mots, le vieillard sentit
renaître un certain calme dans sa situation.
Il en profita pour procéder à la rédaction
de son testament. Il fit présent à l'aumônier
de son bâton de bambou qui l'avait conduit
dans ses voyages et dans les circonstances les
plus chanceuses de sa vie. Quant à son chien,
ce qu'il avait de plus cher au monde , ce fut
le lépreux qui en hérita , comme étant celui
de ses auditeurs qu'il avait jugé le plus à
plaindre. Ce dernier s'approcha de son lit,
le remercia, et combla de bénédictions son
LE PAUVRE PIERRE. l45
bienfaiteur. « Je me sens défaillir, dit enfin
le pauvre Pierre d'une voix éteinte et lan-
guissante. Enterrez-moi , je vous prie , dans
le cimetière de cet hôpital. Couvrez de la
poussière des malheureux le corps corrup-
tible que je vous laisse. »
C'est ainsi que Pierre termina son exis-
tence, après avoir subi la vieillesse la plus
douloureuse ; car , indépendamment du mau-
vais état de ses jambes, il était en proie aux
insomnies les plus fatigantes. Quand il eut
rendu le dernier soupir , soit illusion , soit
réalité, on remarqua que son visage n'avait
rien perdu de l'expression active de sa phy-
sionomie ; on y retrouvait encore toute l'em-
preinte d'une aussi belle âme.
J'ai rassemblé, sur le caractère particulier
de Pierre , beaucoup d'anecdotes que je crois
superflu de reproduire. La considération dont
il jouissait dans son infortune, avait jeté au-
tour de lui une sorte de voile mystérieux qui
lO
l46 LK PAUVRE PIERRE.
provoquait la curiosité. Ses mœurs étaient
graves et austères. On ne le voyait jamais
rire, quelle que fût d'ailleurs sa satisfaction
intérieure.
Comme il n'était pas donné à tout le
monde de comprendre ses belles et judi-
cieuses paroles , il y avait dans l'hôpital
quelques individus qui s'abandonnaient à
leur penchant particulier pour la moquerie ;
mais le disciple de Zenon n'était aucunement
atteint par les sarcasmes dont il était l'objet;
cette arme , qui n'a rien de commun avec le
sérieux de la vie , lui était absolument incon-
nue.
Quand on cherchait à le blesser, il n'é-
prouvait pas la moindre émotion; et lorsqu'un
esprit mal fait ou présomptueux s'avisait de
le réfuter par des objections vaines et futiles ,
sa patience était exemplaire. C'était un par-
fait conciliateur; il cherchait à éteindre la
haine partout où elle s'allumait; il mettait
T.E P4UVRE PIERRF.. 1 /^"J
d'abord un peu de rudesse dans ses sages
avertissemens ; mais, par réflexion, il tem-
pérait sa vivacité à la fin de toutes ses phrases ;
accoutumé à se combattre, il ne laissait ja-
mais échapper qu'une partie de son ressen-
timent.
Nous avons déjà fait mention de son ex-
trême sobriété. Je lui présentai un jour des
alimens d'une qualité supérieure, je lui fis
pareillement apporter une provision de fruits
habilement confits et sucrés ; il les refusa avec
dédain , ainsi que des flacons d'un vin exquis
que je lui avais destinés. Il s'imagina que je
voulais le flétrir et attenter à sa doctrine. Il
disait que son misérable corps avait toujours
plus qu'il ne méritait. Il se faisait gloire d'être
supérieur à toutes les tentations.
Phénomène extraordinaire ! la lune sem-
blait être le seul astre favorable aux inspira-
tions de son âme. Le jour il se taisait , et on
le voyait constamment absorbé dans ses rê-
l48 LE PAUVRE PIERRE.
veries mélancoliques. La mémoire de ce phi-
losophe vertueux est restée en grande véné-
ration à l'hôpital Saint-Louis ; et toutes les
fois qu'un malheureux s'y fait remarquer par
sa résignation , sa fermeté , son courage , on
dit toujours : C'est comme était le pauvre
Piéride !
DE l'espérance. i49
c-»»»»«»»«c »»»♦»♦ ♦♦^«^♦c^«^»»^^fr<^<-fr»«^»»«c-e<-fr<-»<-o*»e»*oc-»»»»»»frfrfr»«-f<
CHAPITRE VIII.
DE LESPERANCE.
Pour qu'un bien nous flatte et nous réjouisse ,
quand nous parvenons à l'obtenir, il est bon que
notre âme ait été préalablement agitée par le
désir de l'avoir en notre possession. La nature
semble en effet avoir attaché un sentiment délec-
table aux émotions qui résultent des vœux que
nous formons, quand un grand espoir les ac-
compagne. Que serait une vie où tout serait po-
sitif et inévitable , où les troubles de l'incertitude
seraient étrangers à tous les mortels !
L'espérance devait donc habiter un monde où
le bonheur n'est qu'en perspective ; car, tout ce
qui constitue notre bien-être se trouve à peu
près dans cette affection qui nous tient en haleine
sur toutes les routes que nous parcourons. « Celui
qui donna tout ce qu'il avait, et ne se réserva que
l'espérance , dit un médecin célèbre , ne se fit pas
un si mauvais partage que l'on se pourrait ima-
giner; il prit pour lui tout ce qu'il y avait de plus
l5o PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
doux dans la vie ; il choisit le bien le plus durable
qui s'y puisse trouver. » *
L'homme en effet est le seul des êtres vivans
qui soit heureux par ses espérances , qui les pleure
quand il les a perdues ; il est le seul qui s'enivre
de joie, en songeant aux causes qui pourraient
réaliser la possession d'un objet désiré. Il suffit
qu'il soit probable qu'un bien lui arrive, pour que
son esprit s'attache à ce bien , pour que son ima-
gination se plaise à embellir tous les avantages
qui en proviennent.
Ainsi donc notre âme se complaît dans la pour-
suite du bien. Si l'on veut y réfléchir, il n'y a rien
d'actuel dans les sensations que nous éprouvons ;
c'est toujours dans l'avenir que nous posons le
but de nos jouissances. Nous n'inventons, nous
n'exécutons que pour arriver à un terme que
nous appelons celui de nos désirs. Toute notre
vie se consume en entreprises. Si l'homme se
repose , c'est , comme on l'a dit , pour aller plus
loin : détruire l'espérance, c'est presque vouloir
arrêter le temps ; de là vient que les peintres
nous la représentent comme une divinité riante,
■ Les Caractères des Passions , par le sieiu' Cureau de La Chambre,
conseiller du roi Louis xni, et son médecin ordinaire, etc.
DE l'espérance. I 5 I
qui vient se montrer à chaque instant aux re-
gards des malheureux.
Les divers degrés de chaleur que la nature met
dans toutes nos autres passions , se retrouvent
aussi dans nos espérances. Il faut attribuer à
ce phénomène la manière dont chacun com-
bine ses forces, pour atteindre le même résultat
dans la conduite et la direction des affaires hu-
maines. Que l'homme soit souverain ou sujet,
qu'il soit riche ou pauvre , il a des projets à con-
cevoir, des désirs à satisfaire. Nul ne peut se con-
tenter d'une puissance qui a des limites. Espérer,
c'est jouir ; le bonheur de l'homme est dans l'at-
trait de ce qu'il attend.
C'est parce que l'espérance est l'affection qui
se rattache le plus directement aux intérêts de
notre organisation , qu'il est impossible de s'en
séparer. Contemplez cette créature mourante,
naguère parée de tous les attraits de la jeunesse :
le péril qui l'environne est au-dessus des res-
sources de l'art ; sa vie ne brille plus que d'une
flamme incertaine ; la parole expire sur ses lèvres
décolorées ; l'espérance se montre néanmoins
dans son langage et dans ses actions. Ses forces
s'abattent; mais, prompte à oublier tout ce qu'elle
éprouve, son âme se relevé, et ses tristes regards
iSa PHYSIOLOGIE DES P^SSIONS.
se raniment à la moindre consolation qu'on vient
lui offrir. Ses mains , glacées par le frisson pré-
curseur du trépas, arrangent encore ses atours.
Elle rêve les apprêts d'un hymen ; elle sourit à
l'aspect d'une fête qu'on lui prépare.
Un de nos plus anciens physiologistes a décrit
avec vérité les principaux phénomènes physiques
de cette passion conservatrice '. Celui qui espère,
dit-il, a plus de fermeté dans la voix , plus d'assu-
rance dans les regards : son visage exprime la con-
fiance; il est empreint de sérénité. Ses forces aug-
mentent toutes les fois qu'il s'agit d'une entreprise
à accomplir. L'espérance met en jeu tous les res-
sorts du système sensible ; elle entretient dans le
sang une douce et vivifiante chaleur. C'est l'affec-
tion la plus favorable à l'équilibre , à l'harmonie
des fonctions humaines.
L'espérance donne des émotions dont le cœur
est avide, parce que l'âme chérit tout ce qui la
met agréablement en action : de là vient que
notre imagination va toujours en aplanissant
les obstacles ; de là vient q^e l'homme est tou-
jours porté à bien présumer de sa fortune. Cet
heureux mouvement s'établit dans son cerveau,
' Ouvrage cité de Cureaii de La Chambre.
DE l'espérance. l 53
ménie au milieu des rèves qui viennent agiter son
sommeil. L'espérance donne l'impulsion au cours
de nos idées, et nous ramène toujours vers ce qui
n'existe pas encore ; il y a certainement, une sorte
de bonheur dans toutes les peines que l'on se
donne pour réaliser les projets qu'on a conçus.
(y est H tort que des esprits sombres ont repré-
senté l'espérance comme un rêve creux et men-
songer, propre à nous abuser dans nos infortunes.
Quand on pense à tout le bien qu'elle fait opérer
sur la terre , on ne saurait l'envisager comme une
affection vaine et illusoire. Jetons les yeux sur
une ville qui commence; nous y verrons chaque
habitant regarder la fortune publique comme
l'objet le plus ardent de ses vœux; nous verrons
tous les citoyens s'estimer heureux de ce qu'on
ouvre une carrière nouvelle à leur activité.
L'homme est tellement organisé pour l'espérance,
que la nature entière semble ne s'animer que
pour répondre à ses désirs , que pour le combler
des dons qu'elle lui réserve.
Toutefois, l'espérance est une passion mixte,
ainsi que tous les physiologistes le remarquent.
La peur l'accompagne , comme pour en amortir
les élans ou pour en diminuer le charme. L'honnne
est presque toujours en face du bien qu'il espère
l54 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
et du mal qu'il redoute; les sentimens les plus con-
traires s'entremêlent, pour ainsi dire, dans son
économie morale; et tous les accidens heureux
et malheureux viennent successivement imprimer
leur teinte aux mouvemens de son âme.
L'homme est un être menacé sans cesse par le
destin ; l'aspect d'un criminel livré à l'opinion de
ses juges nous montre assez combien l'espérance
est incertaine , et comme elle touche de près à
la peur. Le marin est comme le joueur; son
âme flotte continuellement dans les craintes ,
les inquiétudes, les perplexités : voyez pourtant
comme il prend confiance dans les avertissemens
que lui donnent certains oiseaux ; avec quelle
avidité il écoute les vents pour en étudier le
souffle et la direction. S'il a perdu l'espérance de
revoir son pays , voyez comme il la reprend aus-
sitôt que le ciel est sans nuage , et que les voiles de
son heureuse frégate s'enflent au gré des zéphirs.
L'abattement le plus sinistre succède d'ordi-
naire aux espérances trompées; cette chute de
l'âme déconcertée est même souvent suivie de la
mort. On a décrit la fin tragique d'un homme
qui, dans un commun naufrage, s'étant jeté à l'eau
pour sauver une jeune épouse qu'il adorait , ra-
mena sur le rivage une autre femme que la sienne.
DE l'espérance. i55
Thésée reçoit l'ordre d'aller en Crète pour extermi-
ner le Minotaure; mais Egée son père lui recom-
mande expressément de mettre des voiles blanches
au vaisseau qui le ramènera vainqueur; celui-ci
trop occupé de son triomphe, oublie la promesse
qu'il a faite; il revient avec les mêmes voiles qui
l'ont dirigé vers ce mémorable combat. Le roi
d'Athènes, impatient de revoir un fils qu'il aime,
monte sur un rocher qui domine sur la mer ; il
n'aperçoit pas le signe convenu , le chagrin qu'il
éprouve fait qu'il se précipite au milieu des
flots.
Souvent la vue d'un péril auquel il paraît d'a-
bord impossible de se soustraire, porte l'homme
à des actes inattendus , qui le font promptement
arriver au but qu'il ambitionne. Le désespoir,
dans quelques cas, roidit notre âme contre Fin-
fortime. Il est des circonstances où notre raison ,
tout à coup avertie des obstacles insurmontables
qui vont s'opposer à nos projets , rassemble toutes
les forces pour les prodiguer, pour ainsi dire, en
un instant. Ce qu'on obtient alors vient d'un grand
effet de la volonté , qui chez certains individus est
d'une énergie qu'on ne peut concevoir; cette fa-
culté agit en introduisant en nous une sorte de
fureur aveugle qui, comme le dit un ancien,
^roj5zV momentanément le courage.
l56 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
Il estime espérance immodérée, qu'on qualifie
du nom àe présomption y et qui vient de la trop
grande opinion qu'on a de ses forces. Les philo-
sophes ont eu raison de la proscrire, ou de donner
des règles pour la modérer. Hélas ! l'homme passe
souvent sa vie à se promettre des biens qu'il n'ob-
tient pas ; ses désirs renaissans le rendent impa-
tient et téméraire. N'est-ce pas un grand malheur
que d'aspirer à tout sur la terre , et la défiance
n'a-t-elle pas ses avantages , puisqu'elle met un
frein à tous les v^ins désirs qui nous tourmentent?
De quelque manière qu'on l'envisage , l'espé-
rance n'en est pas moins le principe immédiat de
tout mouvement social , et de tous les efforts que
les hommes font pour se maintenir sur la terre.
Quand elle réside au fond des cœurs, on n'aper-
çoit plus les obstacles que d'une manière con-
fuse ; c'est la passion la plus persuasive ; qu'on ne
s'étonne donc pas, si elle est le bien que nous
avons le plus agrandi. C'est par elle que nous
aimons à vivre , et c'est aussi par elle que nous
nous résignons à mourir. L'espérance est ici-bas
la divinité sensible de tous les mortels : sans elle
que ferions-nous au milieu des maux dont l'uni-
vers abonde ? L'homme ne soupire-t-il pas après
un bonheur impérissable? que deviendrait la
vertu si on la déshéritait de son espérance ?
UE LA PFTTR. T Sy
»♦»«■»♦♦♦•»♦ »♦fr♦■^o^ftc•»»»ofr♦♦«^»«^o♦♦»o»»<^fr♦^^ >c »»«*•»♦ frO»-e-»«»^»e»*-c-»»^fr«-fr«-e<-
CHAPITRE IX.
DE LA. PEUR.
La peur est un état de l'âme tout-à-fait con-
traire à celui qui constitue le courage. Elle n'est
pas toujours un symptôme de la faiblesse de notre
organisation , comme tant de gens le croient et
le prétendent; car il est une multitude d'hommes
d'un physique grêle et débile , qui sont très mé-
diocrement affectés par ce sentiment. On en voit
souvent qui sont doués de la plus petite stature ,
et qui n'en exercent pas moins la réaction la plus
énergique contre les êtres qui sont, du moins
en apparence , les plus vigoureux et les plus
robustes.
La peur entre dans le système de conservation ,
si bien ordonné par la nature, en déterminant
l'animal qui en est affecté à prendre la fuite
pour se soustraire au danger. Il est même remar-
quable que les animaux les plus susceptibles de
concevoir un pareil» sentiment sont aussi ceux
qui courent avec le plus de vitesse : tels sont le
l58 PHYSIOLOGIE DES FISSIONS.
lièvre , le chevreuil , etc. Tous les quadrupèdes
qui ont les pieds de devant courts et le train
postérieur très long , sont organisés pour la peur,
et par conséquent pour la fuite. Le bouquetin
des Alpes , que la moindre cause épouvante , est
surtout remarquable par la rapidité prodigieuse
de sa course; plus agile que l'éclair, il franchit
en peu d'instans des abîmes sans nombre, et
s'élance au milieu des pics les plus escarpés, par
des sauts successifs qui ressemblent aux rebon-
dissemens d'un globe élastique.
Souvent aussi l'excès de la peur agit d'une ma-
nière opposée sur nos organes, et les met dans
l'impuissance absolue de se mouvoir pour se dé-
rober au danger. Beaucoup d'oiseaux chancellent
comme s'ils étaient paralysés, et se blottissent sous
l'herbe à l'aspect de l'épervier. Les quadrupèdes
s'arrêtent pareillement à la vue de quelques rep-
tiles monstrueux de l'Afrique. On dirait que leur
sang se glace, et qu'ils sont, en quelque sorte,
cloués à la terre. Dans les forêts de l'Asie, les
chiens et les chevaux éprouvent le même effet à
l'approche du tigre. Le spasme qui résulte d'une
crainte subite les rend tout-à-fait immobiles. Un
voyageur rapporte qu'un énorme boa s'était dressé
sur un arbre à l'entrée d'un^forêt ; il fascinait par
ses regards une. troupe de singes qui tournaient
DE T.A PEUR. l59
autour de lui en poussant des cris lamentables :
ces pauvres animaux ne pouvaient s'éloigner mal-
gré l'agilité qui les constitue. Les Indiens attri-
buent ce phénomène à une espèce d'enchante-
ment. Ce qu'il y a de positif, c'est que l'homme
lui-même est quelquefois sous l'influence de ce
pouvoir magique. J'ai lu quelque part qu'un chas-
seur, s'étant égaré dans les déserts de la Guyane,
fut tout à coup comme asphyxié par la présence
d'un serpent à sonnettes qui, ouvrant sa gueule,
le fixait avec des yeux enflammés de colère.
Chez la plupart des animaux, la peur n'est le
plus souvent qu'une sensation fugitive et passa-
gère; elle ne dure que pendant le temps du
danger. Il n'y a que l'homme qui ait le triste
privilège de grossir et de prolonger ce sentiment
à travers le prisme de son imagination : l'homme
est le seul de tous les êtres vivans que le tonnerre
fasse trembler, sans doute parce qu'il en connaît
les effets sinistres.
C'est l'incertitude qui crée la peur que nous
éprouvons quand nous sommes au milieu des
ténèbres. Dans l'obscurité, nous nous forgeons
des monstres prêts à nous dévorer ou à nous
nuire; les cavernes, les souterrains, les laby-
rinthes , inspirent pareillement une crainte qui
l6o PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
répand le trouble dans toutes les fonctions,
et nous ne sommes véritablement rassurés que
lorsqu'une lampe officieuse nous prête sa clarté.
Un bruit inattendu, une commotion extraordi-
naire , la chute d'un corps grave et qui heurte un
obstacle avec violence, produisent un résultat
analogue , par l'ignorance où nous nous trouvons
des périls qui pourraient exister autour de nous.
La sensation de la peur tourmente l'homme
jusque dans son sommeil; elle vient inquiéter les
malheureux dans l'acte même qui devrait sus-
pendre le cours de leurs peines; elle les éveille
en sursaut après les avoir violemment agités par
des rêves sinistres. Leur front se couvre d'une
sueur froide; ils tombent dans une sorte d'épui-
sement ; tous leurs nerfs , tous leurs muscles , sont
agités d'un tremblement universel. Un accès de
cauchemar n'est souvent qu'un accès de terreur.
Les visions de la nuit présentent communément
à celui qui les éprouve, des gouffres, des préci-
pices, des abîmes sans fond, des monstres, et
tout ce qu'on peut imaginer de plus redoutable.
Il est manifeste que les présages, les pressen-
timens, sont enfans de la peur. Les anciens
croyaient à certaines apparitions comme à des
avis du ciel.
Il n'est pas nécessaire que le danger soit cer-
DE LA PEUR.
l6l
tain pour que la peur prenne naissance dans le
cœur de l'homme : il suffit qu'il soit probable.
Vous devez traverser les déserts de l'Afrique :
vous croyez déjà entendre les rugissemens des
tigres et des panthères ; mille terreurs vous en-
vironnent. C'est ainsi qu'un individu qu'on em-
barque pour la première fois, redoute déjà le
naufrage, et qu'il lui faut les motifs les plus
puissans pour l'engager à parcourir les mers.
A peine est-il parti, que le moindre soulève-
ment des vagues porte l'épouvante dans son âme ;
tout est à ses yeux d'un mauvais présage ; il est
glacé de frayeur à l'aspect des nuages sillonnés
par les éclairs , et qui roulent comme des tour-
billons dans l'espace; il s'imagine voir se renou-
veler pour lui les horribles scènes qui se passent
sur l'Océan. Toutes les fois que le vaisseau s'in-
cline et que les vents manifestent un peu plus
de violence, il frémit et promène des regards
désespérés sur l'horizon.
La peur s'empare de nous , même à l'idée des
maux dont nous nous trouvons individuellement
garantis. Un infortuné qu'un accès d'épilepsie
vient surprendre en notre présence est pour nous
un objet de terreur; nous éprouvons une pareille
sensation quand nous sommes sur le bord d'un
précipice , et nous n'osons le contempler sans
1. j 1
l6'2 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
frémir. On connaît l'effet journellement produit
sur le cerveau des femmes par certaines repré-
sentations théâtrales. Ce sentiment de la peur,
artificiellement suscité, n'est même pas sans at-
trait pour l'imagination ; et nous en avons fait un
ressort dramatique pour émouvoir le système sen-
sible et exciter un grand intérêt dans notre âme.
Dans les spectacles, on a tiré parti de la peur
pour procurer une sorte de joie. Homo occiditur
in hominis voluptatem. C'est ainsi que la populace
espagnole se délecte à voir l'homme lutter contre
un taureau furieux; et celui qui risque sa vie
pour le plaisir des autres se pare d'un vêtement
doré pour ce genre de combat.
La peur commence avec la vie ; on nous élève
par la peur, on nous gouverne par elle; la peur
nous comprime pendant tout le cours de notre
existence : on dirait que nous n'arrivons dans le
monde que pour nous inspirer réciproquement
cette pénible et funeste sensation; on se plaît
même à la développer de bonne heure chez les
enfans, par les fictions et les fables dont on ali-
mente leur imagination alarmée. Rien n'est donc
plus redoutable pour l'homme que l'homme lui-
même ; et c'est pour se défendre contre les siens
qu'il s'efforce de rendre inaccessibles les portes
de sa demeure.
DE LA Pl^UR. iS'^
L'homme tremble à l'aspect de l'homme. L'ap-
parition d'un voleur, d'un assassin au milieu des
ténèbres de la nuit, peut déterminer un saisis-
sement auquel on ne résiste pas. L'homme a
d'ailleurs partout des sujets de crainte et de per-
plexité ; il a la peur des orages , la peur des épi-
démies , la peur des tyrans, la peur du présent,
la peur de l'avenir, la peur de la vie, la peur de
la mort ; il se sent défaillir à la vue d'un serpent
qui s'élance à l'improviste du milieu d'un buis-
son; il évite avec soin jusqu'aux insectes qui peu-
vent se rencontrer sous ses pas.
La peur nous poursuit dans la solitude; nul
doute que ce ne soit ce sentiment , aussi-bien que
le besoin d'établir des relations, qui a déterminé
les premiers hommes à bâtir leurs habitations
auprès de celles de leurs semblables : ce qui a
donné naissance aux bourgs, aux villages, aux
grandes cités ; leur instinct a dû les porter
dans tous les temps à se fortifier par le voisi-
nage. L'aigle, le tigre, le lion, etc. , n'en agissent
point ainsi ; ils n'ont rien à redouter de leur iso-
lement, puisque tous les autres animaux prennent
la fuite à leur aspect.
On ne peut se défendre d'une profonde afflic-
tion quand on songe qu'il y a au moins un tiers
l6Zf PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
de l'espèce humaine moissonné par les effets ter-
ribles de la peur. Dans mille cas , cette passion
détermine une mort soudaine chez l'individu qui
a la faiblesse de s'y abandonner. On n'ignore pas
combien elle est pernicieuse dans le cours des
plus graves maladies. Quand la peste ravage une
contrée , on ferait un long catalogue des victimes
de la peur. Lorsque, dans un vaisseau qui est
depuis long-temps en butte aux vents contraires ,
les passagers se laissent pénétrer par cette sensa-
tion funeste, on observe que le scorbut étend
ses ravages avec une célérité alarmante. L'effroi
qu'éprouvent les individus renfermés dans une
ville assiégée donne le même résultat.
L'espèce humaine est sujette à beaucoup de ma-
ladies dont le principal caractère est de produire
le sentiment de la peur : telles sont la paralysie ,
l'hypocondrie , etc. L'état d'abattement qui suit
l'apparition de ces maux est le plus grand obstacle
que les médecins trouvent pour assurer le succès
de leurs traitemens; la peur est presque toujours
le phénomène le plus saillant de la monomanie.
Voyez ce qui se passe à l'hôpital des fous : l'un
croit avoir avalé un serpent; l'autre prétend être
poursuivi par un esprit malin ; un troisième
s'imagine qu'on lui prépare partout du poi-
son , etc.
DE LA PEUR. l65
La peur est une contagion rapide ; son action
est en quelque sorte instantanée. Vous connaissez
ces signaux mystérieux à l'aide (lesquels les vo-
lontés, les ordres, les événemens se transmet-
tent avec tant de vitesse : ainsi marche la peur
de contrée en contrée ; la plus légère cause peut
la faire naître ; souvent même elle tire son origine
d'un vain fantôme : en quelques minutes elle
gagne une grande masse d'individus. Les senti-
mens communicatifs ressemblent à l'orage qui ,
à mesure qu'il marche, grossit et s'étend sur lui
horizon immense. La peur est d'ailleurs la sensa-
tion qu'on dissimule le moins. Pour la propas^er,
il suffît que les hommes se regardent ; la physio-
nomie trahit bientôt l'état de leur âme.
Il est des hommes qui , par état ou par des
circonstances relatives à leur manière d'exister,
ont appris à surmonter le sentiment de la
peur : tels sont et ont été dans tous les temps
ces corsaires, ces chevaliers errans, habitués
à une vie aventureuse, qu'on voit se réjouir
dans l'espoir d'un combat, et qui confient leur
existence au hasard pour conquérir la sécurité
d'un avenir incertain. Le sentiment de la peur
est généralement interdit à tous les hommes de
guerre ; c'est même pour l'inspirer aux autres que
la plupart d'entre eux se fabriquent des casques
l66 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
avec des fourrures d'ours, de tigre ou de pan-
thère , avec les crinières de leurs chevaux. Leur
but est de terrifier leurs ennemis par ces panaches
effrayans; ils cherchent même à se donner quel-
que chose de rude et de farouche par l'expression
de la physionomie ; ils laissent croître leur barbe ,
pour imprimer à leur visage une sorte de fé-
rocité.
La peur est souvent aussi chimérique que l'es-
pérance ; et il est des gens qui , par une disposi-
tion défectueuse de leur organisme , voient tou-
jours dans l'avenir des maux qui n'arrivent pas.
Toutefois , on peut vaincre ce sentiment naturel
en produisant une grande excitation morale. C'est
à quoi tendent les sons d'une musique guerrière
et les harangues des capitaines , quand on est sur
le point de livrer un combat. On observe pareil-
lement que les hommes lâches et pusillanimes
cherchent à se ranimer par l'abondance de leurs
paroles et par la violence de leurs discours. La
colère, comme l'a dit un ancien, est \ éperon du
courage ; et sous ce point de vue , il faut aussi la
considérer comme un préservatif contre la peur.
La nature en a fait présent aux êtres faibles, parce
qu'elle accroît momentanément le système des
forces, et les rend par ce moyen susceptibles de
résister aux plus grands dangers.
DK LA PEUR. 167
La peur est-elle un sentiment inné? est-elle
une funeste acquisition de notre expérience ? Je
n'oserais résoudre cette question. Cependant,
lorsque des voyageurs ont pénétré pour la pre-
mière fois dans un pays inhabité par l'espèce
humaine , ils n'ont pas été peu surpris d'y ren-
contrer une multitude d'oiseaux qui n'éprouvaient
aucune frayeur à leur aspect. Un naturaliste de
ma connaissance fut jeté dans une île déserte où
il trouva des animaux qui ne songeaient point à
fuir, qui se laissaient prendre à la main et ve-
naient manger à côté de lui. Il finit par avoir peur
lui-même de l'espèce de familiarité avec laquelle
certains quadrupèdes s'approchaient pour le flai-
rer. Il s'avançait d'un pas timide et craintif au
milieu de ces plages inconnues.
Quoique les impressions de la peur soient inté-
rieures et profondes , elles se décèlent néanmoins
par des signes extérieurs et sensibles. Rien , par
exemple , n'enlaidit le visage comme l'état habi-
tuel de contrainte où elle jette l'homme, dansquel-
ques parties du globe. Tous les voyageurs qui ont
parcouru les forêts de l'Inde rapportent que les
individus attachés à la caste infortunée et vaca-
bonde des Paria, ont les traits de la face hideux
et repoussans, qu'il est difficile d'en supporter
l'aspect. L'empreinte de la peur a quelque chose
l68 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
d'antipathique qu'on ne peut considérer sans
être comprimé d'un mortel effroi.
Le premier effet de cette passion ressemble
beaucoup au frisson par lequel débute la fièvre.
Ceux qui l'éprouvent sont affectés d'une sorte de
resserrement spasmodique; leurs muscles trem-
blent , leur visage pâlit , leur langue reste glacée
et comme immobile pendant toute la durée de la
sensation. Un froid subit semble opérer la rétro-
cession du sang de l'extérieur à l'intérieur. On se
sert communément du mot atterrer pour rendre
un des phénomènes les plus ordinaires de la peur:
l'expression est pleine de justesse ; car la précau-
tion de tout individu saisi par la crainte est de
se cacher, de s'ensevelir dans une retraite, de
s'anéantir, pour ainsi dire, devant l'ennemi qui
le poursuit. ■
La peur comprime toutes les fonctions assimi-
latrices; elle arrête ou ralentit instantanément
l'acte de la respiration. On lit, dans les mémoires
de nos jours , une anecdote qui se rapporte direc-
tement à ce phénomène physiologique. Il s'agit
d'un conquérant redoutable qui a dominé sur
notre patrie avec un grand éclat de puissance
et de renommée. Lorsqu'il parcourait ses vastes
salons, où des milliers de courtisans l'attendaient,
DE LA PEUR. 169
il les tenait, par sa présence, dans un tel état de
gène et d'asservissement, que leur haleine en était
en quelque sorte suspendue ; mais à peine était-
il sorti , que les individus rassemblés reprenaient
le libre usage de cette fonction ; on entendait ,
pour ainsi dire , les libres contractions de leurs
poumons, ainsi que les balancemens alternatifs
de leur diaphragme. Telle était l'influence d'un
homme qui regardait la peur comme l'un des
plus importans ressorts de la politique hu-
maine.
Le phénomène de la peur, considéré dans le
monde moral , conduirait aux développemens les
plus étendus. Je pourrais la peindre quand elle
met à nu l'égoïsme de la nature humaine , quand
elle imprime à l'âme des mouvemens faux et
serviles qui la dégradent, quand elle pétrifie le
cœur de l'esclave, quand elle étouffe les cris
de toutes les consciences ; mais la plume se
refuse à de pareils tableaux. Disons plutôt que la
peur est aussi une de ces affections d'où dérivent
les plus grands avantages. Elle suppose qu'on
n'est pas toujours malheureux, puisqu'on a quel-
que chose à perdre. Les biens que nous possédons
auraient moins d'attrait pour nous , si nous n'a-
vions pas constamment sous nos yeux les maux
qui peuvent en amener la fin; In peur est un
170 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
moyen de doubler en quelque sorte les plaisirs
qu'ils nous procurent.
La peur provoque d'ailleurs la prudence , dont
il sera question dans le chapitre qui suit. Cet en-
chaînement , ces rapports réciproques de nos af-
fections, sont intéressans à considérer. Le monde
est plein d'individus que la folie exalte et jette
toujours au-delà du vrai. Ceux qui ont appro-
fondi les mystères de la vie sociale usent salutai-
rement de cette passion, pour contenir l'efferves-
cence d'une organisation trop active. La peur
aussi-bien que le courage , a donc son utilité dans
les institutions de la providence. On triomphe du
malheur par le courage , on s'en préserve par la
peur.
DE LA PRUDENCE. I7
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CHAPITRE X.
DE LA PRUDENCE.
La prudence est la faculté de prévoir, par le
secours de la raison , ce qui est favorable ou
funeste à notre conservation personnelle. Cette
faculté, malheureusement trop tardive, est en
quelque sorte destinée à nous défendre contre
les chances du hasard. La nature semble l'avoir
donnée à tout être vivant , comme une boussole ,
pour le diriger et le conduire au milieu des orages
qui agitent notre existence passagère.
L'exercice de la prudence suppose les leçons
de l'expérience. De là vient que, dans la mytho-
logie des anciens, on la représente comme une
divinité à deux visages , dont l'un se retourne vers
le passé , et l'autre se dirige vers l'avenir.
On peut donc regarder la prudence comme
la faculté essentiellement conservatrice des êtres
vivans. Sans la prudence , que deviendrait le
monde animé? Retranchez-la de cet univers, et
172 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
VOUS pourrez calculer d'avance les maux sans
nombre qui vont l'assaillir. Partout les faibles se-
ront à la merci des forts ; la terre sera dominée
par les brigands ; la mer sera couverte de nau-
frages ; rien n'aura été prévu pour résister aux
désordres des élémens ; les débordemens des fleu-
ves vont submerger les moissons. Comment se
garantir des intempéries de l'air , des effets sinis-
tres de la foudre ? Le toit hospitalier ne sera point
réparé ; les arbres ne seront point replantés ; la
famine désolera nos villes : nos troupeaux iront
s'abreuver à des sources empoisonnées; on les
verra brouter les plantes vénéneuses qui infes-
tent nos prairies, ce qui est contraire aux faits
observés. Il est rare en effet que l'animal se trompe
lorsqu'il s'agit d'éviter ce qui est contraire au
maintien et à l'intégrité de son organisation.
La prudence est une faculté essentiellement dé-
libérante; c'est plutôt une vertu qu'une passion.
Elle est le gouvernail de l'âme, pour me servir
de l'expression d'un ancien : elle la dirige contre
les mouvemens irréguliers que peuvent lui im-
primer les vices d'une organisation défectueuse;
elle assigne de justes limites aux actions morales;
c'est la raison perfectionnée de l'être vivant. La
fortune peut avoir sa part dans les choses hu-
maines; mais il faut croire aussi que la prudence
UK LA PRUDENCE. l'y 3
et l'habileté réussissent trop souvent pour ne pas
être considérées comme des causes actives des
événemens de la vie.
Combien de fois n'a-t-on pas à regretter d'avoir
trop peu suivi les conseils de la prudence ! com-
bien d'hommes ne disent-ils pas : Si on m' aidait
écouté y si on m'avait cru , nous n aurions pas à
déplorer les suites d'un pareil accident ^ etc. ! Avec
quel art sublime Homère met sans cesse en ac-
tion cette incomparable vertu ! on dirait qu'il est
doué d'une sorte de divination. Quand les vieil-
lards ont profondément médité sur les causes de
la décadence des empires, il est naturel qu'ils
aient le droit de commander l'estime et la défé-
rence pour leurs opinions. Ils peuvent imprimer
à la volonté des déterminations plus sages et plus
précises; c'est par la connaissance du passé que
l'on se rend maître de l'avenir. Épicure lui-même
regardait la prudence comme le premier appui
du bonheur de l'homme sur la terre.
La prudence a ceci de commun avec le senti-
ment de la peur, qu'elle est spécialement un prin-
cipe de conservation pour tous les êtres faibles.
C'est ainsi qu'elle brille moins dans l'audacieux
épervier que dans l'oiseau timide qui doit devenir
sa proie. C'est ainsi que l'homme qui a reçu de
174 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
la nature une complexion débile est aussi celui
qui communément use le mieux de la prudence.
11 se dirige toujours d'après cette faculté dans la
science pratique de la vie , et il combine tous ses
moyens de salut d'après une association d'idées
qu'elle lui suggère.
Si la faculté de la prudence est souvent nulle
chez le sauvage qui déracine l'arbre pour en avoir
le fruit , il faut avouer qu'elle est susceptible d'un
perfectionnement extraordinaire au sein de la
commune civilisation. Nous lui devons l'art de
nous vêtir pour nous préserver de la rigueur des
frimas ; les biens dont la fortune nous comble ne se
conservent que par des soins , par des précautions
dont la connaissance est importante. L'homme
policé s'arme constamment de la prudence pour
déjouer toutes les chances hasardeuses de son
existence. C'est ce qui a amené tant de change-
mens utiles dans la construction des maisons, des
édifices , et de tout ce qui sert aux commodités
de la vie. L'homme va jusqu'à consulter ses sem-
blables, toutes les fois qu'il les croit plus éclairés
que lui sur des accidens qui peuvent répandre
du trouble dans ses fonctions physiques et en
déranger l'organisation.
C'est la prudence qui fait que nous cherchons
DE LA PRUDENCE. I'j5
à conserver l'estime, la considération, surtout la
bienveillance et l'amitié de nos semblables. C'est
la prudence qui donne la direction la plus avan-
tageuse aux mœurs sociales ; elle a fait inventer les
égards, les prévenances, la politesse dont nous
usons envers tous les hommes qui entrent en
communication avec nous; car nous désirons que
nos contemporains aient intérêt à nous servir,
et nous craignons de blesser ceux qui pourraient
un jour user de représailles envers nous ou
envers nos proches.
Toutes les fois que la prudence ne se rapporte
qu'à notre sûreté personnelle , cette qualité n'ob-
tient qu'une estime médiocre dans l'opinion des
hommes , parce qu'elle est trop empreinte de
l'amour de soi; mais quand ses résultats s'appli-
quent à tout un peuple , à toute une nation , on
lui accorde les plus grands éloges. De là vient que
la prudence est d'un prix infini dans le corps so-
cial. Celui qui la fait servir à l'intérêt public est
un être précieux pour ses concitoyens, qui lui doi-
vent leurs moyens de richesse et de prospérité.
La prudence est donc la vertu la plus immé-
diatement applicable au bonheur de la vie. Dans
toutes les sociétés policées, elle est invoquée pour
donner suite aux plus vastes et aux plus impor-
176 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
tans desseins. Une des plus utiles institutions qu'on
ait pu imaginer dans un état, est sans contredit
celle qui réunit autour du prince qui le gouverne
un certain nombre d'hommes particulièrement
doués du don de la prudence. Ce sont des esprits
qui s'interrogent, et dont les communications
réciproques font tourner au profit commun les
fruits de la sagesse et de la maturité. Ces con-
seils privés n'ont pas même l'inconvénient des
assemblées tumultueuses. Là , chacun aperçoit et
discute avec sagacité les points les plus difficul-
tueux qui touchent à la félicité publique. C'est
là qu'on approfondit tous les rapports d'une ques-
tion , et qu'on démêle tous ses nœuds avec autant
de facilité que d'avantage.
Il est en effet des hommes essentiellement créés
pour faire éclater la prudence ; il est des esprits
qui conçoivent, combinent et apprécient rapide-
ment toutes les idées ; qui tranchent toutes les
difficultés ; qui saisissent la vérité par toutes ses
faces , et qui dirigent sur tous les objets la vue la
plus nette et la plus distincte: il part de leurs
âmes comme autant de rayons qui éclairent les
discussions les plus importantes. Ces hommes
servent efficacement la patrie par la fécondité de
leurs ressources , par la finesse de leurs aperçus ,
par la sijreté de leur jugement.
DK LA PRUDENCE. l'J'J
Mais la prudence n'est pas seulement un attri-
but exigible pour Thomme d'état ; elle est à chaque
instant nécessaire dans toutes les professions de
l'ordre civil; car nous avons peu d'estime pour
celui qui n'a pas prévu les malheurs d'une entre-
prise périlleuse, qui a mis sans discernement son
or ou celui de ses proches dans la balance incer-
taine de la fortune , qui a mal profité de ses faveurs ,
qui s'est égaré dans des spéculations commerciales,
qui a mal calculé les événemens , etc. On ne par-
donne le défaut de prudence que lorsque les
calamités qui en résultent sont déterminées par
un excès de courage ou de quelque haute vertu.
La prudence suit l'homme jusqu'au milieu des
combats. Représentez-vous un guerrier que cette
vertu rend invincible : l'art de diriger la marche
deson armée suppose en lui une multitude d'idées
qu'il a dû acquérir par des études profondes et par
une expérience laborieuse, souvent même par de
longs malheurs. Quel art particulier ne faut-il pas
pour imprimei' a une grande masse d'hommes
une puissance qui résulte de la subordination
et du devoir ! de quelle prudence on a besoin
pour soumettre et diriger cette multitude de
passions jeunes et vigoureuses qui doivent obéir
au même signal ! ce sont autant de volontés qui
se taisent ou plutôt qui se confondent en une.
I. 12
1^8 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
Quelle sagesse pour livrer ou éviter l'attaque,
pour coordonner le plan de défense, pour ne
pas risquer ses bataillons, pour choisir le lieu,
le jour et l'heure du combat, pour distribuer les
emplois, pour communiquer ou transmettre les
ordres, pour ranimer le courage, pour réprimer
la cupidité , pour contenir la fureur dans de justes
bornes , pour réchauffer ou modérer l'enthou-
siasme , pour n'entrer qu'à propos dans une ville
assiégée, etc. Ainsi, chez l'homme civilisé, la ven-
geance a été réduite en art par la prudence.
L'homme qui use avec excès de la prudence a
une physionomie qui le caractérise; l'air de la
réserve se distingue sur son visage; mais quel-
quefois il manque de franchise : il est en général
discret, taciturne; il ne s'explique jamais sur les
personnes , de peur d'encourir l'animadversion
de ses semblables; il vit communément retiré,
solitaire; calcule sa conduite, pèse ses actions,
en apprécie d'avance les suites et les résultats ;
il ne se détermine que d'après des réflexions
profondes ; il observe jusqu'à la minutie , les
habitudes , les usages ; il est scrupuleux sur les
égards que l'on doit au rang, à la naissance; il
craint d'empiéter sur le domaine d'autrui ; il
ne dépasse jamais le cercle de ses obligations et
de ses devoirs; on ne le trouve guère dans les
DE LA PIlLDEi\CE. I ^Q
conspirations, clans les querelles de parti ; il n'est
pas même une jouissance dont il ne redoute les
conséquences fâcheuses pour sa tranquillité indi-
viduelle.
L'homme qui est trop prudent joue souvent le
rôle d'un fâcheux, parce qu'il annonce des mal-
heurs auxquels on aime à ne pas croire ; tant il
est vrai qu'il n'est point de vertu qu'on n'exagère.
C'est la prudence qui nous rend économes; mais
c'est elle aussi qui nous rend avares.
La prudence est une faculté dont les idiots et
les aliénés manquent absolument : on est contraint
de les isoler, souvent même de les contenir par
les plus forts liens, pour empêcher le désordre
et l'irrégularité de leurs actions. Un pauvre cré-
tin, placé sur une chaise et exposé aux rayons
du soleil, ne saura pas se garantir d'un coup
de pied de cheval , des attaques d'un chien fu-
rieux, d'un torrent de pluie qui tombera tout à
coup sur sa tête, etc.; il a besoin que l'officieuse
vigilance de ses voisins vienne le préserver du
péril qui le menace : l'imprudence qui tient à
l'altération des facultés intellectuelles n'excite
communément que la pitié.
Je ne sais jusqu'à quel point les animaux sont
l8o PHYSIOLOGlJi DES PASSIONS.
cloués (Je la prudence; mais on peut dire que tous
en sont pourvus , puisque tous sont dominés par
l'instinct de conservation. Quand l'horizon s'obs-
curcit , quand le tonnerre gronde , les mouches
se retirent dans les maisons , où l'hirondelle les
poursuit. Qui croirait qu'une qualité aussi supé-
rieure que la prudence puisse se déployer avec
tous ses avantages dans des êtres aussi petits que
des fourmis? Il est néanmoins certain que ces
insectes connaissent la dépendance et la liai-
son des choses , qu'ils tirent des conclusions de
tout ce qu'ils observent, pour la sûreté et le main-
tien de leur existence. Il est certain qu'il est des
points relatifs à leur conservation sur lesquels la
nature les a rendus tout-à-fait raisonnables , qu'il
ne leur manque aucun degré d'intelligence toutes
les fois qu'il s'agit de se garantir de la famine ou
de l'injure des élémens.
Chaque être animé sur la terre a donc son rang
et ses avantages dans le monde idéal et intellec-
tuel. La taupe a, pour ainsi dire, le sens de la
prudence. Mais ce sont les chasseurs qu'il faut
surtout interroger sur la prudence des lièvres,
des lapins , des cerfs , etc. C'est surtout chez ces
animaux qu'il faut admirer cette qualité exquise
qui prend le nom de circonspection ^ et qui con-
siste à s'enquérir de tout ce qui se. passe autour
DE LA PHLDENCE. l8l
de soi. C'est un fait mille fois répété parles colons
de l'Amérique, que, lorsque les singes veulent
piller une habitation , on les voit placer des senti-
nelles à l'entrée, et se faire passer successivement
les fruits à mesure qu'ils les dérobent.
Un phénomène non moins propre à excilei' la
surprise des naturalistes , est cet instinct conser-
vateur donné à tous les êtres sensibles, à l'aide
duquel ils savent si bien lutter contre tout ce qui
est contraire à leur bien-être ou aux besoins de
leur organisation. Le célèbre professeur M. Geof-
froy Saint-Hilaire m'a communiqué un fait relatif
à un castor vivant qu'on avait apporté au Mu-
séum d'histoire naturelle de Paris. Une nuit que
le froid était excessif, cet industrieux animal se
servit de la grille de sa cage , comme d'un cane-
vas , pour en faire un mur impénétrable, avec un
art digne de la prudence la plus consommée; il
employa, pour arriver à ce but, des fragmens de
carottes et quelques autres légumes qu'on lui avait
donnés pour sa nourriture. La nature a deux
grands avertissemens pour instruire les êtres vi-
vans de ce qui leur est salutaire ou nuisible :
le plaisir et la douleur.
Les animaux qui paraissent être les moins
intelligens font éclater une prudence qui confond
iSa PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
d'étonnement le physiologiste observateur. Pre-
nons pour exemple les marmottes , qui se plaisent
à résider sur les sommets inabordables des mon-
tagnes de la Savoie : elles établissent leurs de-
meures dans l'intérieur des grottes désertes, au
milieu des rocs sauvages et solitaires, pour y subir
pendantl'hiver leur engourdissement léthargique.
Mais aussitôt que la saison du froid s'éloigne , elles
se réveillent et se raniment en quelque sorte avec
la nature. Rien surtout n'est plus intéressant à
considérer que les marmottes mères abandonnant
leurs retraites au point du jour pour aller brouter
l'herbe et déterrer les racines des végétaux. Pen-
dant que leurs nombreux petits saluent l'aube
matinale de leurs jeux répétés , et courent cà et
là sur le gazon , on les voit lever leur tête par in-
tervalles et promener un œil vigilant autour de
leur progéniture, pour la préserver de tous
dangers. Les marmottes vont souvent par trou-
pes chercher leur nourriture dans les bois : là , dans
un état continuel de crainte et de méfiance, elles
s'avertissent réciproquement des périls qui pour-
raient les menacer. Au moindre bruit , la première
d'entre elles qui l'entend donne le signal de la
fuite par un cri perçant semblable à un coup de
sifflet ordinaire : ce cri est aussitôt et successi-
vement répété par chacun de ces animaux, qui
disparaissent au même instant.
DE LA PRUDENCE. 1 83
Je cite ce fait, et j'en pourrais alléguer mille
autres; car il n'est point jusqu'au plus chétifdes
insectes qui ne soit plus ou moins profondément
imprégné de ce principe de la prudence, comme
d'une arme pour sa sûreté personnelle , de cette
faculté régulatrice qui l'instruit à éviter tout ce
qui est incompatible avec sa prospérité indivi-
duelle. Ainsi donc chaque être ici-bas est , pour
ainsi dire, confié à lui-même, et s'enquiert de
toutes les circonstances qui peuvent le maintenir
dans un état de bien-être plus ou moins parfait.
Cette sorte de science innée se développe pro-
gressivement avec son organisation ; nul d'entre
eux n'est abandonné aux chances du hasard.
La prudence est donc un guide qui nous fait
arriver à tous les résultats dans lesquels consiste
toute la perfection dont notre nature est suscep-
tible; elle entre en première ligne dans le plan
de notre constitution morale. Mais si l'animal
n'en use que pour se défendre et pour s'assurer
de tout ce qui est nécessaire aux besoins du corps,
il appartenait à l'homme d'en faire une vertu ,
en lui donnant pour but spécial le bonheur et la
conservation de ses semblables.
l84 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
e-ci-oc-p«-o<^c«*e<"«*^*<'*«-o<H©<He-e^y<-c<^«<h«« ©•-©<<**€. o«-e^^
CHAPITRE XL
DE LA PARESSE.
Qui croirait que la paresse est aussi une pas-
sion! Il est certain qu'il est des individus pour les-
quels elle est le plus doux des besoins. On
connaît les délices du /ar niente des peuples du
Midi :"chez eux, ce plaisir surpasse tous les autres.
La plupart des hommes ne sauraient continuer
leur activité jusqu'au coucher du soleil : ils se
reposent vers le milieu du jour. Les animaux
nous donnent aussi l'exemple de cette intermit-
tence d'action , qui est un des états les plus suaves
de l'économie des êtres vivans.
Il faut que la paresse soit d'un grand intérêt
pour le bonheur , puisque tout le monde aspire
à en jouir. On ne s'agite sur la terre que pour
conquérir le repos ; on ne travaille que pour
arriver au terme désiré de toutes les fatigues.
Voyez ce négociant laborieux ; voyez ce vaillant
militaire ; voyez cet artiste aussi passionné qu'in-
fatigable : tous s'entretiennent avec une vive sa-
tisfaction du temps où ils seront, comme on le
dit vulgairement, retirés des affaires, où ils se
DF LA PARESSE. t85
trouveront dans un calme parfait. Il n'est per-
sonne qui n'appelle par ses voeux le moment for-
tuné où il pourra s'affranchir de tous les devoirs
importuns de la vie.
Il est d'ailleurs une époque où le repos est le
seul bien désirable. Quand nous avons été long-
temps agités par les orages d'une vie active et
laborieuse, nous cherchons un port pour nous
mettre à l'abri. Quand nos organes sont épuisés
par le mouvement , nous évitons toutes les com-
motions ; nous nous dérobons à toutes les impres-
sions violentes : nous invoquons autour de nous
le silence de la nature, et nous nous contentons
du plaisir de vivre. Il y a un charme indéfinissable
attaché à cette vague contemplation des choses de
la terre. L'âge et la réflexion donnent du penchant
pour l'incurie et le quiétisme ; c'est le plus doux
état de l'âme désabusée.
Le repos du corps ne nous paraît si délectable
que parce qu'il met notre âme dans le cas de
jouir d'elle-même : tant de plaisir s'attache à cer-
taines idées, particulièrement à celles qui nous
viennent d'un sentiment affectueux ou d'un sou-
venir agréable ! Qu'ils sont heureux pour l'homme
les momens qu'il passe dans une retraite tran-
quille, nn milieu dos bosquets que l'art m'^A tnuX
l86 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
exprès pour lui : ceux où , mollement couché sur
un gazon odorant, il s'abandonne paresseusement
au doux penchant de la rêverie ! il sent à peine
la fuite des heures ; ses forces se complaisent dans
cette délicieuse langueur.
Comme le berger de Virgile, étendu dans un
antre vert , il voit de loin les chèvres suspendues
au rocher delà colline ; ses pensées s'écoulent sans
trouble dans cette solitude ; il n'entend pas le tu-
multe des cours : c'est là que son existence est vo-
luptueusement balancée ; aucune distraction ne
l'importune : si les oiseaux le réveillent, le mur-
mure du ruisseau l'endort ; les fruits de la terre
mûrissent à côté de lui ; il les cueille sans aucune
peine : c'est sous le soleil du midi qu'on peut s'eni-
vrer d'un tel bonheur ; mais , je le répète , il faut
être désenchanté d'un monde frivole pour sentir le
prix de cette douce situation de la vie où l'oisiveté
fait durer le temps.
Les épicuriens connaissaient une espèce de vo-
lupté qui consistait dans un calme absolu et dans
ime abnégation complète de toutes les affaires de
la vie : leur maître prêchait le plaisir du repos
bien plus que le plaisir de l'action. Les Syba-
rites ont un nom célèbre dans la mémoire des
hommes. Ils avaient banni de leur ville tous les
DE LA PARESSE. 187
arts bruyans et tous les métiers mécaniques qui
pouvaient troubler la tranquillité dont ils jouis-
saient; pour eux le sommeil était le bien suprême ;
une pensée , un souvenir même , étaient un poids ;
ils dormaient pour tout oublier.
Les Orientaux nous offrent aujourd'hui le même
spectacle : tous leurs meubles sont adaptés au
bonheur que procure la paresse ; s'asseoir, pour
eux est une fatigue ; ils sont habituellement cou-
chés ; jamais de pareils hommes ne portent un
fardeau ; ils peuvent à peine se traîner eux-mêmes,
selon la remarque d'un philosophe moderne. Nul
d'entre eux n'imite ses voisins dans leur industrie
et leur travail; une aveugle routine les conduit
silencieusement dans la vie.
Presque tous les voyageurs ont été témoms de
la paresse de l'homme dans les lieux qui n'ont
point encore éprouvé les bienfaits de la civilisa-
tion. Les sauvages regardent ordinairement le tra-
vail comme l'un des plus grands maux de l'exis-
tence. Ceux qu'on a observés en dernier lieu ne
s'inquiètent guère des travaux des champs; ils
laissent tout faire à leurs femmes, qu'ils traitent
aussi durement que des bêtes de somme. Pendant
qu'ils se bercent dans leurs hamacs, ce sont elles qui
labourent, qui pilent le maïs pour en composer
lOO PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
une espèce de potage ou du pain cuit sous la
cendre, qui coupent le bois de chauffage. Quant
à eux , on ne les voit chasser que lorsque la faim
les presse : ils n'ont aucune prévoyance de l'a-
venir ; ils aiment les sensations agréables , mais
celles qui ne coûtent rieu.
Le fatalisme est un système qui rend l'homme
constamment oisif et tout-à-fait inutile aux autres.
C'est l'opinion qui a le plus influé sur la paresse
des peuples. Beaucoup d'individus croient que tout
existe et arrive sur la terre par l'effet d'une néces-
sité absolue, que nous ne saurions rien changer
à la commune mais irrévocable destinée. Cette
pensée décourageante paralyse toutes les forces
de la société humaine ; elle peuple l'univers d'es-
claves : l'homme n'ose appliquer ses efforts à au-
cune résistance.
Les paresseux voudraient que le temps fût im-
mobile comme eux ; il n'y a point d'horloge dans
leur asile ; les heures s'y écoulent avec trop de
'bonheur pour qu'on s'inquiète de les compter.
De là vient qu'ils prolongent leurs nuits comme
leurs jours; de là vient qu'ils mettent tant de
lenteur dans leurs actes les plus ordinaires , qu'ils
voudraient néanmoins abréger ou éviter. Toutes
leurs facultés muettes et inactivesles tiennent dans
DE LA PARESSE. 189
une sorte tie supplice quand il s'agit de les exer-
cer; ils sont économes de leurs mouvemens ; ils
craignent de dépenser leurs forces, de prodiguer
leur être; ils sacrifient jusqu'aux plus doux plai-
sirs pour ne pas se donner la peine de les chercher.
L'homme paresseux , jeté dans la vie , n'y marche
pas ; le temps l'y traîne a reculons , pour me ser-
vir de l'expression de Montaigne. Les oisifs des
grandes villes ressemblent, pour la plupart, aux
disciples d'Aristippe : ce sont des épicuriens cou-
chés. Nos auteurs comiques exposent journelle-
ment aux yeux de la multitude les nombreux
ridicules de l'avarice humaine : on pourrait en
faire autant pour la paresse. Il existait naguère
à Paris un individu fort bizarre, qui trouvait tant
de plaisir à ne rien faire, que, ne pouvant sub-
sister sans travail , il cherchait à gagner pendant
trois mois la somme d'aigent qui lui était néces-
saire pour se reposer pendant trois autres. Il était
réellement singulier de voir cet homme traîner la
brouette, porter la hotte à certaines époques de
l'année , servir dans les hôtelleries , etc. , poin^
acheter sa tranquillité durant quelques semaines ,
et s'abandonner ensuite à la paresse , qui était pour
lui la première des voluptés. Le trait suivant n'est
pas moins curieux pour Tobservation. Nous avons
connu un aimable paresseux dont l'ami le plus
igo PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
intime était parvenu à un rang très éminent.
(c J'espère , lui dit ce dernier, que , pendant que je
suis en place , vous profiterez de mon crédit , et
que VOUS me ferez connaître vos désirs ; je les se-
conderai de mon mieux. » Le paresseux demanda
quelques jours pour réfléchir; au bout de ce
temps , il prit un nouveau délai. Enfin , un soir
que son puissant protecteur le pressait de s'expli-
quer : « Je voudrais , répondit-il , que vous pussiez
obtenir du Roi qu'on supprimât ces cloches im-
portunes qui sont si près de ma demeure , et qui
m'empêchent de sommeiller, w
Il est des paresseux qui connaissent si peu le
prix du temps , qu'ils en savourent en quelque
sorte la perte ; la plupart d'entre eux se livrent
au jeu , -quand l'oisiveté pèse trop sur leur exis-
tence. On en voit d'autres qui parlent toujours
des choses qu'ils se proposent d'accomplir, et qui
roulent dans leur tête mille projets. 11 n'y a pas
une grande peine pour eux à concevoir une en-
treprise : la tâche la plus difficile est de l'exécuter.
Presque toutes les journées sont perdues pour des
hommes si fainéans ; elles sont employées à des
futilités , à des soins de toilette tout-à-fait super-
flus et insignifians. Durant ce même temps, les
ronces croissent et se multiplient dans le terrain
qu'ils ont reçu de leurs pères.
DE LA PARESSE. I9I
On ne peut se défendre d'une impression dou-
loureuse lorsque l'on considère les suites inévi-
tables de la paresse dans une ville ou dans un pays.
Partout des ruines , des édifices renversés par le
temps; partout les tristes empreintes de la des-
truction ; souvent même , par un affreux contraste ,
la plus belle végétation à côté de l'indolence in-
curable des habilans. Un pareil spectacle afflige
les regards du voyageur au milieu des amandiers,
des citronniers et des oliviers de la Grèce. C'est là
que la paresse a véritablement désbonoré l'espèce
humaine.
La paresse tient souvent à une maladie par-
ticulière de la volonté , qui , chez l'homme , est
sujette à des intervalles d'activité et de repos.
Ce phénomène se remarque surtout chez les mé-
lancoliques , les hypocondriaques , et chez tous
les individus dont la susceptibilité nerveuse est
plus ou moins altérée par les travaux, le genre
de vie, la disposition héréditaire, les peines de
l'âme, etc. Je connais un littérateur, doué d'un
talent que tout le monde admire , mais qui n'exerce
puissamment sa volonté que pendant les six pre-
miers mois de chaque année ; au bout de ce temps ,
cette faculté de son esprit tombe dans une nullité
complète ; il abandonne aussitôt tous les travaux
qu'il a commencés; ses entreprises s'arrêtent; il
192 PHYSIOLOGIE DES PASSfONS.
ne peut donner un seul ordre dans sa maison; il
devient incapable du moindre effort : c'est un en-
gourdissement général qui le saisit , et dont il n'y
a plus moyen de le délivrer.
Il est un autre état de l'âme qu'on prendrait
pour de la paresse , et qui n'est que l'état paisible
d'un philosophe qui veut oublier les vanités du
monde, ou se soustraire au bruit chimérique d'une
renommée devenue importune. L'histoire de l'épi-
curien Desy veteaux doit trouver ici sa place : il était
né près de la ville de Falaise, dans l'un des plus
beaux sites de la Normandie. On l'avait choisi pour
être précepteur du duc de Vendôme, fils de
Henri IV et de Gabrielle d'Estrées ; mais la licence
de ses mœurs le fit renvoyer delà cour. Loin d'en
concevoir du chagrin , ce singulier sybarite se ren-
ferma dans un jardhi où il prétendait mener une
vie tout-à-fait pastorale. Sur la fin de ses jours il
avait associé sa destinée à celle d'une jeune musi-
cienne qui l'endormait aux sons mélodieux de
sa voix. Il était devenu si indolent, qu'il ne prenait
pas même la peine de lire les lettres qu'on lui écri-
vait. « Le bonheur nous fuit , disait-il , parce que
nous prenons trop de soin pour l'obtenir ; il faut
commencer son repos dans la vie, si l'on veut
mourir sans regret. Il faut fuir le monde avant qu'il
nous quitte. Le loisir rend l'homme à lui-même. »
DE LA PARESSE. ig3
La paresse , proprement dite , est une voluptf
perfide; elle n'est pas seulement funeste à l'ins-
tinct de conservation ; elle est contraire au véri-
table bonheur, puisqu'elle nous met sous la dé-
pendance du premier homme actif et industrieux
qui trouve son intérêt à nous asservir ; elle rétrécit
en nous le cercle de la vie de relation; elle avilit
l'âme déjà subjuguée par la mollesse, et ne lui
donne que des penchans sordides. La paresse fait
qu'on a recours à la ruse, à la tromperie, à de
vils détours qui compromettent la dignité hu-
maine. Dès-lors il n'y a plus de probité, plus de
franchise, plus de droiture dans les rapports
sociaux.
La paresse d'ailleurs mène insensiblement à la
servitude, qui est le plus affreux des malheurs.
La culture et la perfection des arts étant le fruit
naturel du désir que nous avons d'améliorer notre
condition, l'esclave, en proie à des maux phy-
siques , privé de la perspective d'un avenir plus
heureux , n'a aucune espèce d'intérêt à augmen-
ter ou à perfectionner son travail. La paresse est
le seul bien qui lui reste , le seul plaisir qu'il puisse
désormais goûter sur la terre ; mais les rigueurs
qu'elle rend nécessaires , alors même qu'elles ne
sont pas exercées par le despotisme ou le caprice,
ne laissent voir d'un côté qu'un maître brutal et
1. i3
J94 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
féroce , et de l'autre qu'une victime souffrante et
avilie.
Un philosophe a donc eu raison de dire que
toutes les passions relatives à l'intérêt privé de
notre système individuel sont offensantes pour la
société , dont l'homme est une partie intégrante ;
elles sont outrageantes pour la vertu. La nature
n'isole rien sur la terre ; nul n'est fait pour être
solitaire et indépendant ; chaque individu est
essentiellement coordonné à ses semblables ; tous
les êtres tendent à la sociabilité.
Le repos n'est donc légitime que lorsqu'il a été
conquis par d'utiles et honorables travaux. Con-
sidéré d'ailleurs sous le rapport physiologique,
l'homme ne saurait s'abandonner à la paresse sans
contrarier l'ordre de la nature. Il est de l'essence
de notre organisation de renouveler les mouve-
n>ens du corps comme ceux de la pensée.Tout passe
dans l'univers ; rien ne s'y arrête. Si le présent
pouvait se perpétuer, il serait aussi insupporta-
ble pour nous que les eaux stagnantes d'un ma-
récage. Il faut occuper l'âme pour la faire vivre ;
et comme l'a dit un auteur célèbre, toute jouis-
sance sur la terre est inséparable d'une véritable
action.
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CHAPITRE XIT.
DE L ENNni.
L'enintji est une des plus tristes prérogatives de
l'homme civilisé ; c'est une disposition maladive
de notre être, qui nous conduit souvent à la con-
somption ou à la mort ; c'est une sorte de para-
lysie de l'âme , qui succède à toutes les émotions
qu'on a tant cherchées , et qu'il n'est plus facile de
renouveler; c'est enfin l'état le plus pénible de
l'économie vivante. Il n'est pas un seul individu
qui ne consentît à échanger son ennui pour une
véritable douleur.
L'homme qui est consumé par l'ennui ne sait
guère définir ce qu'il éprouve : c'est ordinaire-
ment une inquiétude accablante, une langueur
indéfinissable dans l'exercice des fonctions, une
torpeur qui enchaîne et qui engourdit tous les
membres , une impuissance de réfléchir et d'agir,
un dégoût invincible pour tous les biens et tous
les plaisirs de l'existence , une difficulté de vivre
et de jouir, etc. Ces divers symptômes tiennent au
196 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
besoin de changer de situation , et de substituer
des sensations vives à des sensations trop faibles.
L'ennui provient d'une multitude de sources ,
et a mille issues pour s'introduire dans le système
sensible. Cette fâcheuse disposition de notre âme
succède communément à la perte des biens qui
font nos délices, à l'éloignement des lieux que
l'on aime, à l'absence des personnes que nous
chérissons , à la répression trop brusque de cer-
taines habitudes, à la privation de la liberté, à
mille désirs déçus ou contrariés , etc. Il est sur-
tout un ennui qui attaque les personnes complè-
tement heureuses aux yeux du vulgaire , celles qui
sont rassasiées de jouissances, qui sont blasées
sur tous les plaisirs , qui se dégoûtent des réalités
pour courir sans cesse après des chimères , qui
cherchent vainement à agiter leur vie par les
plus fortes impressions. On connaît les résultats
tragiques de cet ennui à certaines époques de
l'année , particulièrement en automne.
Ainsi donc l'ennui change continuellement de
forme; et, de tous les maux dont l'existence est
accablée , il n'en est aucun qui soit plus univer-
sellement répandu. Parcourez tous les âges, tous
les rangs , toutes les conditions , tous les lieux ;
partout , le monde est plein de gens qui cherchent
DE L ENNUI. 1 9'7
à éviter cette sensation pénible. Tons nos arts
sont employés à retirer l'âme de cet état d'apathie
et de langueur insipide ; de là , ce goût général
que nous manifestons pour les spectacles , les bals ,
les concerts, et autres divertissemens qui nais-
sent du besoin de se distraire. On dirait que
nous sommes constamment à la recherche des
émotions nouvelles; et il n'est pas une seule de
nos passions que l'homme ne mette en jeu pour
se les procurer ; il fait concourir à ce but la tris-
tesse même et la douleur. Son instinct le porte
à désirer ce qui peut exciter en lui la sympathie ,
l'amour , la pitié et tous les sentimens tragiques
dont la nature humaine est susceptible. Les dé-
sastres qu'on lui raconte intéressent son cœur at-
tendri et semblent l'attacher davantage à la terre.
Les enfans eux-mêmes sont à peine entrés dans la
vie de relation , qu'ils se plaisent déjà à écouter le
récit des événemens malheureux ; et on a souvent
recours à ce stratagème pour dissiper leurs pre-
miers ennuis.
Ajoutons que l'ennui est un mal d'autant plus
inévitable , qu'il est le résultat journalier de nos
relations sociales. Toutes les fois, par exemple,
qu'on arrache quelqu'un à la sphère de ses idées
favorites pour l'occuper d'un objet dont il est
désagréablement affecté , il éprouve ce tourment
198 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
insupportable. Celui qui agit d'une manière aussi
fâcheuse sur son esprit ne sent pas lui-même
l'effet qu'il produit; et sous ce point de vue,
les importuns sont toujours à l'abri de ce poison
somnifère , qu'ils communiquent à tout le monde
par leurs fades et insipides entretiens; aussi
n'épargnent-ils pas leurs victimes. Si , dans notre
civilisation , on pouvait agir avec pleine franchise ,
on repousserait ces sortes d'individus avec autant
de violence que les ennemis les plus acharnés ;
mais il est dans nos mœurs et dans nos usages
de ne leur échapper que par la fuite ou par
la ruse.
Les premières sources de l'ennui , au sein des
sociétés nombreuses et policées, dérivent, sans
contredit, de l'inégalité des esprits et des anti-
pathies qui en résultent ; nous différons par les
forces de notre entendement comme par les con-
ditions physiques de notre organisation. Il est des
âmes d'une haute lignée qui ne sauraient se faire
à des relations subalternes , et qui planent sur le
reste des humains par l'unique ascendant de leur
supériorité morale ; celles-là doivent constamment
se nourrir au milieu des rayons qui partent des
points les plus élevés de la destinée humaine.
L'homme trouve l'ennui dès qu'on cherche à le
faire descendre des hauteurs où \\ s'est placé par
DE LFNNUI. 199
la culture et le perfectionnement do ses facultés
intellectuelles.
La variété d'ailleurs est un besoin de nos sens ,
et une loi pour tous les arts dont l'objet est de
les flatter et de les émouvoir. Toute perception
devient importune, si elle est trop long-temps
prolongée. L'âme est un flambeau qu'il faut agiter
par intervalles ; et nos passions , aussi-bien que nos
désirs, doivent changer souvent de but et de di-
rection. Il n'est, sur cette terre, aucune jouissance
qui ne s'émousse, et qui puisse résister à cette loi
universelle des organes du sentiment.
Les plus vifs plaisirs perdent à chaque instant
une partie de leurs attraits , et l'enchantement
qu'ils avaient causé ne tarde pas à s'évanouir. Le
plus beau spectacle ne charme pas long-temps les
yeux. Des airs de musique qui nous avaient d'abord
transportés , la répétition finit parles rendre insi-
pides. Il en est de même des parfums et des mets
les plus exquis; il semble que nous ne puissions
sentir long-temps de la même manière. Les sensa-
tions sont pour nos organes ce que les attitudes
sont pour nos membres, qui ne peuvent en sou-
tenir de trop prolongées. La nature elle-même ne
s'anime que par la diversité; elle s'éteint dans la
monotonie.
200 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
Cette même loi nous explique pourquoi les
hommes qui ont l'habitude de discourir très
longuement sont presque toujours à charge à
ceux qui les écoutent. Un plaidoyer trop étendu ,
un sermon trop diffus , fatiguent bientôt l'atten-
tion générale , et agitent un auditoire d'une im-
patience insurmontable. Le Français est peut-
être, de tous les peuples, celui auquel cette
prolixité est le plus incommode, à cause de son
aversion naturelle pour la continuité des mêmes
impressions. De là vient que les hommes réputés
les plus aimables sont ceux qui racontent avec
plus de brièveté et de concision. Ce qu'on appelle
esprit , dans la société, n'est qu'un trait qui brille
instantanément comme l'éclair. La nécessité qu'il
y a d'accroître l'intérêt d'un drame , d'une tragé-
die , d'un discours , tient certainement au besoin
de changer de sensation et de préserver' notre
âme d'une fatigante uniformité.
Les physiologistes ont voulu rendre compte de
ce défaut de teneur dans les organes et de persé-
vérance dans nos sensations; il y a lieu de croire
qu'il dépend en grande partie de la débilité radi-
cale de notre constitution ; car les êtres faibles ,
tels que les femmes et les enfans, dont la fibre a
peu de consistance , sont aussi les êtres les plus
sujets à l'ennui et les plus avides de sensations
DE l'ennui. 201
nouvelles. Ils se soulagent néanmoins en dirigeant
leur attention sur d'autres objets; à moins qu'on
ne pense, avec un de nos métaphysiciens les plus
célèbres , qu'il y a dans notre système intellectuel
une fibre nouvelle pour chaque nouvelle sensa-
tion, ce qui est une supposition sans vraisem-
blance comme sans preuve.
Cependant, quelque variété que l'on mette dans
ses travaux, lorsque nous sommes parvenus au
ternie de cette série d'actions qui constitue la jour-
née , nous avons besoin que le silence et les ténè-
bres viennent jeter un voile sur nos sens, et que le
sommeil , en les restaurant par le repos , les rende
propres aux occupations du lendemain. La nature
ne nous a donc départi qu'une certaine somme
de sensibilité , dont il faut nécessairement être
économe. Si , pour éviter cet état où l'on cesse
de sentir , et que l'on appelle ennui, on se presse
de jouir, on ne fait que s'y précipiter plus vite,
puisque la lassitude des organes produit le même
effet que le défaut de sensations.
L'abus des jouissances peut même nous con-
duire à quelque chose de pire que l'ennui , à ce
point extrême de dégradation et de malheur qui
consiste dans Timpuissance absolue de sentir ;
alors les sens paraissent irrévocablement fermés
109. PHYSIOLOGIE DES PASSIONS,
à tous les objets qui viennent les solliciter. On se
trouve séparé de tous les autres êtres , sans rap-
ports avec eux , sans liens , sans affections ; et cette
pénible existence, devenue un fardeau insuppor-
table , ne laisse plus que le désir de s'en délivrer.
Cet acte extraordinaire est presque toujours le
résultat d'un état maladif du cerveau ; ce fait est
manifestement démontré par l'observation des
physiologistes et des médecins. Celui qui résiste à
l'instinct de conservation est manifestement dans
un état de délire ; sa raison s'éclipse dans ce mo-
ment critique de son existence. Nous sommes li-
vrés sur la terre à l'action d'une force qui nous
porte sans cesse à nous maintenir ; et quand , par
l'effet d'une catastrophe inouïe , cette faculté se
déprave, nous devons subir toutes les consé-
quences funestes de ses écarts.
J'ai souvent interrogé les malades qu'une pente
irrésistible entraînait vers le suicide. Il paraît que
cette idée fixe a pour eux une sorte de volupté.
Ils ressemblent à ces voyageurs fatigués qui aspi-
rent au terme d'une route trop longue et trop
uniforme; ils ont d'avance un avant-goùt du
calme désiré qui les attend ; ils se couchent avec
délices dans ce tombeau où doit se fermer pour
eux la porte de toutes les sensations.
DF l'ennui. 20,^
Il est , du reste , des climats où cette fâcheuse
disposition est plus commune que dans d'autres.
Il est des lieux où l'ennui semble avoir spéciale-
ment fixé son empire; l'espoir s'abat dans ces
désolantes contrées. L'homme s'y abreuve de cette
mélancolie consomptive qui émousse les désirs ,
glace les affections , flétrit les plus douces jouis-
sances , et désenchante jusqu'à la vertu.
C'est certainement un malheur pour l'homme
d'avoir reçu du ciel le triste privilège d'observer
et d'apprécier sa propre existence ; c'est précisé-
ment ce qui la lui rend insupportable. Quand ses
jours ont été longuement et diversement agités,
quand il a goûté de tout au banquet de la vie , il se
replie sur lui-même et perd les deux sentimens
les plus précieux de son être , la curiosité et l'ad-
miration. 11 ne conçoit plus rien à l'importance
que l'on met à certaines choses , à tous les soucis ,
à tous lies embarras qui remplissent une carrière
active ; son âme a perdu tous les besoins , même
celui du bonheur; l'uniformité l'îtccable , l'ennui
le gagne , et il cherche naturellement à s'endor-
mir dans la situation même où ce mal affreux est
venu le surprendre.
La vie n'est qu'un assemblage d'apparences,
ainsi que Ta dit un profond penseur; r est un ta-
204 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
bleau que l'on n'aime que par l'illusion de ses
perspectives. Tout doit y être embelli par le
prisme inépuisable de notre imagination. Il ne
faut y rien voir de trop près ; et c'est à l'igno-
rance de beaucoup de choses que nous devons
quelquefois nos plus grands plaisirs.
Bienheureux celui qui ne fatigue point son
esprit par de téméraires investigations , qui res-
pecte les voiles impénétrables dont la nature a
couvert ses merveilles , et s'abandonne doucement
à la voix bienfaisante de ses inspirations inté-
rieures ! Bienheureux le sage dont le travail a
rempli les jours , dont les affections ont embelli la
vie , et qui , parvenu sans ennui au bout d'une
longue et glorieuse carrière , se soumet courageu-
sement à sa destinée, se console par la philoso-
phie , et meurt avec sécurité entre ses souvenirs
et ses espérances !
DE l'intempérance. 1o5
CHAPITRE XIII.
DE L INTEMPERANCE.
Les plus grands philosophes de l'antiquité ont
parlé des dangers de l'intempérance et de ses ré-
sultats funestes sur le système de notre conserva-
tion. L'homme est le seul parmi les êtres vivans
qui abuse de ses organes digestifs. Les animaux
ont un instinct plus sûr qui les avertit et les guide ;
un brin d'herbe ou de feuillage suffit au chameau
asiatique ; le bœuf se modère au sein de nos plus
gras pâturages ; l'aigle a beau être vorace , s'il est
rassasié , il n'achève pas sa victime : il s'arrête tou-
jours à temps.
Il n'y a que les hommes civilisés qui se rassem-
blent autour d'un même festin pour s'exciter,
pour se provoquer mutuellement à tous les excès
de l'intempérance. Chez un peuple qui n'est pas
très éloigné de nous, on attend que les femmes
aient quitté la table pour faire circuler des fla-
cons tout pleins d'un vin qui enivre, et ranimer
ainsi la gaîté des convives ; pour mettre Tâme eu
2o6 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
toute liberté et donner toute licence à l'entretien.
Un tel repas est certainement un spectacle peu
agréable pour un étranger qui voyage, et le phi-
losophe qui l'observe n'y trouve rien d'attrayant.
Qui croirait qu'il a existé dans Paris une asso-
ciation qui se faisait gloire d'être intempérante ,
qui tenait ses assemblées , qui avait son code , ses
registres, son mode d'initiation, ses réglemens,
ses usages , etc. ! Elle ne ressemblait pas mal à cette
académie de cuisiniers , dont Plutarque fait men-
tion, qui s'était formée jadis en Egypte par la
protection de Cléopâtre, sous le titre pompeux
des inimitables. J'ai donné moi-même des soins à
plusieurs membres de cette moderne confrérie;
car de graves maladies venaient souvent les sur-
prendre au milieu des longues orgies dont ils fati-
guaient leur oisiveté.
Qu'est devenu ce temps où l'on servait un repas
sans apprêt, au milieu d'un champ ou d'une prai-
rie , où l'on se contentait d'un brouet clair et de
quelques fruits cueillis sur l'arbre le plus voisin ;
où de simples légumes , le miel des abeilles , un
pain cuit à la hâte, venaient calmer la faim du
laboureur fatigué; où l'on buvait fraternellement
dans la même coupe un peu de vin frais ! Com-
parez cette vie économique avec la somptuosité
DE L INTEMPERAiVCE. ÀO'J
des festins de nos jours. Voyez tous ces convives
qui se réunissent cérémonieusement à la manière
des superbes Athéniens : leur table est surchargée
des productions de tous les climats ; les richesses
de la mer se joignent à celles de la terre; chaque
saison y apporte, pour ainsi dire, ses tributs.
Ce n'est point assez d'agacer le goût de nos
incomparables épicuriens; on veut encore éblouir
leurs regards : c'est sur des plats d'or et d'argent
qu'on étale ce qu'il y a de plus exquis et de plus
recherché; on se salué par des souhaits joyeux;
chacun indique à son voisin ce qui peut flatter
son caprice ou contenter ses fantaisies. On a re-
cours aux supplications pour faire accepter des
mets nuisibles , ou du moins superflus.
Le peuple même se gorge de substances mal-
faisantes; partout l'homme se présente comme
un automate dévorant ; on le rassasie pour le
tromper, on l'enivre pour le séduire. Les gens de
la plus basse condition ne sauraient proposer un
mariage , passer une transaction , établir une vente,
conclure un marché , sans se témoigner par un
banquet leur satisfaction mutuelle , sans former
le verre en main des vœux réciproques pour la
santé des contractans. C'est en se désaltérant que
nos pères confirmaient leurs alliances; et l'histoire
2o8 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
(les anciens Germains assure qu'il n'y avait pas
de plus intrépides buveurs.
Ajoutons que, par une des impulsions les plus
puissantes de son instinct, l'homme est rarement
satisfait de ce que la nature lui offre , qu'il cherche
sans cesse à corriger et à améliorer ses dons. Il
a recours à la greffe pour obtenir des fruits plus
succulens et rendre la sève plus généreuse; il a
approfondi l'art de modifier les alimens par l'ac-
tion du feu , art inconnu aux animaux ; cet art
exige de nos jours des études et des combinaisons
savantes. Il faut avoir long-temps réfléchi sur les
productions du globe pour employer avec habi-
leté les assaisonnemens et déguiser l'amertume
de certains mets, pour en rendre d'autres plus
savoureux, pour mettre en œuvre les meilleurs
ingrédiens. Le cuisinier européen est celui qui
brille surtout dans l'art d'opérer ces merveilleux
mélanges.
C'est en outre un phénomène extraordinaire
dans l'espèce humaine que ce penchant à l'ivresse ,
ce délire passager, cette folie temporaire qu'on
se procure pour faire trêve à de longs chagrins.
Il semble que le besoin de s'étourdir soit parti-
culier à l'homme. De là vient qu'il tourmente,
pour ainsi dire, toutes les substances qui sont
t)E L INTEMPERANCE. 200
à sa disposition , afin d'en retirer des liqueurs
spiritueuses. Bacchus même s'est approprié les
dons de Cérès pour en composer une bière qui
délecte tous les convives. Les Tartares , au défaut
du raisin , font fermenter le lait et savent en ex-
traire le principe enivrant; c'est pour troubler
agréablement l'exercice de la raison que d'autres
peuples mettent à contribution le miel des abeilles.
Presque tous les fruits sont employés au même
usage : témoin le vin de palmier chez les Indiens.
Les boissons alcoholisées offrent tant d'attrait,
que les sauvages de la Louisiane échangent les
plus belles peaux de chevreuil pour une petite
provision de tafia. Le Turc aime à s'égarer au mi-
lieu des vapeurs narcotiques de l'opium , et c'est
ainsi qu'il parvient-à bannir la crainte de son âme ,
à redoubler son intrépidité. La fumée du tabac
fait les délices de tous les habitans des pays froids ;
partout l'homme cherche à exciter ses organes ,
comme s'il était pressé de consumer le peu de
jours que la nature lui accorde.
Rien pourtant ne rabaisse notre condition
comme l'état déplorable où nous nous trouvons
réduits par l'abus du vin et des liqueurs fortes.
Celui qui s'abandonne à de pareils excès déroge
à la dignité humaine ; il perd le jugement qui doit
le guider dans les affaires sérieuses de la vie ; il
I. i4
9. lO PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
se ravale au-dessous des plus vils animaux par une
joie indécente et désordonnée, par des discours
insensés , par des révélations inconvenantes ; il va
jusqu'à offenser ses amis les plus chers , et à diri-
ger ses outrages contre ce qu'il y a de plus saint
et de plus religieux : ses fureurs tiennent de la
frénésie ; il devient la risée de ses semblables.
Nous sommes naturellement portés à concevoir
du mépris pour l'homme qui ne craint pas de se
séparer un instant de sa raison , et il n'y a que les
personnes les plus abjectes du peuple qui osent
alléguer l'ivresse comme excuse de leurs emporte-
mens. On remarque même que l'individu qui se
réveille de ce honteux assoupissement a l'air aussi
humilié que s'il sortait d'une attaque d'épilepsie ;
et si dans cette triste situation il pouvait se bien
connaître, il rougirait des transports auxquels il
s'est livré.
Telles sont les suites déplorables de l'intempé-
rance ; et cette passion est néanmoins celle qui a le
plus de charme et d'entraînement pour le genre
humain. De là vient que notre cerveau s'exalte
toutes les fois- iqu'il s'agit de chanter les plaisirs
de la table. La verve de nos poètes est soudai-
nement enflammée par un breuvage perfide.
L'homme est le seul de tous les animaux qui se
DE L INTEMPERANCE. U 1 l
plaît à célébrer ainsi son incontinence et ses excès.
On a vu des sybarites opulens qui ne pouvaient
manger sans y être en quelque sorte sollicités par
les sons d'une musique enchanteresse.
Malheur à l'homme qui s'approprie avec im-
modération tout ce qui flatte sa sensualité ! il n'y
a qu'un corps malade qui puisse franchir les bornes
de la nature. L'intempérant végète dans une sorte
d'abrutissement qui le conduit par degrés insen-
sibles à une mort triste et douloureuse ; son âme
se ferme aux vrais plaisirs; mille dégoûts l'in-
quiètent , et son temps s'écoule dans les diges-
tions pénibles d'un organe qui semble n'obéir
qu'à regret.
Celui-là se trompe qui croit trouver le bonheur
dans une satisfaction complète de ses désirs. Qu'il
s'environne de tout ce que la nature a produit
déplus délicieux; que tout se multiplie, que tout
se perfectionne pour satisfaire ses caprices, on le
verra regretter la vie simple et frugale d'un pauvre
villageois ; il viendra une époque où il demandera
vainement des jouissances à ses sens; les mets les
plus exquis perdront pour lui leur parfum et leur
saveur. Tout est faux dans l'homme des villes,
jusqu'à son appétit; sa soif même est trompeuse,
et il est presque toujours inaccessible à ces per-
312 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
ceptions douces qui sont le partage du laborieux
habitant de nos campagnes.
Que sont donc les intempérans aux yeux du
physiologiste observateur? Des êtres qui se rassa-
sient et qui s'acheminent vers l'ennui, en consu-
mant le don de la sensibilité ; leur cœur se vide et
se dessèche à mesure qu'ils approchent du terme
de leur carrière. Tous les anciens ont parlé de
ce délicieux jardin où Épicure instruisait ses
disciples ; c'est là qu'il s'était flatté de fixer le
printemps et de réaliser la chimère du bonheur;
mais la vieillesse arrivait avec son triste cortège.
L'homme peut se créer de nouveaux tourmens ;
il n'invente pas de nouveaux plaisirs. Épicure ne
fut point un sage heureux ; il eut à lutter contre
les maux inséparables d'une organisation faible
et valétudinaire. Il philosopha toute sa vie pour
n'arriver qu'à la douleur.
Tout captivait l'âme et enchantait les regards
dans ce riant séjour, qu'on eût pris plutôt pour
un temple consacré à Momus que pour la demeure
d'un sage de la Grèce. Tout semblait disposer l'es-
prit à des doctrines licencieuses ; le parfum des
fleurs , l'excellence des fruits, la pureté des sources
qui fournissaient une eau claire et limpide; les
vins exquis dont on s'enivrait. Epicure semblait
DE l'intempérance. U I 3
inspiré par le dieu des illusions et des songes :
c'était sous des dômes de verdure, c'était au milieu
des banquets que ce beau génie dissertait sur les
avantages de la vie privée et sur les effets salutaires
de la vertu ; c'était là qu'une jeunesse effervescente
applaudissait aux leçons du trop indulgent phi-
losophe ; souvent même les courtisanes d'Athènes
venaient distraire l'attention , et troubler la paix
d'une solitude particulièrement destinée à la mé-
ditation et à l'étude de la sagesse.
Il convenait sans doute qu'une doctrine par
laquelle l'auteur cherchait à flatter les sens fût
enseignée au milieu des objets les plus propres à
réjouir la vue ; c'était dans des lieux où les biens
du corps se trouvaient , pour ainsi dire , à côté
des biens de l'âme , qu'il faisait entendre son élo-
quente voix. Ses disciples charmés respiraient
avec lui cette belle nature dont il dévoilait toutes
les merveilles; aussi était-il toujours accueilli par
des acclamations unanimes. Les stoïciens eux-
mêmes, qui s'étaient déclarés contre lui, ne pou-
vaient se défendre d'une sorte d'admiration pour
la grâce de son langage et la sublimité de quel-
ques unes de ses maximes.
Mais, comme je l'ai dit plus haut, le bonheur
ne répondait point à la séduction de ses paroles ; il
2l4 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
abusait par des prestiges une multitude d'hommes
dont il eût fallu humilier l'orgueil et réprimer
les passions ; il énervait leurs sens en polissant
leur esprit. Son école était manifestement dirigée
contre l'émulation et les véritables kimières. On
y regardait comme une chimère la gloire pro-
curée par les grandes et généreuses actions. On
élevait des doutes coupables sur ce qu'il y a de
plus religieux dans le cœur humain.
On a comparé jadis les épicuriens à un trou-
peau d'esclaves célébrant les fêtes de Saturne , et
fatiguant tous les gens sensés de leur bruyante
joie. Toutefois ce n'était que pour un temps qu'ils
parvenaient à alléger le poids de leurs peines : le
plaisir ressemble à la gloire ; il disparaît bientôt
comme une ombre devant ceux qui le cherchent.
Rien ne dure ici-bas que la douleur.
S'il est une philosophie particulièrement pro-
pre à la conservation du bonheur et à l'entretien
de la santé des hommes, c'est, sans contredit,
celle de Pythagore. Ce grand homme avait les fa-
cultés les plus éminentes pour subjuguer l'esprit
de ses nombreux auditeurs , l'imagination , la sen-
sibilité, tous les feux de l'enthousiasme. C'était
un de ces génies élevés que les dieux chargent
d'instruire les autres , et auxquels ils confient, s'il
DE l'intempérance. 'X I ^
est permis de le dire, le dépôt de la sagesse. La
saine raison présidait aux dogmes qu'il avait
établis. La seule détermination de certaines
règles diététiques annonce combien il était versé
dans la connaissance de la nature. Il a dicté des
préceptes dont les plus célèbres médecins de la
Grèce ont su faire leur profit. Hippocrate n'a rien
dit de mieux que lui sur le régime qui convient à
l'espèce humaine. Toutes ses prohibitions portent
sur des alimens dont l'expérience avait constaté
les funestes effets. C'est ainsi qu'il avait interdit
la chair des vieux animaux, les poissons huileux,
les légumes lourds à l'estomac , et beaucoup d'au-
tres substances indigestes.
Py thagore voulait que l'état moral de ses dis-
ciples fut à l'abri de toutes les tempêtes; c'est
ce qui l'avait déterminé à bannir de son hygiène
les sucs fermentes des fruits et des graines cé-
réales ; et comme la plus grande perte que puisse
faire un philosophe est celle de la conscience de
soi-même, il rejetait pareillement toutes les li-
queurs enivrantes qui portent le désordre dans
les fonctions de l'esprit.
Les maximes de Pythagore forment un code
de la plus haute morale, fondé sur la modéra-
tion. On doit le considérer comme le père,
2l6 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
comme le créateur de la véritable philosophie.
Il veut que notre âme lutte contre tout ce qui
tend à la déprimer, qu'elle ait en horreur tout
ce qui la ramène aux choses corruptibles ; il
veut que la raison règne sur tous nos appétits,
et c'est par la tempérance qu'il met constamment
les hommes en harmonie avec leurs suprêmes
destinées. C'est par la tempérance qu'il fait résis-
ter leurs coeurs à toutes les atteintes du décou-
ragement et du désespoir ; car Pythagore regar-
dait comme dignes de toute la colère de Dieu
ceux qui avaient attenté à leurs jours, pour se
dérober au malheur ou aux coups de la justice
humaine. La vie, disait-il, est un poste qu'on ne
saurait abandonner sans l'ordre de celui qui
commande.
On assure que la doctrine de Pythagore a été
dénaturée par ses élèves , et que , sous ce point de
vue , son auteur a éprouvé le sort des premiers
sages de l'antiquité. Ses plus beaux dogmes ont
été ternis. Lui seul savait leur imprimer un ca-
ractère divin; lui seul savait convertir en rites
religieux les pratiques d'abstinence qu'il jugeait
les plus salutaires pour la conservation du genre
humain. Il imitait les prêtres d'Egypte , dont les
pieuses cérémonies n'étaient souvent que des le-
çons de tempérance.
DE l'iNTEMPJÉRANCE. '2 1']
Pythagore pensait que les hommes prennent
les mœurs des animaux dont ils se nourrissent.
Il avait la conviction que les sucs des viandes
contribuent à rendre la méchanceté robuste , et
que le vin est contraire à la modération aussi-
bien qu'à la pureté de l'âme. 11 envisageait la so-
briété comme le plus puissant moyen conserva-
teur , non seulement pour les premiers temps de
la vie , mais encore pour l'âge avancé. Qui ne sait
pas que les hommes à jeun sont plus propres à
la méditation, et qu'après un long repas, l'esprit
tend à l'affaiblissement , ou se couvre d'épaisses
ténèbres.
Ce philosophe sensible et compatissant abhor-
rait dans l'espèce humaine l'affreux penchant pour
la destruction. Il s'opposait sans cesse au meurtre
de ces animaux innocens qui se confient à nous
sur la terre , et qui trouvent une sorte de jouis-
sance à nous servir. Il avait interdit à ses élèves
le plaisir de la chasse , persuadé que l'habitude
de verser le sang dispose l'homme à la cruauté.
Il voulait que la faiblesse rencontrât bonheur
et protection à l'ombre de sa philosophie. On
citait avec attendrissement, parmi ses contem-
porains, le jour où il avait acheté des poissons
vivans sur le bord de la mer pour les rendre
à l'élément qui devait les nourrir. La nature seule ,
2l8 PHYSIOLOGIE DES PA.SSIONS.
disait-il, régit en souveraine tous les êtres qui
respirent la vie en même temps que nous. Il ne
nous appartient pas d'en abréger la durée. Ainsi
la doctrine de Pythagore était , en quelque sorte ,
une émanation de la bienfaisance générale et con-
stante du Tout-Puissant.
La vie des pythagoriciens était aussi douce que
paisible. Leur mort arrivait sans aucune souf-
france ; ils s'endormaient. L'excellence de leur
régime les exemptait de toutes les maladies. O
temps heureux où prospérait cette doctrine sa-
crée ! On se levait avec l'aurore ; on se couchait
avec le soleil. Les animaux n'avaient rien à re-
douter de la part de l'homme. Des bœufs dociles
labouraient affectueusement une terre qui n'était
jamais teinte de leur sang. Les troupeaux s'en-
graissaient sans qu'on méditât leur meurtre pour
le luxe d'une table. On se contentait des dons de
Cérès. On n'en usait qu'avec sobriété , et les désirs
des initiés étaient aussi limités que leurs besoins.
Rien ne déprave les appétits de nos organes
comme les profusions et la prodigalité. L'être qui
se conserve le mieux est souvent celui qui em-
ploie le moins pour sa subsistance. L'art de bien
vivre est l'art de s'abstenir.
ENTRETIEN
D'ÉPICURE AVEC PYTHAGORE.
VISION PHILOSOPHIQUE.
ENTRETIEN
D^EPICURE AVEC PYTHAGORE.
VISION PHILOSOPHIQUE.
PROLOGUE HISTORIQUE.
Est-il vrai que nous conservions dans l'autre
monde les idées que nous avons conçues dans
celui-ci ? demandait à Socrate un de ses dis-
ciples. Il est du moins probable que nos sou-
venirs nous restent , ainsi que nos affections ,
lui répondait son maître. Il est à croire aussi
que , dans un lieu destiné à des récompenses
ineffables , les dieux nous rendent l'amitié ,
l'amour maternel , la piété filiale , etc. Pour
moi , je ne vois guère de quel autre genre
de bonheur ils pourraient nous gratifier.
222 PROLOGUE HISTORIQUE.
L'homme , après la mort , est purgé de l'or-
gueil , de la vanité , de l'ambition et de toutes
les passions corruptrices qui s'étaient atta-
chées à sa nature physique ; mais les senti-
mens vertueux sont impérissables.
Oui , sans doute , ceux qui ont aimé sur la
terre ont besoin de croire que les dieux ne
changeront rien aux rapports de leurs âmes
dans un monde plus heureux. Puisque la vertu
nous vient du ciel , elle nous est sans doute
rendue après le trépas. Il n'y a que la source
du crime qui se tarit. Telle est, je ne me
trompe point, la destinée humaine. Les
âmes , dégagées à jamais de leur organisation
matérielle , ont des communications intellec-
tuelles et morales d'une étendue inappré-
ciable; elles jouissent de la faculté qui rap-
pelle le passé , et se trouvent constituées de
manière à pouvoir sentir tout le bien qu'elles
ont opéré dans cette vie de tril^ulations et de
PROLOGUE HISTORIQUE. 29.ji
souffrances. Ceji'est point en vain que le maî-
tre de toutes choses l^erce le cœur des mortels
par des espérances inépuisables ; il remplace
sans doute nos organes corporels par un en-
semble de puissances nouvelles. L'homme,
épuré de son égoïsme , conserve son intelli-
gence immortelle ; il n'a perdu que sa misère ;
il n'a fait que s'affranchir d'une enveloppe su-
jette à mille maux , dévorée de mille besoins.
Au-delà du tombeau, l'Eternel recompose
ses créatures , et c'est précisément la mort
qui les enfante à la vie ; elles renaissent sous
des formes sublimes autant qu'inaltérables ;
elles se rangent et se coordonnent dans une
harmonie nouvelle'; elles se ressouviennent
de leur imperfection antérieure. Tout s'opère
ainsi par l'unique pouvoir de celui qui tient
dans ses mains les lois et les conditions de
l'existence. Nous ne passons dans ce monde
frivole que pour mériter l'immortalité.
224 PROLOGUE HISTORIQUE,
Tous les peuples de l'univers ont cru à la
conservation de cet état moral des person-
nages après le trépas. C'est la persuasion
où nous sommes que les ombres des morts
éprouvent des affections , des regrets , surtout
des repentirs , qui a fait imaginer ces dialo-
gues dont se servaient les sages de l'antiquité
pour vivifier les méthodes de leur enseigne-
ment. A leur exemple, j'ai voulu mettre en
scène deux esprits de l'ordre le plus élevé,
qui ont tenu le sceptre de la philosophie à
deux époques très éloignées l'une de l'autre.
J'ai supposé que Pythagore et Epicure s'é-
taient rencontrés dans l'autre monde , et qu'ils
avaient eu ensemble un entretien. Je vais
essayer de le redire tel qu^ j'ai cru l'entendre
dans mon rêve philosophique. On peut se
permettre un tel artifice. Les plus hautes
questions de la science semblent doubler
d'intérêt , quand elles sont ainsi fictivement
discutées par tant d'hommes illustres dont
PROLOGUE HISTORIQUE. 9.2 5
on voudrait ranimer la voix. Cette forme
dramatique donne une expression plus vive
aux sentimens qu'on veut inspirer, aux
maximes que l'on veut apprendre.
Pythagore et Epicure sont éminemment
remarquables par le rang qu'ils ont occupé
dans la vie , par l'influence qu'ils ont exercée
sur les vertus et les vices de leurs contem-
porains. Le premier a jeté les fondemens du
bien public et universel ; le second a ébranlé
les colonnes du temple de la sagesse. L'un a
efficacement constitué l'édifice du bonheur
politique en coordonnant la religion à l'inté-
rêt de l'homme , en lui assignant ses sources
dans le sentiment moral ; l'autre a flatté les
penchans grossiers de l'organisation, et ne
réprimait rien dans l'âme de ses disciples.
11 les instruisait à douter des dogmes les plus
utiles à la conservation du genre humain ; il
fournissait des argumens contre les vérités
I- i5
2 20 PROLOGUE HISTORIQUE.
éternelles qui les consacrent, et cherchait à
affaiblir des certitudes qui sont la consola-
tion de tous les siècles : l'ignorance vaut
mieux que ce qu'il enseignait. Pythagore
voulait rendre les hommes meilleurs ; Epi-
cure prétendait les rendre plus heureux.
Pythagore se montrait humble , silencieux
et réservé. Il serait trop long de retracer ici
toutes les qualités précieuses dont il était
orné et que la modestie embellissait ; il était
surtout persuadé que la philosophie est une
science divine , et qu'il faut éloigner du vul-
gaire qui la profane. Mais Epicure admet-
tait à ses leçons un grand concours d'audi-
teurs ; il sacrifiait à la gloire , et personne ne
fut plus sensible que lui aux applaudissemens
de la multitude. Ses partisans s'accrurent
dans tous les lieux : les passions dont il avait
brisé le frein étaient intéressées à le soutenir.
La doctrine de Pythagore porte l'empreinte
PROLOGUE HISTORIQUE. l'I"]
de la création ; dans celle d'Épicure tout est
d'emprunt, jusqu'aux sophismes séduisans
dont il embellissait ses dissertations.
Le philosophe de Crotone voulait substi-
tuer les joies intellectuelles aux joies phy-
siques : celui d'Athènes suivait une route
contraire ; il immolait tout aux plaisirs des
sens. Le premier disait : Abstenez-vous pour
mieux vivre ; le second : iibstenez-vous pour
mieux jouir. Ce dernier tenait son école dans
un jardin , au milieu des fêtes et des jeux ;
il regardait la volupté comme le but unique
où devait tendre notre vie , comme le pre-
mier bien de la nature humaine, comme le
moyen le plus efficacement adapté à la durée
de notre existence. Il est facile de voir que
ses principales instructions étaient fondées
sur l'égoisme et sur le principe de V amour
de soi. La plupart de ceux qui venaient l'en-
tendre étaient des hommes blasés par les
2a8 PROLOGUE HISTORIQUE.
jouissances superflues , des riches amollis qui
n'usaient des fleurs que pour les flétrir , des
victimes de la débauche qui paraissaient à
peine sur la scène du monde et descendaient
dans le tombeau par une vieillesse anticipée.
Si cette doctrine fut une de celles qui se main-
tinrent le plus long- temps chez les Athéniens ,
c'est sans doute à cause du bonheur qu'elle
promettait. On croit, du reste, que la faiblesse
ordinaire de la santé d'Épicure avait influé
sur la nature et le choix de ses dogmes : c'é-
tait la personnalité ingénieusement réduite
en système. On se laissait aller doucement
à ce langage harmonieux par lequel il attirait
à lui le monde civilisé ; on s'attachait avide-
ment à toutes les émotions qu'il inspirait.
Mais Pythagore avait des vues plus vastes
et plus dignes des hommes qu'il voulait in-
struire et perfectionner ; il pensait avec rai-
son que toute morale qui a pour base des
PROLOGUE HISTORIQUE. 229
intérêts terrestres est essentiellement irréli-
gieuse, qu'il faut chérir la vertu pour elle-
même, et non pour les avantages qu'on en
retire ; il affaiblissait le corps pour donner
plus de force à la raison , et faisait trouver le
bonheur dans une courageuse renonciation
à tous les biens de la vie. C'était pour déta-
cher ses disciples du sein de la terre qu'il
les occupait principalement de l'étude et de
la contemplation du ciel ; et comme , dans un
monde où tant de soins vulgaires nous ra-
baissent, l'âme a besoin d'être exaltée, la
musique venait imprimer à leurs esprits le
plus doux et le plus délicieux des élans. Ils
s'éveillaient au bruit d'une harmonie ravis-
sante, et c'était encore ce bel art qui les dé-
lassait des fatigues du jour. C'est ainsi qu'il
ôtait, pour ainsi dire, à l'existence tout ce
qu'elle peut avoir d'impur et de matériel.
Le plus grand mal que les Epicuriens aient
2 3o PROLOGUE HISTORIQUE.
fait à la terre, c'est de l'avoir affranchie de
la crainte des dieux , d'avoir ôté à l'âme son
repentir , et de n'avoir ainsi donné à la vertu
que des motifs frivoles ou des récompenses
passagères. Ce n'est donc pas sans raison
qu'on les a dépouillés du titre de sages. On
leur reprochait de s'être trop occupés de la
physique , et d'avoir en quelque sorte maté-
rialisé la philosophie. A les voir accourir en
foule dans les jardins de leur maître, on eût
dit que le bonheur n'était qu'ici-bas , et qu'ils
n'avaient pas assez de temps pour en jouir.
Quant aux élèves de Pythagore , on pourrait
les comparer à ces cénobites de nos jours ,
qui anéantissent tous les sentimens fragiles
de l'existence pour un sentiment j3ur et im-
matériel, qui abjurent toutes les joies vul-
gaires du monde pour les ravissemens d'ime
nature idéale, qui se dépouillent de toute
souillure terrestre et se perfectionnent pour
l'éternité. Cinq années de silence étaient pour
PROLOGLE HISTORIQUE. 23l
eux l'apprentissage de la circonspection, le
noviciat de la philosophie. Dans cette au-
guste institution , tout se rapportait à la tem-
pérance. L'art suprême des initiés était de
savoir contenir et diriger l'essor de leurs
âmes , de commander à de vains désirs.
Pythagore fut le premier qui imprima une
sorte de solennité au culte des dieux , et qui
envisagea la philosophie comme le sacerdoce
de la raison. C'est ce qui l'avait déterminé à
donner ses leçons dans l'intérieur des tem-
0
pies : c'est là qu'il rassemblait les Crotoniates
pour les exhorter à la modestie, et les détour-
ner du luxe qui les corrompait. Son éloquence
avait quelque chose de sacré , et digne des
lieux où Ion accourait pour l'entendre. Il se
montrait néanmoins aussi sobre dans ses
discours que modéré dans ses actions. Ses
sentences brillaient comme des éclairs , et il
s'exprimait avec la concision des oracles. Leé
a 32 PROLOGUE HISTORIQUE.
paroles rares frappent et attachent l'imagi-
nation des mortels; il semble qu'une divinité
invisible les dicte à celui qui les prononce.
L'incorruptible Pythagore avait l'air d'être
conduit par une puissance surnaturelle pour
assurer le triomphe de la vertu. Il fit des-
cendre du ciel toutes les lois dont il gratifia
les hommes ; il prouva que l'incrédulité était
un sentiment factice émané de l'orgueil et
de la corruption : il regardait la vie comme
un rêve qu'il faut enchanter par l'espé-
rance.
La philosophie est une sorte de jurispru-
dence morale plus puissante que tous les
gouvernemens. Les vastes conceptions de
Pythagore eurent l'application la plus utile
sur ses contemporains; on eût dit que les
dieux l'avaient revêtu d'une portion de leur
empire. Tous les intérêts de la terre dispa-
raissaient dès qu'on avait éprouvé le charme
PROLOGUE HISTORIQUE. 2 33
de son éloquence irrésistible. On accourait
de toutes parts pour se mettre en communi-
cation avec cet esprit incomparable , pour se
pénétrer de ses idées, pour se remplir en
quelque sorte de sa sagesse : on se sentait
meilleur et perfectionné , dès qu'on avait joui
de sa conversation.
Il y avait d'ailleurs dans tous les actes
de ce réformateur sans tache une prévoyance
paternelle qui lui assigne un des premiers
rangs parmi les bienfaiteurs du genre hu-
main. Toute son habileté politique con-
sistait à inspirer ce que les lois ordon-
nent ; sa droiture, ses hautes lumières,
l'excellence de sa morale , lui concilièrent
l'estime et la reconnaissance des magistrats ,
qui le consultaient sur les affaires publiques ,
qui assistaient même à ses leçons, et ajou-
taient par leur présence à la majesté impo-
sante de son auditoire.
234 PROLOGUE HrSTORIQUE.
Qui pourra croire que celui qui avait
donné le bonheur à tant d'hommes ait suc-
combé lui-même sous le poids de l'infortune
et de la douleur, qu'il ait erré de ville en ville
pour se soustraire ^ la persécution la plus
injuste, qu'on l'ait abreuvé d'outrages jus-
que dans les lieux où on lui avait dressé des
autels, qu'il ait vu ses dogmes dédaignés,
ses écoles proscrites? L'exil l'attendait au
déclin de ses jours, celui qui avait agrandi
le sort de l'humanité et consumé sa vie au
service de ses semblables. Il fut victime du
ressentiment et de la haine , l'homme qui n'eut
jamais de colère et qui avait fait de l'amitié
un sacrement. Le peuple , dans sa fureur in-
sensée , éteignit le flambeau qui l'avait éclairé.
Les détails précis sur une fin aussi triste
que déplorable se sont perdus dans la nuit
des temps. On sait seulement que ce beau
génie fut immolé dans un temple où il avait
cru trouver un asile ; on sait aussi qu'il dé-
PROLOGUE HISTORIQUE. 235
voua sa tête avec courage, et que le souve-
rain maître en l'art de vivre se montra su-
blime en l'art de mourir.
Pour ce qui est d'Epicure , il eut en par-
tage tout ce que la vie a de plus amer. Il faut
pourtant le dire à sa louange : il ne fut jamais
plus admirable qu'à son lit de mort. Ses nom-
breux amis avaient beau le questionner sur
ses douleurs, il étouffait ses soupirs et ne
proférait aucune plainte. Son âme était tran-
quille alors même que son corps était en proie
aux commotions les plus déchirantes. Leu-
cippe et Démocrite l'avaient tellement abusé
par leurs systèmes ingénieux , qu'il discou-
rait sur la volupté et parlait sans cesse des
avantages d'une santé régulière , quand les
plus fameux médecins d'Athènes dissertaient
sur la gravité de son mal. Il opposait des
digues au trépas qui l'enveloppait ; il inven-
tait des forces pour expliquer les merveilles
236 PROLOGUE HISTORIQUE.
de la nature. Mais, au milieu de toutes ses
suppositions , rien n'était réel que ses souf-
frances. C'est surtout en vain qu'il entre-
tenait ses disciples des fondemens du vrai
bonheur; le bonheur n'est point parmi les
mortels : on peut le rêver sur la terre ; on ne
le goûte que dans les cieux.
ENTRETIEN
D'ÉPICURE AVEC PYTHAGORE
SUR LA TEMPÉRANCE.
L EXTASE ressemble quelquefois à ces songes
de la nuit que les dieux font naître dans le
cerveau des mortels. Ses merveilleux phéno-
mènes ne sont, le plus souvent, que le résultat
d'une attention fortement concentrée. Py-
thagore a très bien connu cet état physiolo-
gique de l'âme où conduit la puissance de la
méditation. Nos membres sont immobiles
comme s'ils étaient liés par un sommeil in-
vincible ; nous vivons dans une abstraction
complète des choses de la terre. C'est dans
cette situation étrange que nous nous imagi-
nons voir les ombres de ceux dont nous ché-
:i38 ENTRETIEN
rissons la renommée traverser les airs et venir
errer au milieu de nous. Nous sommes frap-
pés de leur apparition , comme si nous nous
trouvions placés dans le monde visible : nos
yeux sont pourtant fermés , et nos mains ne
sauraient les atteindre. Elles se glissent en
quelque sorte entre l'âme et les organes
qui servent de porte aux sensations vulgaires.
Nous croyons toucher leurs formes vapo-
reuses; elles nous communiquent leurs vo-
lontés. Nous nous pénétrons de leurs aver-
tissemens; et , dans l'illusion qui nous charme,
nous croyons entendre jusqu'à leurs paroles.
Tel j'étais moi-même une nuit que je me li-
vrais sans contrainte et sans interruption au
plaisir ardent de mes réflexions prolongées.
Epicure et Pythagore étaient en ma présence ;
leurs fronts sublimes s'étaient rencontrés.
Voici leur dialogue que je reproduis ; voici
comme ils ont parlé durant cette vision ex-
tatique , et dans un lieu où il n'y a ni erreurs
d'ÉPICURE avec PYTHAGORl . 289
ni prestiges ; où l'homme n'a plus ni be-
soins, ni désirs, ni craintes; oii l'esprit s'é-
lève sans effort jusqu'à la cause première
des choses humaines ; où tout repose dans
la perfection morale entre l'innocence et la
vérité.
EPICURE.
Hommage à Pythagore ! respect à l'inter-
prète des dieux ! honneur au modèle des
sages! amour au législateur philanthrope!
je jouirai donc du charme de vos paroles;
je pourrai recueillir de votre bouche élo-
quente quelques uns de ces oracles sacrés
qui ont tant contribué au bonheur et à la
conservation des peuples. Et moi aussi, j'é-
tais philosophe dans l'autre monde : à la
vérité je ne suivais pas votre route; mais
nous avons tous deux traversé le tombeau.
Nous sommes dans le séjour où l'on boit
l'oubli de toutes les vaines contestations de
24o ENTRETIEN
la terre. Ici se brisent les fureurs de la haine ;
ici s'éteignent les rivalités. Que nos ombres
se réconcilient ! j'abjure à vos pieds une doc-
trine qui vous offense , et dont mes réflexions
m'ont désabusé.
PYTHAGORE.
Je reconnais et j'embrasse Epicure. J'aime
à voir arriver en ces lieux le prédicateur de
la volupté , l'architecte de la vie heureuse ;
sa brillante renommée est depuis long-temps
venue jusqu'à moi. Je m'étonne toutefois que
mes maximes aient eu quelque part à son
estime : jamais doctrine ne lui fut plus op-
posée que la mienne.
EPICURE.
Ma philosophie vous paraît sans doute
répréhensible ; mais on peut errer sans être
coupable. Je vivais dans un monde où les
passions se disputent l'homme comme une
DKPICURK VVKC PYTHAGORi;. Sè4 I
proie , où les yeux ne sont que des instru-
niens illusoires ; j'ai suivi la pente de mes
sens, et c'est la nature même qui m'a égaré.
11 n'appartenait qu'à vous, Pythagore, de
pénétrer les mystères de la Providence, et
d'avoir été initié dès l'enfance dans les des-
seins suprêmes de notre Créateur.
PYTHAGORE.
Gardez-vous de croire , mon cher Epicure ,
que je verse le blâme sur votive conduite.
Ce n'est pas vous qui avez perverti la Grèce
par le scandale de votre vie privée ; ce sont
vos disciples qui ont déduit de vos raison-
nemens des conséquences pernicieuses ; c'est
l'abus insensé qu'ils ont fait de vos dogmes
qui a calomnié votre enseignement. Qui peut
ignorer d'ailleurs que vous avez vécu comme
un sage.' qui ue sait pas que vous avez
abandonné la terre avec le courage d'un
stoïcien ?
I. i6
24a ENTRETIEN
ÉPICURE.
Vénérable Pythagore, votre générosité
me confond ; il est vrai que mes intentions
étaient pures ; mais c'est par leurs résultats
qu'il faut juger les doctrines philosophiques.
Vous seul possédiez la vraie théorie du bon-
heur; je n'ai enseigné qu'un vain système.
L'époque oii vous avez paru dans le monde
doit certainement être consacrée comme une
des révolutions les plus honorables pour l'es-
prit humain. Par quelle fatalité pourtant les
générations que vous vouliez instruire ont-
elles jeté des ombres et des ambiguités sur
l'importance de vos préceptes ? Pourquoi cher-
cher à ternir cette gloire immortelle par des
récits fabuleux et des allégations menson-
gères ? A quoi sert donc la renommée quand
la postérité la défigure ?
PYTH AGORE.
La postérité n'est pas toujours équitable
d'ÉPICURE A.VEC PYTHAGOKE. ^43
envers les philosophes ; elle blâme ce qu'elle
ne peut entendre. .Fai vécu sous les tyrans ;
j'ai dû couvrir mes dogmes d'un voile qui
les dérobât aux malignes interprétations d'un
vulgaire dénonciateur; j'ai donc eu recours
aux symboles , qui sont la première langue
des religions persécutées ; et comme la mul-
titude abuse de tout , je n'ai pas voulu qu'elle
pénétrât trop avant dans les mystères de ma
doctrine; mais les dieux savent que je n'ai
pas trompé les peuples qui s'étaient confiés
à mes soins. O mon cher Epicure , qui mieux
que vous a dû se convaincre que les leçons
de la sagesse se dénaturent dans des cœurs
corrompus ? Pour moi , je fus toujours si vi-
vement pénétré de cette maxime, que j'exi-
geais une multitude d'épreuves de la part
de ceux qui aspiraient à la connaissance de
mes dogmes. Ce n'est qu'à travers de nom-
breux obstacles , et après une attente plus ou
moins prolongée, qu'ils arrivaient à une
244 ENTRETIEN
complète initiation. Il est dans l'instinct de
l'homme de s'attacher davantage à des vé-
rités conquises par de grands efforts. D'ail-
leurs, à l'époque où j'enseignais , les vérités
de la science étaient dans les mains d'un pe-
tit nombre d'hommes ; nous les recelions
comme des trésors.
EPICURE.
Sublime et incomparable institution ! On
vous doit les plus sages lois qui ont gouverné
le monde. Vous avez enchanté l'Italie par les
belles sciences que vous y avez transportées ;
et les Grecs venaient y chercher le flambeau
qui les avait abandonnés. Platon fut redevable
à votre école de ces notions physiques sur les-
quelles il avait fondé ses plus séduisans sys-
tèmes. Ce furent vos disciples qui lui transmi-
rent tout ce qu'il a énoncé de plus ingénieux
sur l'économie générale du monde et sur la
formation de l'univers. Que sont devenues les
d'épicure avec pythagore. 245
semences de la doctrine sacrée? Comment
les hommes ont-ils perdu la mémoire de vos
bienfaits ?
PYTHAGORE.
Quand je fondai ma doctrine , je n'avais
ni l'orgueil ni la prétention de croire qu'elle
serait éternelle parmi les hommes. Quel lé-
gislateur peut soutenir l'épreuve des siècles?
Qui ne sait pas que les vicissitudes de la
fortune exercent leurs ravages sur les insti-
tutions le mieux établies? L'inconstance est
une infirmité humaine; les peuples veulent
être diversement servis. Les philosophes se
succèdent sur la scène du monde ; ils abusent
constamment la multitude par des hypo-
thèses nouvelles. Cependant neuf générations
ont fidèlement gardé le dépôt des doctrines
que je leur avais confiées. Ce long règne me
console un peu des vaines attaques des so-
phistes et des sarcasmes de leur malignité.
a 46 ENTRETIEN
EPI CURE.
Il est certain que les mœurs changent per-
pétuellement dans un monde où tout est
mouvant comme la surface de la mer. D'au-
tres habitudes entraînent les hommes ; de
nouvelles idoles obtiennent leur encens.
Souvent les mêmes vérités présentées sous
d'autres formes captivent leur admiration ,
et ils deviennent tout-à-fait incapables d'ap-
précier les actions de ceux qui les ont dès
long- temps précédés dans la carrière de la vie.
Consolez -vous pourtant, immortel Pytha-
gore ! votre nom est toujours en vénération
sur la terre. On y bénit votre morale ; on
y respecte votre gloire; on y compatit à vos
nialheurs.
PYTH AGORK.
On vous a donc informé des persécTitions
que j'ai subies pendant le règne funeste de
d'épicurf. avec pythagore. 247
Polycrate ? Que le Dieu de l'univers pardonne
à ses égaremens ! son injustice et ses offenses
n'ont laissé aucune cicatrice dans mon âme.
Mon cher Epicure , je vous épargne le récit
des maux qui m'ont accablé. C'est aux prêtres
vénérés de la savante Egypte que je dus les
premiers documens de la sagesse; leurs su-
blimes entretiens avaient porté la lumière
dans mon âme; car j'étais né sous les aus-
pices d'Apollon , et la plus auguste des reli-
gions avait guidé mes premiers pas dans le
sentier de la philosophie. Le désir d'ap-
prendre ne me laissait aucun repos. Je de-
vais aux dieux cette curiosité insatiable qui
attirait mon attention sur les objets mysté-
rieux de toutes les sciences. Mon bonheur
était de fréquenter les mages , les pontifes ,
les législateurs. J'allais étudier près d'eux
l'art de modérer mes passions et de conte-
nir l'élan de ma jeunesse. Après une absence
plus ou moins fructueuse à mon instruction,
2^8 ENTRETIEN
je repris la route de Samos ; mais je n'y trou-
vai plus de patrie. Il fallut bientôt quitter
une terre déshonorée par la servitude. J'étais
au sein d'une cour voluptueuse où j'avais à
lutter contre une nuée d'esclaves à gages qui
m'entouraient de leurs regards curieux. Qui
le croirait ! pendant ce temps , Anacréon
contribuait à corrompre le cœur du tyran
par le son harmonieux de sa lyre. Il fit î'apo-
logie de la débauche et préconisa l'intempé-
rance. La dépravation fut universelle. Des
histrions s'établirent dans tous les carrefours
de la ville. Les Samiens étaient devenus les
plus voluptueux des Grecs. Polycrate éloi-
gnait de lui tous les censeurs austères de
ses débordemens; il s'était environné de
flatteurs. Ses exploits guerriers , ses crimes
heureux étaient célébrés par les poètes et
consacrés par des monumens. La fortune
encourageait de plus en plus son audace;
mais sa chute fut aussi raj^ide que son élé-
d'ÉPICURE avec PYTHA.G011E. 2\Ç)
vatioii. Un supplice affreux l'attendait au-
delà des bornes de son empire.
EPICURE.
Polycrate avait mérité son triste sort. Par
sa tyrannie, son intempérance, il fut un
fléau pour ses sujets. Mais vous, sage et géné-
reux Pythagore , quel mal aviez- vous fait au
monde pour y mourir de la main des ingrats ?
PYTHAGORE.
Vous le savez , le peuple est inconstant
pour ses idoles. Comme tant d'autres, j'ai
bu le calice des amertumes humaines ; mais
j'ai tout pardonné. Les philosophes sont les
envoyés des dieux sur la terre; ils doivent
accepter leur message avec les tribulations
qui l'accompagnent.
ÉPICURE.
Votre courage a toute mon admiration ;
mais rexcellcncc de votre doctrine excite
2 5o ENTRETIEN
toute ma curiosité. Les maximes de votre
morale sont pour moi comme les discours
des dieux. Vous l'emportez en science comme
en sagesse sur tous les philosophes qui vous
ont succédé. Je vous conjure de me dire
quelle est cette jurisprudence extraordinaire
qui a attiré sur vous tant de gloire et de
renommée. Dévoilez-moi ces règles austères
qui firent revivre parmi les humains l'amour
et le culte de la vertu. Découvrez-moi les
motifs sublimes de cet institut mystérieux
qui ramena chez les Crotoniates la bonne
foi , la justice , la bienfaisance , la force , la
frugalité , la simplicité des mœurs , l'ar-
deur pour la religion et le respect pour la
vérité.
PYTHAGORE.
Quand je quittai la Grèce pour chercher
un refuge sous le beau ciel de l'Italie , je n'y
trouvai que des peuples vaincus , oubliant
d'épicurk avec pythagore. aSi
leurs défaites au milieu des plus honteuses
débauches. Les vices étaient en honneur ;
tous les désordres étaient tolérés. Je dus tout
faire pour régénérer une multitude aveugle
qui avait perdu l'instinct de sa conservation.
Le climat de Crotone inspire d'ailleurs vuie
indolence qui réclamait des institutions vi-
goureuses. Mon premier soin fut d'imprimer
aux esprits un essor généreux vers tous les
actes vertueux de la vie. Je proclamai des
lois pour arrêter efficacement les déviations
criminelles de la volonté humaine; j'inspirai
surtout à mes disciples le goût de cette exis-
tence intellectuelle qui depuis cette époque
devint pour eux une source intarissable de
vraies jouissances. Je leur appris à se rendre
heureux j)ar le choix de leurs actions et par
la modération de leurs désirs. IVhomme n'a
été créé que pour les voluptés de l'esprit.
Il faut affaiblir son organisation matérielle
pour lui oter \e j)oii\oir H'ptrr nuvhnnî.
i5:
EIVTRETFEIV
EPICURE.
Ainsi donc , d'après vos pensées , l'homme
est esclave-né de lui-même ; il n'existe que
pour se contraindre; sa vie entière n'est
qu'une suite de privations , une éducation
qui se prolonge par une série de devoirs
plus ou moins onéreux. L'homme est-il donc
fait pour dédaigner les dons de la nature?
N'arrive-t-il sur la terre que pour y cueillir
des fruits amers? Pour qui sont les fleurs
que les dieux font croître aux pieds des mor-
tels? Quant à moi, j'ai toujours pensé que
c'était complaire à la Providence que de s'a-
bandonner docilement aux divers penchans
qu'elle nous suggère ; nos désirs viennent de
ses lois ; nos besoins , de ses inspirations.
PYTHAGORE.
O mon cher Épicure, c'est avec de tels
principes que , sans le vouloir, vous avez
d'épicure wec pythagore. •2,53
fait tant de mal à la ville d'Athènes. C'est
ainsi que s'exprimaient Anacréon et tous les
voluptueux de son temps, à l'époque où ils
corrompaient mes concitoyens.
ÉPICURE.
La vie est un banquet où chacun peut
prendre sa part d'allégresse et de bon-
heur.
PYTHAGORE.
La vie est un concert destiné à célébrer
l'éternelle bienfaisance d'un dieu créateur.
L'homme intellectuel est une portion de la
raison divine , mue par des organes fragiles
qui doivent apprendre à résister. Mille dé-
goûts attendent celui qui épuise la coupe du
plaisir. Les excès du corps nuisent à la mé-
ditation , et les jouissances de l'âme ne sont
réservées qu'au philosophe frugal et tempé-
rant. J'ai long-temps médité sur le bonheur
des peuples ; il n'est qu'un moyen de les
2 5/j ENTRETIF.N
épurer et de les rendre plus dignes de leur
destination ; c'est de mettre un frein à leurs
passions , et de diminuer la somme de leurs
besoins. Imprudent Epicure , vous avez pris
le monde pour une fête ; mais bientôt la
nuit a succédé à vos danses bruyantes. La
mort suspendait son glaive sur vos assem-
blées tumultueuses; elle moissonnait tous
vos disciples au milieu des roses de leur
printemps.
EPICURE.
Et vous aussi, divin philosophe, vous par-
tageriez l'erreur commune sur le but de la
secte que j'ai fondée! vous adopteriez sans
examen des bruits calomnieux sortis du Por-
tique ou du Lycée! J'ai constamment bravé
toutes les opinions ; mais celle de Pythagore
est nécessaire à ma félicité. Il importe que
je me justifie. Quoi qu'en disent mes adver-
saires , je n'ai jamais toléré la débauche ; je
d'épiclre AVFX PVTHAGORE. 255
ne me suis point comparé aux dieux créa-
teurs souverains de mes atomes. J'ai rêvé
seulement qu'on pouvait atteindre le bon-
heur, et j'ai voulu conduire mes disciples au
bien par les sentiers que la nature indique.
Les hommes sont comme les fleuves ; ils doi-
vent suivre sans résistance les mouvemens
que leur imprime \à pente même de leur orga-
nisation. Je cherchais à adoucir les épreuves
qui attendent tous les mortels dans une vie
périssable. J'ai enseigné la vertu dans un
jardin , au milieu des bienfaits de la Provi-
dence. Ces festins que l'oji nous reproche
n'ont jamais été célébrés sous des lambris
dorés ; l'art et le luxe n'y étaient pour rien ;
c'était à bien peu de frais que nous nous pro-
curions les véritables biens de l'existence.
O vous , qui fûtes le plus sage et le plus
éclairé des hommes , ne reviendrez-vous pas
de vos préventions ? Aussi bien que vos
adeptes, les épicuriens savent borner les
9. 56 ENTRETIEN
besoins de leur âme 5 mais ils ne sauraient
se persuader que les impulsions natives de
l'instinct puissent égarer celui qui s'y aban-
donne. Observons l'homme à sa naissance:
il se dirige vers le bonheur comme la plante
vers l'astre du jour, il entre à peine dans la
vie, qu'il recherche déjà les situations les
plus naturelles et qui sont le mieux appro-
priées à sa conservation ; il ne craint rien
tant que la douleur. Comment ne pas croire
que le plaisir est un guide? comment ne
pas chérir la volupté , quand les dieux l'atta-
chent à nos inspirations les plus généreuses ?
Quel plus bel hommage peut-on rendre à la
vertu que de lui rallier tous les humains par
les plus douces inclinations de leur être , et
par une chaîne de sentimens agréables ?
PYTHAGORE.
Aimable Epicure, tous les sophismes de
votre école n'ont pas tari une seule larme ;
d'épicure avec pythagore. 2 57
vous avez fait les plus ingénieux raisonne-
mens sur le bonheur, et vous n'avez pas
suivi la route qui y conduit. Vos festins ,
vos breuvages , vos essences , vos suavités ,
ne servaient qu'à faire vivre plus vite ; mais
les regrets succédaient à toutes vos jouis-
sances , et aucun homme sensé ne sympa-
thisait avec votre joie. Il n'y a que la satis-
faction d'une conscience pure qui pénètre
délicieusement nos ori^anes. Vous avez és^aré
vos disciples en dissipant les trésors de leur
âme sensible ; comme ils ont payé cher leurs
libations au dieu corrupteur qu'ils encen-
saient !
ÉPI eu RE.
Quelques déserteurs de mon école ont pu
sortir de la route que je leur avais tracée ;
ils ont pu errer sur les conséquences ; mais
les intentions du maître n'étaient point cri-
minelles. Je disais à mes disciples : « Le
2 58 ENTRETIEN
plaisir est le souverain bien; mais malheur
à celui qui s'en rassasie ! La douleur est un
mal ; mais sachons l'affronter et la vaincre
quand la nécessité l'ordonne. Soyons heu-
reux ; mais préférons l'infortune à tout bon-
heur acquis par des voies déshonnêtes : la
vertu seule doit épurer nos jouissances. Sa-
chons surtout nous soustraire à toutes les
passions désordonnées ; elles sont corrup-
trices de la volupté. » Ainsi donc les épicu-
riens ne sont point intempérans ; ils accep-
tent , il est vrai , les dons de la fortune ; mais
ils savent les lui rendre avec courage dans
les jours de malheur.
PYTHAGORE.
Vos maximes sont séduisantes ; mais elles
ne dérivent pas d'une source très pure, puisque
vos disciples ont tout appris, hors l'art de
contenir leurs passions. La sagesse et la tem-
pérance ne s'enseignent point au milieu des
d'lpiccre avec PYTiiAGOiir. 2.59
fêtes. -Mon cher Épicure , vous avez vu quel-
quefois des milliers d'insectes s'agiter dans
les airs et fatiguer l'espace par un vain
bruit : tels sont les hommes que la volupté
entraîne , quand on les contemple du haut
des cieux.
EPICURE.
Je ne défends que ma morale , et je vous
abandonne mes systèmes : je vivais au milieu
des hommes; j'ai partagé toutes leurs fai-
blesses. Mais c'est trop vous parler de moi,
divin Pythagore; revenons à vos dogmes;
continuez à m'initier dans ces grands mys-
tères dont vous avez rempli l'âme de vos dis-
ciples. Dites-moi, je vous en conjure, quel
motif secret vous fit prononcer une interdic-
tion aussi rigoureuse que celle des viandes.
L'organisation humaine ne saurait admettre
im pareil précepte. Il faut obéir à la nature ,
quand on veut commander à l'humanité.
2i6o
ENTRETIKIN
PYTHAGORE.
Je n'ignore pas combien ce dogme parti-
culier de mon école a excité les railleries du
vulgaire et des esclaves de la sensualité ; la
vérité est qu'on a énoncé cette défense d'une
manière trop absolue ; j'ai seulement souhaité
que l'on se modérât davantage sur l'emploi
de la chair des animaux, Des motifs puissans
m'ont dirigé dans cette règle d'hygiène pu-
blique. L'homme sur la terre se complaît
essentiellement dans la destruction ; il aime
à voir couler le sang des victimes ; il en fait
hommage aux dieux , qui repoussent une pa-
reille offrande. A l'époque où je dictai ce
précepte , il existait des peuples qui faisaient
présider la mort à leurs fêtes, et pour lesquels
les sacrifices étaient un spectacle réjouissant.
Je voulus abolir ou tempérer du moins ces
inclinations monstrueuses , dont le germe fu-
neste avait jeté des racines profondes dans Je
d'épicure avec pythagore. 261
cœur humain. D'ailleurs , comme ma doctrine
avait aussi pour objet de procurer à mes dis-
ciples une vie longue et exempte d'orages ,
j'avais retranché de leur régime tout ce qui
pouvait nuire à l'harmonie de la santé ; j'avais
donc défendu qu'on eût jamais recours à l'art
perfide des cuisiniers de Syracuse. On igno-
rait les moyens de raffiner les délices de la
table, et d'imprimer aux mets plus de saveur ;
on ne connaissait aucune de ces combinai-
sons savantes qui émoussent les forces sen-
sitives des organes : le lait des troupeaux nous
suffisait. Le miel de Sicile est suave et odo-
riférant; nous avions oublié celui du mont
Hymette. C'est folie de croire que la nature
refuse des qualités aux fruits que sa libéra-
lité dispense. Nous usions des alimens dans
toute leur simplicité. Dans aucun temps , mes
disciples n'ont fait la guerre au gibier timide
des forêts ; dans aucun temps , on ne vit le
pythagoricien lancer une Hèrhedaiis les airs
262 ENTRETIEIV
pour faire tomber à ses pieds une proie pal-
pitante , ou tromper l'habitant des eaux par
un perfide hameçon ; nous repoussions jus-
qu'aux tributs de la mer. Je trouvais pareil-
lement de la barbarie à priver de leurs œufs
tant de volatiles que le ciel nous donne comme
compagnons de notre vie. Nous n'avions
point d'esclaves éthiopiens pour nous servir.
Toute notre science économique consistait à
nous enquérir dans quel temps, dans quelle
saison nos herbages , nos légumes , nos fruits
avaient le plus de saveur et de bonté ; dans
quelles circonstances ils pouvaient être le
plus favorables à la santé du corps. J'avais
banni surtout des simples repas de mes dis-
ciples ces liqueurs fermentées , ces vins géné-
reux qui portent l'âme à des joies immodérées :
nous nous contentions d'une eau pure et
hmpide, telle qu'elle jaillissait de nos fon-
taines. Le régime des athlètes ne convient
point à des philosophes. La sobriété rend
d'épicure avec pythagore. 263
l'esprit sain et le corps vigoureux. L'homme
qui se tempère finit par se bien connaître. Il
faut être sur une mer calme pour s'endormir
avec sécurité.
EPICURE.
Désirer ou haïr , poursuivre ou éviter ,
voilà , ce me semble , toute la destinée hu-
maine. C'est par ces actes qu'elle se conserve.
Sous ce point de vue , la tempérance est , sans
contredit , la plus utile des vertus terrestres ;
mais elle n'a pas uniquement pour objet de
prémunir l'homme contre les infirmités de
sa nature physique ; car les maux du corps
ne sont rien en comparaison de ceux de
l'âme. Comme être sociable , l'homme est dans
un rapport constant avec ses semblables ,
avec l'univers. Savant Pythagore , les pas-
sions ressemblent aux cordes de votrelyre ;
elles ne rendent d'harmonieux accords que
lorsqu'elles sont excitées ou distendues d'à-
^64 ENTRETIEN
près les règles que vous avez si ingénieuse-
ment établies.
PYTHA(iORE.
Tl • ' •
11 est certain , mon cher Epicure , que la
tempérance n'est pas seulement l'art de cir-
conscrire ses désirs touchant les choses ter-
restres qui servent à l'entretien de l'organi-
sation de l'homme ; c'est la modération appli-
quée à tous les actes moraux de la vie ; c'est
l'art de n'imprimer à l'âme que des impul-
sions conservatrices qui la dirigent vers le
vrai bonheur; elle influe sur tous les rap-
ports; elle comprend toutes -les vertus; elle
réunit elle seule tous les attributs de la sa-
gesse humaine ; elle instruit les mortels à
user sans faste comme sans orgueil de tous
les biens que la nature leur prodigue , à se
montrer insensibles à la vaine pompe des
honneurs de la terre , à supporter sans mur-
mure les malheurs même qu ils n'ont pas mé-
d'épicl'rf. avec PYTHAGOJRE. 'i65
rites. La tempérance est la vertu dont on re-
tire le plus de fruit; elle donne des règles à
la conduite , aux affections , à la pensée ; elle
préserve l'homme des prestiges de l'ambition ;
elle comprime le ressentiment , apaise la ven-
geance; elle arrête les progrès du luxe; elle
est le garant de la foi conjugale ; elle est l'or-
nement du courage comme elle est le symp-
tôme de la puissance. Tous les fondemens
d'une bonne société reposent sur elle. Que
deviendrait un empire , si ceux qui l'habitent
s'abandonnaient à toute la fougue de leurs
passions ? C'est la tempérance qui préserve
les états du délire frénétique de l'anarchie. Il
vaudrait mieux que toutes les villes du monde
fussent réduites en cendre que de les voir
secouer le joug de la subordination et du
devoir. La tempérance est la vertu de ceux
qui commandent et de ceux qui obéissent.
L'homme qui se modère devient son propre
législateur; car il y a au-dedans de nous uiu
266 ENTRETIEN
flamme divine qui nous conduit à la sagesse
quand nous écoutons ses inspirations. Celui
qui ne maîtrise point ses penchans est dé-
pourvu de ce sentiment dont les dieux nous
gratifient, et auquel doivent obéir toutes
les générations humaines. Instruire l'homme
à la tempérance , c'est donc lui préparer une
grande force. Il est des âmes sublimes aux-
quelles la prospérité et la fortune ne sau-
raient donner l'égarement de l'orgueil , qui
sont intrépides dans l'adversité , qui quittent
avec indifférence le rang suprême , et qui
rougiraient de s'appuyer sur des faveurs men-
songères; telles sont les âmes formées par
cette vertu modeste et silencieuse qui coor-
donne si admirablement tout ce qui est né-
cessaire à l'entretien de la vie , qui réprime
les désirs nuisibles, et nous affranchit de
toutes les servitudes des passions. Sans elle ,
l'homme est sans cesse agité par des inquié-
tudes nouvelles , et ses vœux les plus ardens
d'épicure avec pythagore. 267
l'appellent toujours où il n'est pas. Enfin ,
mon cher Épicure, la tempérance fait des
heureux; le plaisir ne fait que des vic-
times.
ÉPI CURE.
Pythagore, j'aime autant que vous la paix
de l'âme et tous les mouvemens qui y con-
duisent ; mais je pense que toute vertu pra-
tiquée avec excès est incompatible avec le
bonheur de l'espèce humaine. L'homme , en
domptant ses passions , peut embellir sa vie
de mille délices. Les dieux aiment la volupté ,
puisqu'elle est inhérente aux actions qu'ils
inspirent , puisqu'elle est le résultat de cette
approbation intérieure que nous nous don-
nons à nous-mêmes dans le calme d'une con-
science pure. La véritable philosophie n'est ,
à mon gré , que l'art de créer et de perpé-
tuer en nous ces émotions douces qui sont
la félicité des êtres sensibles.
268
ENTRETIEIV
PYTHAGORE.
Mon cher Epicure , c'est , ce me semble , une
folle entreprise que de vouloir faire servir à
la recherche du vrai bonheur les procédés
de l'art et de la raison. Qui vous avait donc
persuadé que l'organisation humaine était
propre à tous les biens dont vous prétendiez
la combler ? Etiez-vous le rival des dieux ,
qui ont créé l'homme pour les souffrances ?
Vous avaient-ils révélé les lois de la vie?
Aviez-vous le don de suspendre à votre vo-
lonté les coups du sort et de la fortune ?
Quand un de vos disciples s'était rendu cri-
minel , était-il en votre pouvoir de rame-
ner le calme dans sa conscience ? De quelle
utilité furent donc pour leur patrie tant
d'hommes formés à votre école licencieuse ?
Où sont les peuples qu'ils ont affranchis ?
où sont les institutions qu'ils ont perfec-
tionnées ? (juels vices ont-ils détruits ? quels
n'h:pir.T RF avec pythagorf. 269
secrets ont-ils dévoilés ? quel soulagement
leur durent la vieillesse et le malheur? La
nature était plus savante que vous , Epicure.
Les bergers de l'Arcadie étaient étrangers
à vos leçons. Ce ne sont pas vos préceptes
qui faisaient palpiter leur cœur de tendresse
et d'amour; ce ne sont pas vos raisonne-
mens , c'est l'heureuse disposition de leurs
organes qui les mettait en rapport avec la
verdure du printemps , avec les abondantes
productions de l'automne. Par un seul fait
je puis achever de vous convaincre. Si votre
système avait eu quelque fondement , seriez-
vous mort sur un lit de douleur ? La branche
se sépare de sa tige sans avoir gémi , et vous
n'avez pas su remettre le calme dans vos
veines. Vous avez charmé l'aurore de votre
vie , et vous n'avez pu en consoler le déclin.
Vous le ^oyez , Epicure, l'arbre de la volupté
ne fleurit qu'uu jour, et ses fruits sont pleins
d'amertume.
270 ENTRETIEN
ÉPI eu RE.
Ainsi donc la philosophie n'est d'aucune
utilité sur la terre , puisqu'elle ne peut don-
ner le véritable bonheur.
PYTHAGORE.
La philosophie est une science consola-
trice ; c'est l'art de guérir les maux du cœur
et de façonner l'homme à toutes les vertus
qui le conservent. Le bonheur est une étoile
qui n'a que des lueurs instantanées. Sur la
terre, on ne se juge heureux que par l'es-
poir qu'on a de le devenir. C'est ainsi que
les bornes de l'horizon reculent devant le
voyageur fatigué à mesure qu'il croit les at-
teindre. Il n'est point d'ailleurs de l'essence
de l'homme d'être toujours dans un état se-
rein ; comme il vit sous l'empire de la nature ,
il doit en subir les vicissitudes. Tous ses jours
se consument pour conquérir un calme dont
on ne jouit qu'aux lieux que nous habitons.
d'épicure avec pythagore. 271
Je suppose, mon cher Epicure, que vous
comptiez encore parmi les mortels; quand
tous les dieux se réuniraient pour embellir
votre demeure; quand ils vous placeraient
sous un ciel sans nuage , au milieu des cam-
pagnes les plus fertiles , au bord des eaux
aussi pures que celles du Pénée , de ce fleuve
enchanteur qui promène partout la vie et
la fécondité ; quand le printemps déploierait
pour vous toute la magie de ses richesses ;
quand vous seriez environné des cœurs les
plus tendres et les plus purs , au sein de
toutes les joies domestiques , vous n'auriez
point atteint le terme de vos vœux ; vos désirs
auraient bientôt franchi le vallon où vous se-
riez renfermé ; vous invoqueriez les orages ;
vous demanderiez la saison des frimas.
EPICURE.
Toutes ces vérités sont dans mon âme.
Personne n'est plus convaincu que moi que
272 ENTkETIEIV
toutes les joies du monde sont mortelles ,
que la volupté a ses interruptions, que tout
nous échappe sur la terre. Il n'y a que le
bonheur céleste qui ne change point comme
les saisons ; mais c'est parce que la fortune
est inconstante , que je voulais profiter de
ses dons à son passage. Quand on reçoit les
maux de la vie, faut-il en dédaigner les
biens ? Je voyais les hommes se flétrir autour
de moi , et trembler sans cesse devant un
avenir incertain. J'ai cru qu'il existait un
remède à leurs maux ; j'ai cru que , pour ar-
racher leur âme aux appréhensions qui la
tourmentent , on pouvait recourir utilement
aux leçons consolantes de ma philosophie.
O temps fortuné de mon enseignement! Je
me souviens encore de cette journée si mé-
morable où Métrodore ravi m'exprimait par
mille paroles son contentement et sa recon-
naissance. La jeune Léontium m'enivrait de
ses éloges; Colotès embrassait mes genoux.
d'épicure avec pythagore. 273
Comme ils étaient profondément émus en
contemplant la verdure de mon berceau
champêtre ! comme ils oubliaient les fatigues
de leur existence en se vivifiant aux sources
mêmes de la nature! Quant à moi, j'aurais
voulu réaliser pour eux toutes les merveilles
de l'âge d'or. J'étais heureux de leur félicité.
Je me suis abusé peut-être , vénérable Pytha-
gore; mais, tout en renonçant à ma doctrine,
j'aime à me persuader qu'elle n'a pas été aussi
funeste qu'on le prétend.
PYTHAGORE.
Vous avez pris pour le bonheur la joie
bruyante et convulsive d'une multitude in-
sensée. La plus pure morale n'est bonne à
rien, quand elle repose sur un sable mou-
vant. A Tinstant où je vous parle , vos nom-
breux disciples outragent votre mémoire par
les fausses interprétations qu'ils donnent à
vos maximes. Ah ! s'il m'était permis de vous
274 ENTRETIEN
prédire tous les maux qui vont résulter de
cette doctrine tant vantée , vous frémiriez ,
Épicure , et vous maudiriez le jour oii vous
fûtes déçu par les principes de Démocrite.
Les poètes licencieux, vont s etayer de vos
principes ; vous vivrez dans la mémoire des
hommes qui encensent le dieu du plaisir ;
votre renommée servira de prétexte à la dé-
bauche ; une jeunesse inconsidérée rappel-
lera votre nom dans ses banquets. Voilà ce
que l'on gagne à ne donner à la vertu que
des motifs purement terrestres ; voilà les
suites de cette morale qui a fondé toutes les
puissances de l'être vivant sur les bases sor-
dides d'un intérêt de tous les instans. Oh !
combien d'hommes pleurent sur la terre les
espérances que vous leur avez ravies ! Mon
cher Epicure , les dieux n'aiment et ne récom-
pensent que les actions qu'ils ont inspirées.
Celui qui méconnaît leur influence n'est pas
digne d'être immortel.
D ÉPICURK AVJtC PYTHAGOKE. '^']S
ÉPICURE.
Père de la philosophie , vous portez la con-
viction dans mon âme ; permettez néanmoins
que j'interroge encore votre sagesse sur un
point important de la félicité publique. Pour-
quoi toutes ces sciences que vous appreniez à
vos disciples ? N'avez-vous pas craint qu'elles
ne conduisissent à l'intempérance des hommes
naturellement vains et présomptueux? A
quoi bon ces études opiniâtres , ces médita-
tions prolongées ? N'est-il pas dans l'univers
des secrets qu'il nous est interdit de pénétrer?
Faut-il torturer son âme pour mesurer ce qui
est incommensurable , pour atteindre ce qui
est incompréhensible ? N'est-ce pas ainsi que
nous semons nous-mêmes sur la route de la
vie les épines dont nous nous plaignons ? Le
vrai philosophe n'est pas celui qui parle,
c'est celui qui agit et qui verse l'espérance
dans les cœurs affligés. La gloire est un fan-
I'j6 ENTRETIEN
tome qui naît d'une vaine opinion de notre
esprit. Puisqu'il faut mourir, que nous importe
un bien périssable ? Vous le savez , Pythagore;
à peine l'homme a-t-il atteint toute la per-
fection de son talent, à peine^ a-t-il jeté
toutes les lueurs de sa renommée , qu'il pen-
che déjà vers le tombeau. C'est pour les dieux
immortels qu'il faut réserver toutes les louan-
ges , puisque nous n'agissons que par eux.
Quant à moi , j'ai toujours regardé la science
comme un labyrinthe inextricable où les
philosophes s'égarent et tourmentent sans
cesse leur raison , sans aucun profit pour
leur bonheur. Quand même un homme par-
viendrait à saisir le système entier de la na-
ture , il n'en serait pas moins un être éphé-
mère et passager.
PYTHAGORE.
Epicure , vous avez eu tort de dédaigner les
muses ; ce n'est pas assez d'être généreux et
D EPICURE AVEC PYTHAGOHE, l'J'J
bienfaisant, il faut atteindre la vérité. La
source de nos misères est dans nos erreurs ; et
comme l'a dit Zenon, votre contemporain, le
vice n'arrive dans le monde que par l'igno-
rance des choses qui constituerrt la vertu. Pour
se modérer , il importe de se bien connaître.
La première puissance est celle de l'esprit ; un
empire sans lumières est à la merci du pre-
mier tyran. Le génie surtout mérite notre
admiration et nos hommages ; c'est une étin-
celle du feu céleste que les dieux jettent par
intervalles dans l'âme de quelques humains
privilégiés. C'est par le génie que tout s'a-
grandit sur la terre , les idées , les penchans ,
les passions, les lois, les vertus. Par la pos-
session de la vérité, l'homme s'élève jusqu'à
la ressemblance divine. Il faut donc la re-
chercher, ne fut-ce que pour le bonheur
qu'elle donne. Vous avez connu sans doute
ces joies ineffables qu'éprouvent ceux qui
pénètrent pour la première fois dans le vaste
SyS E]\TRETIEN d'ÉPICURE AVEC PYTHAGORE.
champ des découvertes humaines. Est-il des
ravissemens plus parfaits que ceux que l'on
doit aux jouissances de la méditation et à
la culture de la pensée? Mon cher Epicure,
c'est par la tempérance qu'on conserve les
biens de la vie; mais c'est par la science
qu'on les rassemble.
Après ces paroles, ces deux grandes om-
bres se séparèrent et s'évanouirent à mes
yeux ; mais , depuis cette époque , j'ai toujours
conservé l'impression profonde de leur mé-
morable entretien. En les écoutant, il m'avait
semblé que j'étais délivré des liens du corps,
et que je partageais en quelque sorte leur
béatitude. Les maximes de ces deux philoso-
phes ne sont pas sorties de ma mémoire. Je
me dis souvent en songeant à eux : Epicure fait
oublier les peines ; mais Pythagore les guérit.
DE L INSTINCT 1) IMITATION. 279
SECTION DEUXIEME.
DE L'INSTINCT D'IMITATION,
COKSIDÉRÉ COMME LOI PRIMORDIALE DU SYSTÈME SEJÎSIBLE.
Pour peu qu'on observe les divers phénomènes
du système sensible, il est facile de s'apercevoir
que l'instinct d'imitation est un des grands pi-
vots sur lesquels roulent et se déploient les actes
les plus importans de l'existence animée. C'est
par cet instinct que chaque être vivant se modèle
et se façonne en quelque sorte sur celui qui l'a
précédé ; c'est par ce même instinct que les moeurs
et les habitudes se reproduisent dans la succes-
sion des espèces. Ainsi l'univers entier n'est que
le spectacle de cet apprentissage mutuel, de cette
imitation réciproque et non interrompue qui règle
et coordonne tous les mouvemens de la vie.
L'imitation est donc une loi de l'économie ani-
male très importante à approfondir. Il faut l'en-
visager comme un lien dont se sert la nature pour
enchaîner tous les êtres sensibles. Qui pourrait
280 DE l'instinct d'imitation.
se soustraire à son influence? L'homme surtout
excelle sur la terre par cette faculté extraordi-
naire; et ceux d'entre les animaux qui la possè-
dent à im certain degré. sont aussi ceux qui, par
leur nature particulière, se rapprochent de son
organisation physique , ou qui sont spécialement
destinés à vivre en société.
Il est donc une impulsion secrète qui porte
l'homme à imiter une action, pour peu qu'elle
lui plaise. On peut même dire que cette impul-
sion a pour lui quelque chose d'irrésistible; et on
peut ajouter qu'il s'approprie par l'imitation tous
les matériaux de sa destinée morale. Prenez le
plus inculte de nos villageois ; qu'il soit mis sou-
dainement en communication avec les plus beaux
génies de l'Europe : vous serez frappé d'admira-
tion à l'aspect des changemens qui vont s'opérer
dans ses facultés intellectuelles. Cet immense pou-
voir de l'instinct d'imitation se remarque parti-
culièrement dans les grandes villes qui sont le
centre de la culture des arts et de la civilisation
humaine. Pour s'élever à la perfection , il a sou-
vent suffi de respirer l'air de Paris ou d'Athènes.
Qui croirait que l'imitation est l'apanage même
du génie ? Toutes les sciences lui sont redevables
de leurs progrès ; toutes les industries lui doivent
DE l'instinct d'imitation. 28 1
leur avancement et leur éclat. Que deviendrait
l'univers , si ceux qui l'habitent pouvaient un seul
instant se dérober à son empire ! quelle discor-
dance dans les rapports sociaux ! tout se heurterait
dans l'espace. Les esprits , aussi-bien que les corps ,
seraient livrés aux causes fortuites des circon-
stances. Il n'y aurait plus ni moeurs ni coutumes.
L'imitation est véritablement un principe de
force, de perfectionnement et de grandeur : JSon
ad rationem , sed ad similitudinem vwimus. Elle
exerce la plus heureuse influence sur les travaux
de la vie domestique ; elle rallie constamment les
hommes en les dirigeant vers le même but, en
les attachant à la même entreprise , en les appli-
quant au même travail, en les occupant de la
même idée. Les hommes laborieux se fortifient
par leur association ; ils se montrent plus faibles
dès qu'ils s'isolent ; c'est en s'imitant qu'ils vien-
nent à bout de se surpasser.
11 est curieux de voir l'empressement que les
hommes mettent à imiter tout ce qui vient s'offrir
à leur admiration. En Europe, on cherche com-
munément à égaler la nation qui a le plus de pré-
pondérance. Les villes de la province reçoivent
leur impulsion des capitales. C'est, dans quelques
circonstances, Tinstinct d'imitation qui rend notre
282 DE l'instinct d'imitation.
cerveau si paresseux pour inventer ; c'est ce qui
affaiblit son originalité native.
Dans la société , ce que l'on nomme la mode
résulte manifestement de ce besoin impérieux que
nous avons tous d'obéir à l'instinct d'imitation ;
elle est l'expression d'un assentiment général ; elle
a la force et l'énergie d'une loi à laquelle personne
n'oserait se dérober sans paraître digne de blâme.
C'est ainsi que l'homme revêtu pour la première
fois d'un habit qui étonne par sa nouveauté , s'ex-
cuse machinalement sur la nécessité qu'il y a d'o-
béir à la mode ; toute résistance à cet égard pas-
serait chez lui pour un ridicule. Il n'y a que les
vieillards qui s'habillent comme au temps passé ,
parce que c'est le propre de leur âge de ne plus
se soumettre à la puissance de l'imitation.
La mode est une loi dictée ou imposée par la
jeunesse, à laquelle appartient spécialement cette
prérogative. La beauté , à laquelle tout le monde
est sensible , a un grand ascendant pour la fonder.
On se conforme pareillement à la mode établie
par les rois, les princes, les personnes élevées
en dignité. Il arrive quelquefois que la mode ne
prend pas , pour me servir de l'expression vul-
gaire , quand ceux qui ont la prétention de la pro-
pager n'exercent qu'une influence médiocre sur
DE l'instinct d'imitation. .>.83
l'esprit de leurs contemporains. De là vient qu'elle
est si souvent éphémère. L'empire de la mode n'est
donc que l'empire de l'imitation.
L'instinct d'imitation se montre jusque dans les
élémens de notre organisation physique. H y a
en nous des rapports d'harmonie qui nous sont
inconnus , mais dont nous apercevons quelques
effets. De là vient que , lorsqu'un organe est at-
taqué , les autres semblent y prendre part, et aller,
pour ainsi dire , à son secours. Un point d'irrita-
tion sur une partie y détermine un courant d'hu-
meurs. L'estomac est un des viscères dont l'as-
cendant est le plus manifeste et le plus étendu :
il donne le ton aux autres , qui partagent ses af-
fections , et qui imitent plus ou moins sa manière
d'être.
Dans le corps vivant , il est des sympathies qui
dépendent moins de la communication des nerfs
que de la faculté d'imitation. Les voyageurs qui
sont restés long-temps dans la même voiture
éprouvent un effet bien marqué de cette dispo-
sition qu'ont les parties sensibles à répéter les
mouvemens qui leur ont été fréquemment im-
primés. Qui ne sait pas que tous nos actes orga-
niques sont soumis à la même loi ? C'est ainsi
que nous nous égayons de la joie des autres ;
284 DE l'instinct d'imitation.
c'est ainsi que nous pleurons de leurs peines. Le
bâillement est encore un phénomène qu'on imite ,
pour ainsi dire , involontairement. Notre système
nerveux imite les convulsions des frénétiques ,
des épileptiques , des enthousiastes, des aliénés.
L'imitation est ce qui constitue le triomphe
des masses. Les conjurations, les émeutes, les
révoltes ne sont que des passions imitées avec
tous les accidens qui en dérivent. Dans les sou-
lèvemens populaires , dans presque toutes les as-
semblées politiques , on voit un petit nombre
d'hommes subjuguer les autres par l'opinion qu'ils
ont énoncée. Les individus réunis en société sont
enclins à une espèce de fièvre morale qui marche
à la manière des maladies spasmodiques, et qui se
communique instantanément par la toute-puis-
sance de l'imitation. Aujourd'hui surtout ce pou-
voir semble éclater d'un pôle à l'autre ; les peuples
les plus éloignés et les plus disparates s'unissent
d'une intention commune pour établir les mêmes
institutions , les mêmes formes de gouvernement.
L'imitation est partout; partout l'esprit est en-
traîné par cet instinct si remarquable , et dont on
pourrait tirer le plus grand parti pour le bonheur
des hommes.
On a prétendu que l'instinct d'imitation pou-
DE l'instinct d'imitation. "285
vait être nuisible , eu ce qu'il arrête , en quelque
sorte , la perfectibilité humaine dans ses pro-
grès , en circonscrivant les hommes dans la même
sphère , en laissant ainsi leurs facultés dans un état
de torpeur et d'apathie. Mais si nous portons nos
regards jusque dans les siècles les plus reculés, si
nous en jugeons par un examen approfondi des
procédés antiques, qui ressemblent tant aux procé-
dés modernes , et spécialement par celui des objets
trouvés dans les tombeaux des Egyptiens, dont la
plupart sont si admirablement conservés, nous
ne sortons point du cercle où nous ont laissés nos
pères ; leurs inventions s'étaient perdues ; nous
ne faisons que les reproduire. Ainsi donc, com-
bien d'hommes se font illusion en se croyant sur
des routes nouvelles ! combien de choses ne sont
que retrouvées !
Quand on dit que l'exemple est contagieux , on
veut dire que l'imitation est irrésistible, et qu'elle
est une institution primitive de la nature. Voyez
deux armées en présence dans un grand jour de
bataille : toutes les physionomies se ressemblent,
parce que toutes les âmes sont agitées de la même
passion. Le signal est à peine donné que la soif
de la vengeance est subitement communiquée par
celui qui commande. L'uniformité des costumes,
des armes , chez les soldats , n'est-elle pas ici le sym-
286 DE l'instinct d'imitation,
bole de l'uniformité d'action , de l'uniformité d'o-
béissance ?
La loi de l'imitation est, en quelque sorte,
écrite sur la physionomie humaine. Entrez dans
une ville étrangère ou dans un pays qui vous était
inconnu : tous les visages y sont, en quelque
sorte , calqués d'après le même type. C'est à l'in-
stinct de la puissance imitatrice qu'il faut rappor-
ter ces inflexions et ces accens de la voix qu'on
observe chez les individus qui habitent les mêmes
contrées ; en sorte qu'il suffit d'en avoir entendu
quelques uns pour reconnaître ensuite les autres
à mesure qu'on les rencontre. Il en est ainsi de la
démarche, des allures, en un mot, de tout ce qui
constitue \e faciès de certains peuples, de manière
qu'en tous lieux , l'imitation est véritablement le
moule où se façonne l'espèce humaine.
Lorsqu'un homme a abandonné depuis long-
temps sa terre natale , il perd d'ordinaire l'accent
qui lui est propre , pour prendre celui des hommes
au milieu desquels il est venu vivre. Tant il est
vrai que le cerveau, qui est le premier instrument
de l'imitation , se met constamment à l'unisson de
tous les êtres qui nous environnent.
L'imitation règne donc en souveraine sur le
DE l'instinct d'imitation. U87
monde sensible ; il est d'abord intéressant de faire
remarquer que les langues des différens peuples
ne sont quelquefois qu'une sorte d'imitation des
cris des animaux qui fréquentent les pays qu'ils
habitent. Feu mon illustre ami, Bernardin de
Saint-Pierre , fait lui-même cette réflexion. Il re-
marque, par exemple, que la langue des Anglais
est sifflante comme celle des oiseaux qui se trou-
vent sur les rivages de leur île; il ajoute que
celle des Hollandais a quelque chose du coasse-
ment des grenouilles dont leurs marais abondent ;
que le Hottentot glousse comme l'autruche ; et
pour ce qui est du Patagon , il semble imiter la
mer dans ses mugissemens.
Les termes les mieux choisis dont nous puis-
sions nous servir, pour établir nos relations avec
nos semblables , ne sont qu'une expression fidèle
des accidens physiques qui nous affectent avec
plus ou moins d'énergie. L'homme imite par la
parole tout ce qu'il touche, tout ce qu'il voit, tout
ce qu'il entend; il est contraint d'en agir ainsi
par la puissance des analogies qui le frappent:
sa langue est donc le tableau de ses impressions ,
le miroir de ses pensées; et chaque mot qu'il
profère se trouve en rapport avec la sensation
qu'il veut peindre et communiquer.
288 DE l'instinct d'imitation.
Pour les animaux comme pour l'homme, imi-
ter, c'est apprendre. C'est en effet une observa-
tion des naturalistes que le nid des oiseaux , par
exemple, est moins artistement confectionné à
la première ponte que dans les pontes suivantes.
Ceci s'applique à tous les animaux qui sont sus-
ceptibles d'une sorte de perfectibilité dans les actes
relatifs à la conservation de leur espèce. Il est im-
possible de révoquer en doute un semblable fait,
pour peu qu'on veuille l'observer.
L'imitation est tellement un des phénomènes
caractéristiques de l'homme , qu'elle est chez lui
un mouvement machinal avant d'être un mouve-
ment réfléchi. Il semble que la Providence, pour
mieu^ nous diriger par ses intentionsbienfaisantes,
ait voulu que cet acte fût d'abord presque invo-
lontaire. Les enfans sont spécialement portés à
l'imitation , parce que la mobilité est de l'essence
de leur âme , et que , comme l'a dit un penseur
ingénieux, ils trouvent plus commode d'agir d'a-
près un modèle que d'après eux-mêmes. Nous
ajouterons que la faculté dont il s'agit est celle qui
se développe le plus vite dans tous les êtres orga-
nisés ; elle est manifestement un des premiers pro-
duits de leur instinct; ils en usent aussitôt qu'ils
ont acquis l'usage de leurs sens. Par l'imitation ,
l'enfant s'approprie tout ce qu'il observe dans les
DE l'instinct d'imitation. 289
mœurs et les habitudes de ses semblables , comme
il s'approprie les rayons sonores , comme il s'ap-
proprie les rayons lumineux, etc.
Ainsi donc la moitié de la vie de l'homme se
passe, en quelque sorte, dans l'exercice de cette
faculté imitative , à l'aide de laquelle il dirige avec
plus ou moins de succès ses facultés intellectuelles
et physiques. Il est même des philosophes qui l'en-
visagent comme un véritable sens moral, puisque
c'est par elle que nous nous approprions tout ce
qui est avantageux à notre nature; mais cette
faculté, qui se montre si énergique dans la pre-
mière période de notre existence , s'affaiblit en-
suite à mesure que nous avançons vers l'âge mùr,
en sorte qu'elle ne serait plus d'aucune utilité
pour nous, si nous arrivions au monde avec tous
les attributs de la perfection.
Il est remarquable que la faculté d'imitation
ne s'exerce point d'espèce à espèce , mais d'indi-
vidu à individu. Qu'on élève un tigre avec du
lait sans le concours de la mère, il sera féroce
quand son accroissement sera complet. Un canard
ne saurait, dans aucun cas, s'approprier par l'imi-
tation les facultés instinctives d'une poule. Jamais
l'alouette no chantera comme le rossignol , quand
elle l'écouterait pendant des siècles. Un animal
I. IQ
290 DE L INSTINCT D IMITATION,
quelconque ne peut pas plus dévier de sa nature
que l'arbre ne peut changer de fruits; il doit in-
variablement persévérer dans le mode de son exis-
tence primitive. Les castors de nos jours ne dif-
fèrent en aucune manière des castors d'autrefois.
S'il s'opère des changemens dans les mœurs des
animaux , c'est lorsqu'ils se trouvent sous le joug
de l'homme ; mais ils ne tardent pas à reprendre
le genre de vie qui leur est propre dès qu'ils re-
tournent à l'état sauvage.
Le penchant à l'imitation est si naturel à tous
les animaux, qu'il devient la règle de presque
toutes leurs actions, qu'on le retrouve dans toutes
leurs habitudes. Quand plusieurs oiseaux sont
perchés sur les branches d'un arbre , il suffit que
l'un d'eux s'envole pour que les autres suivent
au même instant son exemple. Dans d'autres cir-
constances, on s'aperçoit qu'ils se réunissent pour
s'instruire réciproquement et s'exciter tour à tour
à chanter. Les coqs et les agamis ont un cri par-
ticulier qu'ils répètent les uns d'après les autres ,
et à l'aide duquel ils se répondent. On dirait que
l'instinct d'imitation est pour eux aussi impérieux
que l'instinct de conservation.
Mais c'est particulièrement dans l'espèce hu-
maine qu'il faut considérer toute l'étendue de la
DE L INSTINCT D IMITATION. 2qi
fiiculté imitatrice. Si un homme obtient une pn'»-
éminence marquée dans la théorie des sciences
ou dans celle des arts, on cherche toujours à dési-
gner son modèle ; on le compare avec quelqu'un
de ceux qui l'ont précédé dans la carrière de la
vie. La foule des humains est comme entraînée
par le torrent de l'imitation. Je puis donc redire
avec fondement que cette force est la reine du
monde, et qu'il n'appartient qu'à un petit nombre
d'hommes de pouvoir s'en affranchir.
Tous les arts qui font le charme de la vie doi-
vent le jour au besoin de l'imitation. L'homme a
chanté dès les premiers temps de la création ; il a
également manifesté pour la poésie un penchant
pour ainsi dire natif. Ce phénomène provient de
ce qu'il est naturellement porté à l'imitation par
une loi primitive de ses organes. La danse est
une imitation non moins naturelle des sons par
les pas. On voit les enfans sauter en mesure dès
qu'ils écoutent un instrument de musique. Qu'est
le succès d'un orateur qui entraîne toute une
assemblée? c'est un triomphe fondé sur l'instinct
de l'imitation; les applaudissemens sont l'indice
de cet assentiment imitatif de l'attendrissement,
de la joie et de l'admiration qu'il excite.
Dans les arts, le don d'imiter suppose une fa-
igo. DE L INSTINCT d'iMITATIOW.
culte première, qui est celle de coiiserver plus
ou moins long- temps dans notre mémoire les
modifications particulières qu'impriment à l'âme
les objets continuels de notre attention; ce don
suppose pareillement le pouvoir de reproduire
avec vérité toutes ces modifications dans le même
ordre qu'elles ont été saisies par notre intelli-
gence , avec les mêmes formes , avec les mêmes
dimensions, avec les mêmes couleurs qu'elles
présentaient quand elles sont tombées sous nos
sens. Mais il est des individus qui ont plus que
d'autres le talent de garder ou de rendre les im-
pressions reçues, et ce talent doit être considéré
comme une faveur spéciale de la nature.
Nous sommes particulièrement avides des émo-
tions artificielles que les peintres provoquent en
nous. A la vérité , les passions qui ne sont qu'imi-
tées agissent plus faiblement sur notre âme que
les passions véritables ; mais leur impression n'en
est que plus douce et plus satisfaisante. La cata-
strophe la plus cruelle, lorsqu'elle est simulée par
l'art, ne fait qu'effleurer notre système sensible,
tandis qu'elle nous déchirerait , si nous pouvions
en être les spectateurs ou les témoins. Les mal-
heurs représentés nous causent même une sorte
de volupté ; c'est ce qui fait que les sensations arti-
ficielles sont si recherchées : car personne ne vou-
DE l'instinct d'imitation. ^gS
drait voir réellement tout ce qu'on imite avec tant
d'habileté dans les drames ou dans les romans.
Le goût de l'homme pour Timitation se retrouve
jusque dans ces tableaux dont il recouvre les
lambris de sa demeure, et où se trouvent souvent
retracés les événemens les plus mémorables qui
puissent intéresser son âme ; dans ces arts gra-
phiques qui répètent ce que le pinceau a imité ;
dans ces portraits qui font revivre ses ancêtres
avec une sorte de bonheur pour ses souvenirs;
dans ces couleurs dont l'illusion toute-puissante
reproduit autour de lui toutes les richesses de la
nature champêtre. Ce talent de fixer ainsi sur la
toile des physionomies vivantes, ou autres objets
qui se présentent souvent à nos yeux , tient cer-
tainement au plaisir naturel que nous procure le
spectacle des choses imitées avec plus ou moins
de perfection.
Le même esprit nous dirige dans tous les arts
conservateurs de la vie; et si nous creusions bien
avant dans leur histoire , nous pourrions démon-
trer qu'ils reconnaissent tous la même origine.
Je ne sais quel auteur a dit que l'architecture ,
qui dans ces temps modernes s'est élevée à des
conceptions si vastes , n'avait été , dans sa pre-
mière application, qu'un art purement imitatif.
2^4 DE l'instinct d'imitation.
Il a suffi à l'homme inculte et sauvage , remarque
le même écrivain, de voir deux arbres touffus
unir leur feuillage en forme de berceau , pour
qu'il ait eu l'idée de se construire une cabane ;
cette idée, fécondée par les progrès de l'esprit
humain, a produit les maisons, les temples et
nos plus majestueux édifices.
La nature a attaché un vif plaisir à tous les actes
imitatifs , afin que personne ne pût s'y soustraire.
Les spectacles, qui forment nos principales dis-
tractions dans les grandes villes , ne sont que
des scènes d'imitation plus ou moins pathétiques;
ils consistent ordinairement dans la représenta-
tion des caractères les plus intéressans de la vie
humaine. Nous voulons que le passé revienne
nous charmer avec toutes les illusions qui l'em-
bellissent. Nous plaçons devant tous les yeux
jusqu'à la physionomie des personnages les plus
anciens, et nous les proposons comme le type
de la perfection idéale.
Enfin l'homme semble ne venir au monde que
pour imiter l'homme. La langue de l'enfant ne
se délie que pour reproduire les sons qu'il entend
proférer ; on fait même souvent des tentatives
pour corriger les inflexions vicieuses que sa voix
a pu contracter lorsqu'il a été plus ou moins long-
DE l'instinct d'imitation. 2g5
temps livré à une influence étrangère. Rien n'est
donc plus important que de diriger par de bons
exemples les premières habitudes de la vie. L'u-
sage où l'on est d'imposer des noms célèbres aux
nouveau -nés n'a eu d'autre but, dans son insti-
tution primitive, que d'offrir des modèles pour le
penchant à l'imitation, et quelquefois le nom dont
on a fait choix influe heureusement sur notre
destinée.
La loi de l'imitation perd néanmoins de sa
puissance à mesure que l'on avance dans la car-
rière de la vie; elle n'est jamais plus active qu'a-
vant le développement complet de nos facultés
physiques et morales; elle n'a presque plus d'in-
fluence sur les vieillards. De là vient qu'ils adop-
tent avec tant de peine les opinions nouvelles;
de là vient qu'ils tiennent avec une opiniâtreté
très remarquable à leurs anciennes coutumes :
c'est presque un symptôme de décrépitude que de
n'avoir plus le goût de l'imitation.
Il est digne d'observation que, dans les diffé-
rentes époques de la vie , nous cherchons tou-
jours à imiter ce qui est relatif à la nature de
nos besoins les plus pressans. Ainsi , dans l'ado-
lescence et la jeunesse, nos actes les plus habi-
tviels ont pour objet de plaire et de charmer;
296 DE l'instinct d'imitation.
c'est l'âge où l'on met le plus de recherche dans
les vétemens, dans les parures, etc. Pendant la
durée de l'âge mûr, la faculté imitatrice se dirige
spécialement vers les pensées et les opinions.
Nous remarquons même que chaque siècle se
ca.ractérise par une tendance naturelle de tous
les esprits vers les mêmes objets. Toutes les têtes
humaines se remplissent d'idées analogues; toutes
ont la même propension. Au temps actuel, il ne
s'agit que de politique ; dans le siècle qui vient de
nous précéder, il n'était question que de philoso-
phie. Dans les premières époques de la révolution
de France , les hommes n'avaient que des passions
exhalantes ; ils se parlaient à voix haute et dé-
ployée ; la franchise était l'âme de toutes les
réunions. Plus tard , lorsque la terreur vmt à
s'appesantir sur tous les citoyens , on ne s'entre-
tenait qu'à voix basse, on ne proférait que des
demi-mots ; on portait dans les conversations
autant d'astuce que de prévoyance ; on calculait
toutes les expressions.
Il est des peuples chez lesquels la faculté imi-
tatrice est en quelque sorte stationnaire. Tels sont
les Turcs et les Persans, dont les habitudes sont
immuables ; tels sont les Chinois, qui se dirigent
constamment d'après les mêmes coutumes. De-
DE l'instinct D imitation. U97
puis plus de quatre mille ans cette nation marche
d'un pas uniforme ; aucune opinion ne s'élève
au-dessus des autres; toutes les pensées sont
pour ainsi dire de niveau : il semble voir des
castors qui mettent toujours une industrie égale
dans la construction de leurs demeures.
Malgré leur goût pour le repos et l'indépen-
dance, les sauvages imitent; ils s'accommodent
surtout très bien de ceux de nos arts qui sont
relatifs à leurs besoins et à leur conservation;
mais ils rejettent toutes nos superfluités , parce
qu'ils ne conçoivent pas comment elles peuvent
contribuer à notre bonheur. L'un d'eux riait aux
éclats en voyant un Européen se servir d'une
fourchette à ses repas ; mais il était rempli d'ad-
miration pour une hache de fer, parce qu'il la
trouvait beaucoup plus commode que les cail-
loux pour couper les arbres. Il en était ainsi pour
tous les objets qui lui paraissaient utiles.
J'en ai dit assez , je pense , pour démontrer que
l'instinct d'imitation n'est pas seulement un des
plus puissans mobiles de notre organisation phy-
sique, mais qu'il faut en outre le considérer
comme un principe de sociabilité et de morale.
Pourquoi le plus utile de nos penchans, celui
qui façonne l'homme pour le bonheur, se trouve-
2C)8 DE l'instinct d'imitation.
t-il à chaque instant perverti par le vice de nos
mœurs et par celui de nos institutions! Pourquoi
l'homme s'est-il volontairement détourné des
routes primitives que la nature lui a tracées ! De
nos jours, il est survenu un tel bouleversement
dans les esprits , que la civilisation en a été
ébranlée. Nul n'a l'espoir de jouir de la tran-
quillité de ses pères; il faut qu'il vive et meure
au sein des calamités sociales ; le danger de l'imi-
tation le menace dès le berceau; on étouffe en
lui des vertus innées pour y substituer le vice ,
qui est une plante étrangère au cœur humain.
Sur quels tristes modèles se forment donc nos
idées et nos passions ? Qu'est devenu ce temps où
nos premières inclinations se rectifiaient par le
seul exemple des vertus paternelles? Dans ce
siècle de fer, il faut, ce me semble, être né par-
fait pour se préserver du gouffre où nous entraî-
nent de toutes parts tant de doctrines avilissantes.
DE l'émulation. '^99
CHAPITRE PREMIER.
DE l'Émulation.
L'ÉMULATION est une affection innée qui nous
détermine à imiter les actions de nos semblables ,
de manière à les égaler, souvent même à les sur-
passer dans les diverses carrières qu'ils sont ap-
pelés à parcourir. Cette affection tient à un état
d'énergie du système sensible, qui éclate princi-
palement à l'époque de notre vie où nos facultés
se perfectionnent.
L'émulation dérive de cet attribut natif du sys-
tème nerveux qui le rend apte à s'approprier tout
ce qui tend à améliorer la condition humaine;
c'est la loi imitatrice mise en action. Cette passion
élève et multiplie les forces de l'âme ; c'est par
cette passion que l'homme grandit, pour ainsi
dire , à l'aspect de celui qu'il s'est proposé pour
modèle.
Le sentiment de l'émulation est un des phéno-
mènes les plus intéressans de l'économie animée;
3oO PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
c'est par ce phénomène que le corps social se
maintient avec tous ses avantages. L'émulation
entre donc en première ligne dans le plan que
suit la nature pour le perfectionnement des êtres
vivans. Non seulement elle éloigne l'ennui, qui
est le plus grand fléau de l'homme sociable , mais
elle ajoute à la somme des momens heureux que
nous pouvons goûter sur la terre.
Le premier mouvement de l'homme qui entre
dans la vie est d'imiter l'homme qui lui ressemble ,
de l'égaler dans ses efforts , de le surpasser même
dans ce qu'il entreprend, de diriger ses actions
d'après ce qu'il voit faire autour de lui , d'ap-
prendre à exécuter les mêmes choses, de cher-
cher les mêmes résultats , etc. L'exemple influe
à chaque instant sur sa destinée physique et
morale.
Il serait facile de prouver que tout ce qu'il y
a de grand et de beau dans cet univers doit son
origine à cette passion généreuse qui est partout
inhérente à la nature humaine. Sans l'émulation ,
où en seraient les arts? où en seraient les sciences ?
où en serait la civilisation ?
C'est surtout dans le spectacle d'une ville ma-
ritime ou commerçante qu'il faut voir le tableau
DE l'émulation. 3o1
de cette noble passion.de notre âme. Les habitans
V affluent : tous s'y meuvent et s'y agitent à Ifi
fois. Mille fabriques s'ouvrent , mille ateliers sont
en train; le marteau, l'enclume font retentir les
rues et les carrefours ; chaque bras est en action ,
chaque industrie a son emploi. L'émulation est
partout, partout elle éveille le courage, partout
elle anime le travail. Les hommes se pressent sur
les places publiques : on entend un murmure
sourd produit par les dialogues qui s'établissent
de toutes parts entre les négocians et les consom-
mateurs. De nombreux chariots obstruent les
passages ; les serviteurs suivent leurs maîtres , le
dos chargé d'énormes paquets. Il en est qui vien-
nent des bords de la mer avec les épiceries et
autresmarchandises récemment arrivées de l'Inde.
Les étrangers se rassemblent et s'abordent en sou-
riant dans les lieux où les plus riches étoffes se
trouvent étalées avec art. Le laboureur propose
ses denrées ; le berger conduit ses troupeaux , dont
il ne cesse de vanter la laine et les produits. On
s'appelle , on s'entretient des acquisitions , on se
questionne sur le prix des grains. Les vendeurs
calculent ce qui leur revient ; on conclut les mar-
chés, on scelle les promesses, on dispose les en-
vois. Les conventions les plus importantes s'ef-
fectuent souvent à table, au milieu de la joie
qu'inspire un banquet où le vin n'exalte le cer-
3o2 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
veau que pour resserrer les liens d'affection et de
bienveillance mutuelle. Enfin la nuit vient obs-
curcir les airs ; toutes les relations s'interrompent.
On se salue, on se sépare, et l'on s'ajourne au len-
demain.
Le sentiment de l'émulation n'est point uni-
quement réparti à l'homme ; il influe d'une ma-
nière manifeste sur tous les êtres vivans. 11 suffit
de suivre de l'œil deux vigoureux coursiers qu'on
aura lancés dans la carrière : l'un ne peut hâter
le pas sans que l'autre ne s'apprête à le surpasser ;
le simple bruit d'un char fait qu'il redouble d'ef-
fort. Mais voulez-vous voir en d'autres lieux tout
ce que peut l'émulation sur une grande masse
d'individus? contemplez jusque dans l'intérieur
de leur ruche cette multitude d'abeilles indus-
trieuses et nourricières ; c'est un atelier des mieux
ordonnés : chacune d'elles y remplit sa tâche avec
ardeur. Chaque ouvrière a sans doute reçu son
éducation pour lemétier particulier qu'elle exerce;
car toutes n'ont pas le même emploi : on en voit
qui choisissent uniquement les matériaux , tandis
que d'autres s'appliquent à les mettre en œuvre.
Le léger bruissement qui se fait entendre est l'in-
dice de l'ardeur qui les anime. La mère- abeille
peuple elle-même la petite république à laquelle
il faut qu'elle commande ; elle est constamment
1)K L ÉMULATION. J03
obéie. Survient-il quelque trouble, elle rétablit
l'ordre par sa présence ! Ne dirait-on pas que ces
admirables insectes ont employé le compas de la
géométrie dans la construction de leurs alvéoles ?
Pour ce qui est des abeilles ouvrières, elles sont
des modèles de diligence et d'habileté; elles s'exci-
tent mutuellement au travail, sans que la moindre
dissension intérieure vienne suspendre leur be-
sogne. Seulement, on en voit quelquefois qui se
disputent un nid construit depuis l'année précé-
dente , et auquel il n'y a que quelques réparations
à faire; car ces animaux ont aussi le sentiment
de la propriété. D'ailleurs, quelle subordination,
quel ensemble , quelle entente dans les efforts !
comme tout concourt à un but commun! Il y
a réellement un esprit de corps dans tous les
membres de cette petite république. Chaque
abeille ne fait que ce qu'elle doit faire. L'émula-
tion est partout ; l'envie n'est nulle part.
Quelques philosophes ont prétendu sans fon-
dement que l'émulation n'était qu'un diminutif
de l'envie , une envie modérée , etc. ; mais l'ému-
lation est un sentiment fier et délicat, qui n'a
rien de commun avec cette passion honteuse,
tourment continuel de celui qui l'éprouve ; c'est
un stimulant pour la paresse, maladie familière
au système humain ; elle n'est mise en jeu que
3o4 PHYSIOLOGIE DES PA.SSIOÎV.S.
par de nobles besoins; elle est l'apanage des
grands hommes. Les trophées de Miltiade , disait
Thémistocle , ne me laissent aucun repos.
Il importe que l'émulation soit alimentée par
un avenir; les poètes nous la représentent comme
une divinité assise sur un char traîné par le désir
et par l'espérance; elle a les yeux constamment
fixés sur des palmes que l'œil entrevoit sans
peine au travers d'un nuage lointain. Il est si peu
d'hommes qui aiment la nature pour elle-même,
qu'ils se découragent s'ils ne voient point, au-delà
du terme qu'ils veulent atteindre , les honneurs
et toutes les récompenses que la gloire destine à
de longs efforts.
L'émulation est donc constamment entretenue
par l'incertitude de notre sort futur, dont nous
nous occupons sans cesse. L'homme passe toute
sa vie à désirer une situation meilleure que celle
où il se trouve; on dirait qu'il lui tarde d'arriver
au terme assigné pour la durée de son existence.
Nous voudrions à chaque instant, dit un penseur
célèbre , supprimer l'espace qui nous sépare de
ce que nous souhaitons.
C'est encore un des caractères distinctifs de
l'homme ici-bas de n'exister jamais heureusement,
DE l'émulation. 3o5
s'il a démérité de ses semblables; et l'émulation
est encore ici l'indice infaillible de son penchant
à la sociabilité ; c'est même en vertu de ce pen-
chant qu'il fait servir le burin de l'histoire à
l'entretien le plus utile de nos sentimens. Nous
prenons un vif plaisir à retracer les mœurs an-
tiques pour les opposer aux modernes. Nous ex-
humons les exemples les plus glorieux pour les
offrir perpétuellement à l'imitation des contem-
porains.
L'émulation est l'âme des empires ; elle donne
à la fois la puissance, la richesse, le rang, etc. :
elle produit nos plus vifs plaisirs. On s'étonne
de trouver à chaque peuple une physionomie
particulière , un langage qui lui est propre , etc.
C'est le résultat de cette passion, qui s'exerce sans
relâche sur des individus soumis aux mêmes in-
fluences, placés dans le même lieu. Le monde
n'est qu'un assemblage d'êtres vivans qui s'ani-
ment par le sentiment d'une émulation réci-
proque. Les hommes qui nous précèdent, ou
avec lesquels nous vivons journellement , ne
sont pas seulement nos modèles ; ils sont, en
quelque sorte, nos précepteurs.
Ainsi donc, tout se régit, tout se gouverne
ici-bas par ce sentiment inappréciable , qui n'est
I. 20
3o6 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
que le développement d'un instinct primitif.
C'est à l'aide de ce sentiment que l'homme agran-
dit par son travçiil ce qu'il a découvert par son
génie; que les arts, les métiers, les professions,
s'enchaînent et se coordonnent pour la prospé-
rité générale des nations ; c'est par l'effet de cette
impulsion salutaire que les esprits se dégagent de
la routine et des habitudes défectueuses, qu'ils
s'excitent, s'égalent ou se surpassent dans les
routes de l'industrie et de la science.
Ce sentiment généreux, ce besoin insurmon-
table de l'approbation d'autrui , qui met en jeu
les forces de l'âme en les dirigeant vers un but
glorieux , se développe d'une manière pour ainsi
dire spontanée dans le cœur de l'homme. Une
statue , une inscription , un monument , suffisent
quelquefois pour provoquer toute notre ardeur
et faire circuler dans notre sang une chaleur nou-
velle. C'est au milieu des ruines de Pompeia,
c'est dans les souterrains d'Herculanum , c'est sur
la tombe de Pline, que Buffon alluma les premières
étincelles de son génie créateur ; et jadis , pour
exciter leur verve naissante , les jeunes artistes de
la Grèce allaient visiter les vestiges du temple de
Phidias.
Rien n'est propre à remuer un grand cœur,
DE l'ÉMUI-ATION. 307
rien n'alimente les généreuses pensées comme le
souvenir d'une action glorieuse. Parlez à un jeune
guerrier des exploits de ses aïeux ; la fièvre va
circuler dans ses veines ; vos récits vont enflam-
mer son courage. Grillon, à la fleur de ses ans,
s'apprête à voler au combat; son vieux père lui
montre du doigt les nombreux portraits de ses
ancêtres ; il le conjure par ce qu'il a de plus
cher au monde de ne pas démentir son antique
race ; l'impression profonde que laisse dans son
âme cette noble et généreuse prière le rend dé-
sormais invincible.
Il faut bien que l'émulation ait ses racines dans
la nature de l'homme , puisqu'elle figure dans
toutes les institutions sociales , puisque dans tous
les temps nous avons fait, des spectacles qui l'en-
tretiennent , un des plus grands plaisirs de notre
esprit. L'antiquité n'a jamais eu de jeux plus
solennels que ceux qui tendaient à raviver le feu
sacré de cette passion valeureuse. Les Grecs sur-
tout avaient établi dans leurs villes des concours
mémorables pour tous les avantages qui se rap-
portent à la vie extérieure, et l'on voyait jusqu'à
des peuples barbares se disputer entre eux le prix
de la force. On enivrait d'éloges les triomphateurs.
Mais l'émulation est une flamme qui s'éteint
3o8 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
dans l'isolement et la solitude. Les esprits qu'elle
subjugue ont besoin de se mesiu-er, de s'essayer
sur le même terrain , de s'alimenter de leurs tra-
vaux mutuels ; il faut aux talens des talens qui les
jugent; et tout dégénère dans un empire, quand
le mérite cesse d'avoir de justes appréciateurs.
Les lettres et les arts forment une arène que les
souverains doivent animer. Malheur au prince qui
donnerait des entraves au génie, ou qui empêche-
rait la marche d'une invention ! Les rois ont un
grand intérêt aux progrès des lumières ; leur gloire
s'enrichit des succès qu'ils inspirent.
LA
SERVANTE MARIE.
AVERTISSEMENT.
La servante Marie dont il est ici question
ne fut connue qu'un instant à Rome , et par
le succès que je vais raconter . Elle mourut à
l'âge de vingt-six ans , d'épuisement et d'ex-
cès de travail, plusieurs années avant la
révolution de France. Elle a trop peu vécu
pour les arts , pour que son nom soit resté
dans la mémoire des hommes. Sa gloire fut
aussi courte que son bonheur. Les talens pré-
coces disparaissent bientôt de la scène du
monde. Il semble qu'il soit de la nature du
génie de tomber rapidement quand il s'est
élevé trop vite.
Nous avons vu à Paris un vieillard qui
avait eu occasion de connaître cette intéres-
sante personne , et qui la louait singulière-
3 ï 2 AVERTISSEMENT.
ment pour les dispositions heureuses quelle
manifestait. Il prétendait que , si sa carrière
avait été plus longue, elle aurait donné a la
sculpture un modèle de plus. Il est certain
que son talent s'était développé avec une
promptitude inconcevable.
A l'époque ou Marie vivait , Corona jlo-
rissait a Rome , oit il excellait par de grands
succès dans la pratique de la médecine. Ce
docteur, comme je le raconte , était fort éru-
dit et avait des connaissances très approfon-
dies dans tous les genres de littérature et de
philosophie. On le comparait à une encyclo-
pédie vivante, qu'il suffisait d'interroger pour
se dispenser de recourir aux bibliothèques.
Les sculpteurs, les peintres , le consultaient
souvent sur le mérite de leurs ouvrages. Par-
tout on lui témoignait la plus entière con-
fiance. C'est Corona qui favorisa particuliè-
rement la vocation de Marie, et qui concourut
a lui faire apprendre l'art du dessin, aussi-
bien que celui de la sculpture. On peut dire
-VVERTISSJi.MENT. 3 l 3
à la louange de ce savant si reconunandable,
qu'il n'apercevait jamais un véritable talent
sans qu'il employât tous ses efforts pour le
faire éclore.
Corona était d'autant plus utile aux ar-
tistes de son temps, qu'il leur apprenait de
quelle importance est l'étude des sciences
physiques pour le perfectionnement de leurs
compositions. C'est à tort, leur disait-il , qu'on
se contente d'enseigner l'anatomie aux pein-
tres et aux sculpteurs ; c'est surtout la phy-
siologie qu'il conviendrait de leur apprendre.
Il faudrait leur montrer la vie en action,
ainsi que tous les signes caractéristiques de
la nature animée. La physiologie nous met
dans la confidence des lois de la création;
c'est son type immortel qu'elle nous révèle.
Deux arts qui ont pour but de nous cJt ar-
mer doivent s'élever par l'étude jusqu'il In
source de nos plaisirs.
Les moyens d'instruction étaient d'uillcurs
3 I 4 A.VERTISSEME1VT.
très multipliés a l'époque dont je parle; c'était
le temps où l'art de la conversation était en
grande ^vogue parmi les artistes et les gens de
lettres , ou la manie des comparaisons et des
parallèles avait gagné tous les esprits. On
disputait à Borne sur la peinture comme on
disputait à Paris sur la musique à l'occa-
sion de Gluck et de Piccini. On répétait de
toutes parts que Michel- Ange avait agrandi
Raphaël, et que Raphaël avait embelli Michel-
Ange. Il est certain que les hommes supé-
rieurs s'inspirent réciproquement , quand le
hasard les rend contemporains , et qu'ils se
trouvent placés sur le même théâtre; il semble
qu'ils se transmettent tour a tour la lumière
qu'ils ont reçue du ciel.
Les succès de Marie rappellent ceux de
Claude Gelée, dit le Lorrain ; il n'avait été,
dans l'origine, que le simple domestique de
quelques artistes flamands qui allaient étu-
dier a Rome ; placé ensuite chez un peintre
de quelque distinction, pour broyer ses cou-
AVERTISSEMENT. 3l5
leurs , il n'en devint pas moins le premier
paysagiste de son siècle. Le Giotto n'était
d'aboîd qu'un petit pâtre que Cimabué ren-
contra dessinant un de ses moutons.
Nous sommes en quelque sorte pétris avec
certaines déterminations , et il réside en nous
une divinité qui donne des directions à notre
volonté aussi-bien qu'à notre intelligence. Je
me plais à citer ici l'exemple d'un de nos
artistes les plus distingués ^ M. Gayrardj
qui, lorsqu'il était encore enfant, dépourvu
de maître et de tout secours , dans un pays
agreste , oit les arts sont presque ignorés ,
s'amusait déjà à modeler les têtes qui s'of-
fraient à son observation , avec la première
argile qu'il rencontrait. Un jour il eut recours
à la neige , qui , habilement façonnée par ses
jeunes mcdns , se convertit en une statue dont
les effets furent généralement admirés.
Je n'ai pas cru devoir désigner ici le cé-
lèbre artiste chez lequel la servante Marie
3 1 6 AVERTISSEMENT.
avait reçu les premières impulsions de son
talent; mais trop de personnes l'ont connu,
pour qu'on ne le devine pas. Apres la mort
de cette jeune personne, on trouva chez elle
une multitude de sujets et d'esquisses qui prou-
vaient combien son génie était fécond et mé-
ditatif. Elle avait, disait Corona, une ma-
nière de concevoir la sculpture qui l'aurait
conduite a de grands succès. Toutefois sa 'vie
a été si courte , qu'il faut moins la juger
d'après ce quelle a fait que d'après ce qu'elle
promettait.
^/ly Q:y<ri-an/i> Ciy/ùirt^
LA
SERVANTE MARIE
ANECDOTE DU DOCTEUR CORON A.
{Fig. m.)
Il est des esprits que l'éniulation enflamme
d'une manière pour ainsi dire spontanée.
Il est des âmes privilégiées qui, dans les
situations les plus défavorables, jettent néan-
moins les plus grandes lueurs et arrivent aux
succès les plus extraordinaires ; témoin cette
pauvre servante dont le docteur Corona nous
apprit un jour l'intéressante histoire.
Ce docteur^ qui n'existe plus, était lui-
même un savant très recommandable. Il avait
été malheureux par l'effet de quelques évé-
3l8 LA SERVANTE MARIE.
nemens politiques , et obligé de quitter l'Ita-
lie, lieu de sa naissance. Il vint se réfugier
à Paris , où l'on sut apprécier son mérite et
les talens qui le distinguaient dans l'exercice
de sa profession.
Corona était surtout remarquable par le
piquant de ses anecdotes, et par la vaste
érudition qu'il avait acquise. Sur quelque
sujet qu'on l'interrogeât , sa mémoire imper-
turbable le servait si bien, qu'il enchantait
ses auditeurs. Or , voici ce qu'il nous racon-
tait un soir que nous nous étions rendus
chez lui pour jouir du charme inépuisable
de son entretien.
L'un des plus fameux sculpteurs de Rome
avait une servante qui portait le nom de
Marie. Cette personne , née dans une chétive
chaumière , de parens pauvres et obscurs , se
faisait néanmoins remarquer par l'élégance
de ses manières et la dignité de son main-
tien. Représentez-vous une jeune villageoise,
LA SERVANTE MARIE. SlQ
d'une physionomie plus pic|uante que belle ,
d'une vivacité extraordinaire dans le regard ,
modeste pourtant , ardente à s'instruire ,
n'oubliant rien de ce qu'elle entendait, va-
quant avec célérité aux travaux domestiques
pour se livrer ensuite à des occupations plus
dignes d'elle, toujours pensive et passant
avec promptitude du silence de la rêverie aux
explosions de l'enthousiasme , inaccessible
d'ailleurs à toutes les faiblesses de coquetterie
et de vanité, vous aurez une idée véritable de
cette femme étonnante , dont le nom était fait
pour être historique. On assure que c'est en
écoutant à la dérobée les grands hommes qui
venaient le soir converser avec son maître
qu'elle s'était initiée dans les mystères de l'art.
Ce qu'il y a de merveilleux dans son his-
toire , c'est que l'amour de la renommée vint
s'emparer d'elle dans le rang le plus bas de la
condition humaine. Elle commença d'abord
par concevoir la plus vive admiration pour
les ouvrages de l'homme célèbre qu'elle ser-
320 LA SERVANTE MARIE.
vait ; mais bientôt elle fut tourmentée du dé-
sir d'être un jour applaudie par celui qu'elle
regardait comme un objet de culte et de vé-
nération. Voici le stratagème auquel elle eut
recours. Elle confia son projet à un très ha-
bile artiste qui fréquentait la maison de son
maître ; elle le supplia de lui donner furtive-
ment des leçons dans les courts intervalles
que lui laissaient ses occupations domes-
tiques.
Le docteur Corona, dont j'ai parlé plus
haut, fut initié dans cet important secret, et
dès-lors il se déclara son Mécène. Ce savant
philanthrope voulut même contribuer aux
frais d'un enseignement qui est aussi long
que dispendieux. De son côté, la diligente
Marie ne négligea rien pour mettre à profit
les services que lui rendaient ses deux bien-
faiteurs. Jamais elle ne se départit de cette
émulation passionnée qui la subjuguait en-
tièrement, et dont il lui eût été impossible
de ralentir les effets. Son activité ne connut
L\ SERVANTE MARIE, S'il
plus de relAche. Une impulsion inconnue
semblait diriger toutes ses facultés vers
le but honorable qu'elle voulait atteindre.
Marie avait une de ces imaginations puis-
santes où toute la nature vient en quelque
sorte se réfléchir. On était singulièrement
surpris de rencontrer des qualités aussi émi-
nentes chez luie personne qui n'avait reçu
aucune instruction première. Elle disait elle-
même que son existence ne datait que du jour
où elle s'était livrée à l'étude de la sculpture.
Jamais on ne la trouvait dans l'inaction. Le
désir de réussir était pour elle comme une
idée fixe ; venait-elle à se refroidir , elle cou-
rait au Vatican , où ses inspirations recom-
mençaient.
On la rencontrait souvent dans les édises
de Rome, cherchant à deviner les hautes
pensées des grands artistes par la contem-
plation de leurs chefs-d'œuvre. Elle passait
des heures entières au pied des statues an-
^2 2 LA SERVANTE MARIE.
tiques, et ce que les autres voient froide-
ment excitait en elle les émotions les plus
profondes.
La servante Marie étudiait la sculp-
ture, non comme un art, mais comme une
science. Elle n'était plus la même depuis
qu'elle avait quitté les champs pour venir
habiter la terre classique du génie. Toutes
les vérités se fécondaient à mesure qu'elles
pénétraient dans son âme pleine d'espé-
rance.
Il n'y a que des esprits stériles qui puissent
contempler froidement les ruines de Pvome.
Tout est solennel dans cette ville inspira-
trice; tout y agrandit l'âme par les plus
nobles et les plus touchans souvenirs. Ces
colonnes , ces obélisques , ces mausolées ,
ces sarcophages , rien n'est muet pour
l'artiste observateur ; et de la tombe de
tant d'illustres morts il sort comme des
flammes qui viennent électriser les vivans.
LA. SERVANTE MARIE. 323
La volonté est le don le plus précieux du
génie ; on peut même dire qu'elle est le ga-
rant du succès. Marie triompha de tous les
obstacles dans l'étude d'un art qui paraissait
incompatible avec la faiblesse de son sexe ;
mais elle était mue par la plus énergique
des puissances morales, celle de l'enthou-
siasme.
On a calomnié jadis cette personne esti-
mable. On a prétendu que le sentiment de
l'amour avait particulièrement influé sur les
efforts incroyables qu'elle fit pour obtenir un
triomphe public et mériter l'approbation de
son maître ; mais Marie était dominée par de
plus nobles inspirations. Il y a d'ailleurs
dans l'étude des beaux -arts quelque chose
de religieux qui épure l'âme et la dégage
de toute affection terrestre. Marie était inac-
cessible aux passions vulgaires , et c'est
dans le sein de la vertu qu'elle avait puisé
toute l'ardeur qui devait immortaliser son
avenir.
324 LA SEIIVAWTE MARIE.
Il en est des vérités que l'on dérobe comme
de celles qu'on va chercher et conquérir, pour
ainsi dire , dans des pays très éloignés ; elles se
gravent irrévocablement dans la mémoire.
La servante Marie , qui écoutait à toutes les
portes , entendait son maître disserter avec
ses disciples sur la valeur de l'expression mo-
rale dans les arts d'imitation ; et comme elle
recherchait avidement toutes les impressions
qui pouvaient faire arriver son âme à de
grands résultats , elle ne perdait pas une seule
parole.
Un jour qu'on célébrait Un banquet, à l'oc-
casion de la fête de son maître , il s'éleva une
contestation sérieuse parmi les convives au
sujet de la prééminence de la sculpture sur
la peinture. Marie , qui servait à table , assista
par conséquent à cette intéressante discus-
sion , ce qui ne contribua pas peu à l'instruire.
Son âme s'électrisa surtout quand on parla
en sa présence du pouvoir de l'étude et
des qualités suprêmes qui distinguaient les
L.V SERVAJVTE MARIi:. 3u5
taleiis opposés de Michel-Ange et de Ra-
phaël.
On a dit que le génie n'était qu'une ])lus
ou moins grande aptitude à la patience.
Marie avait une persévérance peu commune
dans ce qu'elle entreprenait , et toutes les
heures qu'elle pouvait dérober à ses occupa-
tions étaient employées à la composition de
ce bel ouvrage qui devait étonner tous les
connaisseurs. Enfin , après deux années d'un
travail caché , mais opiniâtre , Marie mit au
jour une statue de Minerve qu'on crut ani-
mée d'un souffle divin. Cette production n'a-
vait pas tout ce que l'art peut donner , mais
tout ce que l'âme communique , tout ce qu'il
y a de plus expressif dans le monde idéal ,
toute la majesté de la vie céleste.
Quelques jours après, les juges se rassem-
blèrent pour décerner la palme ; une foule
impatiente de voir distribuer les couronnes,
remplissait les salles du Musée. On ne parlait
3^6 LA. SERVANTE MARIE.
de toutes parts que des ouvrages soumis à la
censure du public, de la nature et de l'impor-
tance des sujets , ainsi que des faits histo-
riques qu'on avait reproduits. Ce qu'il y a de
plus intéressant dans cette anecdote , c'est que
le maître de Marie présidait ce mémorable
jury. Tous les suffrages se réunirent pour
cette statue de Minerve , qui avait été secrète-
ment envoyée au concours , et qui décelait le
germe du talent le plus remarquable ; mais
personne n'eut garde de soupçonner qu'elle
put être le résultat des efforts d'une femme.
Sur ces entrefaites, Marie , sous le voile de
V incognito, avec le modeste habit qu'elle
portait dans son humble condition , avait
pénétré jusque dans la galerie où son chef-
d'œuvre était exposé aux regards des curieux.
Etonnée d'elle-même , ivre de gloire et de
bonheur, elle savourait à longs traits les
éloges que l'on prodiguait à son travail.
Pas une critique ne vint troubler son
triomphe. Tous les spectateurs étaient char-
LA SERVANTE MAIUE. 3ît7
mes : on pardonne d'ailleurs au talent qui se
cache.
Ajoutons que Marie éprouva une jouis-
sance bien plus douce , lorsque , étant de re-
tour dans la maison de son maître , elle l'en-
tendit , en présence de ses amis , parler avec
tant de prédilection de la statue couronnée.
Ce dernier s'égarait en vaines conjectures
sur le véritable auteur de cette œuvre ano-
nyme. Il l'attribuait à un jeune artiste qui
donnait les plus heureuses espérances , et qui
avait craint sans doute de se faire connaître.
Mais Tadmiration qu'on inspire produit
souvent une agitation nerveuse à laquelle on
ne résiste pas. IMarie ne put entendre ce con-
cert de louanges sans être émue jusqu'aux
larmes ; et c'est ainsi que son secret fut divul-
gué. Elle se jeta aux pieds de son maître , qui
la releva avec bonté , et qui étant loin de se
douter qu'elle eût jamais fait la moindre
étude des beaux-arts , demeura quelque temps
328 LA SERVANTE MARIE.
immobile de surprise et d'attendrissement.
Il lui adressa plusieurs questions , et voulut
savoir comment, au milieu des occupations
vulgaires auxquelles sa vie se trouvait con-
damnée , elle avait pu s'élever si haut dans
un art qui exige tant de persévérance et
d'aussi profondes méditations. Marie répondit
avec candeur, et révéla aussitôt toutes les cir-
constances de son stratagème. Son maître la
complimenta ensuite sur le succès extraordi-
naire qu'elle venait d'obtenir , en lui déclarant
qu'elle était digne d'une meilleure condition ,
et qu'il renonçait désormais aux soins do-
mestiques qu'elle lui rendait. Il voulut même
concourir de tous ses moyens au complément
de son instruction , et lui assigna pour lieu de
ses travaux son propre atelier. Marie, con-
fuse, n'avait plus de paroles pour exprimer
ce qui se passait dans son âme. La joie de
Corinne , lorsqu'elle fut conduite au Capitole ,
n'était pas plus vive que la sienne.
Jamais concours académique n'avait pro-
LA SERVANTE MARIE. 3^9
duit une impression plus générale et plus
agréable. Dans les premières sociétés de Rome,
on ne s'entretenait que de la servante Marie.
Les plus grands personnages briguaient la
faveur de lui parler, et de rendre hommage à
son talent. Les poètes chantaient des vers à sa
louange , et les allusions fréquentes dont elle
ne tarda pas à être l'objet sur les divers
théâtres de l'Italie , étaient applaudies avec
transport.
Mais, par la plus déplorable des cata-
strophes , 3Iarie ne jouit pas long-temps des
avantages que venait de lui procurer un si
beau triomphe. Elle ne brilla qu'un instant ,
et s'éteignit comme un météore. Excédée par
le travail et par ses pénibles veilles , elle fut
frappée d'une maladie de consomption, et
peu de temps après on la vit succomber à
toutes les fatigues qu'elle s'était données.
Le savant docteur Corona, qui avait
pris une part si active à ses succès , lui prodi-
33o LA SERVANTE MARIE.
gua tous les secours dans cette malheureuse
conjoncture ; mais il ne put parvenir à écar-
ter la mort de ce cœur noble et pur qui n'avait
palpité que pour la gloire ; et bientôt les lau-
riers de Marie furent couverts d'un crêpe
funèbre.
Tous ceux qui avaient connu cette intéres-
sante personne la pleurèrent amèrement.
Corona nous racontait cette histoire pour
nous montrer ce que peut l'ascendant de
l'exemple sur un grand talent. C'est donc une
disposition innée que cette ardeur pour les
beaux-arts , que cette fièvre de l'imitation
qui nous subjugue pendant la veille , qui nous
agite pendant les rêves de notre sommeil , et
qui nous fait viser à l'excellence par l'impul-
sion même de nos facultés. Le génie est un
don du ciel ; mais c'est l'émulation , ce sont
les influences extérieures qui le fertilisent.
DE i;envii<;
33 1
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CHAPITRE IL
DE LENVIE.
L'envie est une affliction honteuse que nous
cherchons soigneusement à dissimuler , parce
qu'elle nous dégrade et nous humilie à nos pro-
pres yeux ; c'est une réaction tacite de notre
amour-propre contre une supériorité quelconque
qui tend à nous subjuguer. Celui qui est certain
de ses avantages se laisse rarement approcher par
cette passion malheureuse; il surmonte l'orgueil
d'autrui par un orgueil plus grand.
L'envie est communément le partage de la fai-
blesse ; elle dérive presque toujours de l'impuis-
sance où nous sommes d'égaler ceux qui sont
l'objet constant de notre imitation ; elle est le
résultat du chagrin que nous cause le bien qui
leur arrive , ainsi que du déplaisir que nous res-
sentons à la vue des qualités plus ou moins émi-
nentes dont la nature a doué nos rivaux. Cette
passion qui est une sorte d'émulation dépravée ,
quoique inhérente à notre constitution morale ,
332 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
semble n'avoir aucun but utile clans la destination
de l'homme, puisqu'elle n'ajoute rien nia ses
forces , ni à ses moyens de conservation.
Il n'est point de passion qui se rapporte plus
directement à la personnalité ; car elle consiste à
convoiter avec plus ou moins d'ardeur les biens
dont nos semblables sont pourvus. L'envie est,
en effet, un désir désordonné des avantages que la
nature départit à d'autres ; or, cette mauvaise dis-
position de notre âme , où nous conduit notre
égoïsme , devient préjudiciable à notre bonheur,
puisqu'elle entretient un trouble continuel dans
le système de notre organisation morale ; toute
passion est d'ailleurs condamnable, quand elle
imprime des directions vicieuses à la volonté ,
quand elle tend à priver nos semblables de l'exer-
cice de leurs droits, et de la tranquille posses-
sion de leurs attributs les plus légitimes.
Quelle déplorable passion que celle qui ne s'al-
lume dans le cœur de l'homme que pour contes-
ter au génie ses inventions , au talent ses travaux ,
à la vertu ses bienfaits ; qui cache ou désavoue
tous ses subterfuges , qui recèle ses plus odieuses
manœuvres sous le masque imposteur d'une bien-
veillance simulée ! Qu'il est à plaindre celui qui
remplit volontairement ses jours de peines et d'à-
DE l'envie. 333
mertume, qui s'abreuve lui-même aux sources
impures de l'affreux venin que sa bouche distille,
qui se consume lentement au feu des rayons qu'il
veut éteindre !
L'envie est certainement un des plus tristes
fléaux de notre condition terrestre ; c'est le côté
le plus hideux de la misère humaine. Il faut des
couleurs sombres pour peindre les travers qu'elle
inspire ; mais c'est sur un grand théâtre qu'il faut
particulièrement étudier ses sinistres effets. Ra-
contez à un homme tous les succès de son
rival ; vous verrez aussitôt l'envie s'échapper de
son âme; sa physionomie va vous révéler les in-
quiétudes qui le dévorent; son visage pâlira; il
ne pourra dissimuler son affliction et son dépit;
il cherchera ensuite à affaiblir votre enthou-
siasme, et un serrement de cœur, dont il ne
sera pas le maître , le portera à réclamer contre
les éloges que vous prodiguez à tout autre qu'à
lui.
Les envieux sortent rarement de l'obscurité:
l'éclat des prospérités les offusque ; c'est dans les
ténèbres de la nuit qu'ils font tout servir à l'af-
freux sentiment qui les agite ; ils n'attaquent ja-
mais de front ; leur marche est basse , rampante ,
furtive , ténébreuse ; et c'est par les voies les plus
334 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
détournées que leurs traits venimeux arrivent au
sein de leurs concurrens.
11 y a quelque chose de brutal et d'insensé dans
les mouvemens de l'envie. Quelle inconséquence
de la part des humains ! vainement la fortune les
a comblés de ses dons ; ils n'en sont pas moins
enclins à désirer des biens qu'ils savent n'avoir
pas mérités , et qui sont légitimement échus à leurs
semblables. Combien d'hommes consument leur
existence en se desséchant par les succès d' autrui!
Quelle affreuse passion que celle qui empoisonne
tout le commerce de la vie , et qui corrompt jus-
qu'aux fruits de la gloire !
Cette passion est douloureuse et constamment
fatale à celui qui l'éprouve. On a comparé les
envieux à ces esclaves que les vainqueurs atta-
chaient jadis à leur char de triomphe ; ils font en
quelque sorte l'office d'auxiliaires auprès d'une
grande renommée. S'ils éprouvent quelques
jouissances , elles ne sont jamais complètes
comme peuvent être celles de la vengeance.
J'ai rencontré tel individu qui avait usé sa
rage et ses dents sur la statue de nos grands
hommes; rien de plus misérable que sa condi-
tion ! J'ai vu la vieillesse d'un littérateur qui avait
passé sa longue vie à distiller le fiel de la satire ;
DE LilNVlE. "335
à la fin de sa carrière, il se jugeait lui-même pro-
fondément malheureux. Il me rappelait cet athlète
envieux qui fut écrasé par le poids de la statue
de Théagène qu'il venait d'outrager. Que sont
devenus tant de critiques jaloux qui insultaient
à la gloire de nos plus illustres écrivains? Leur fu-
reur s'est évaporée en imprécations impuissantes ;
ils s'imaginaient se rendre fameux en poursui-
vant le char d'une renommée étrangère; ils n'ont
laissé pour héritage qu'un nom chargé de la haine
publique et d'une honteuse immortalité.
Rien ne profite à l'envieux; il n'a point une
minute de tranquillité sur la terre ; sa maladie le
ronge. Tant qu'il vit , il est au supplice ; il a beau
faire des vœux , tous les malheurs qu'il souhaite
n'arrivent pas pour lui donner quelques instans
d'une joie barbare; il a beau s'épuiser en expé-
diens, il ne saurait éteindre le soleil qui le blesse;
il est d'autant plus malheureux , qu'il est contraint
de souffrir sans aucune espérance.
Dans la chaine des sentimens moraux , l'envie
et la haine semblent se lier par des rapports ma-
nifestes. Toutefois le premier de ces sentimens
est un résultat spécial de la sociabilité , et convient
plutôt à l'homme qu'aux animaux. En effet , ces
derniers se déclarent souvent des i>uerres inter-
336 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
minables par le simple motif de leur conserva-
tion personnelle; mais nul d'entre eux n'élève
des prétentions relativement à des avantages dont
il a plu à la nature de le priver ; chacun suit sa
pente, et jouit paisiblement des attributs qui lui
sont départis. Le cheval n'ambitionne rien de ce
qui appartient au lion. Jamais les oiseaux ne s'en-
vient réciproquement la beauté du plumage ou
la suprématie du chant.
Chez l'homme , le sentiment de la haine peut
se fonder sur des raisons légitimes ; telle est , par
exemple , celle que voue aux méchans le plus
honnête de nos misanthropes : mais l'envie est un
sentiment toujours injuste, puisqu'il se dirige
constamment contre le mérite ou la vertu; son
inconvénient le plus funeste est de décourager
l'âme , et d'arrêter souvent les plus nobles desti-
nées du génie. Quel est l'homme qui voudrait re-
commencer sa carrière, s'il pouvait apercevoir
devant lui toute la somme des dégoûts dont il
doit nécessairement s'abreuver avant d'atteindre
l'objet de ses vœux?
L'envie a une affinité bien plus remarquable
avec l'ambition , puisque celle-ci dérive pareille-
ment de l'instinct imitatif , que j'ai déjà signalé
comme une des lois primordiales de l'économie
DF LENVir.. ^)37
des êtres vivans. On {ooiirrait même dire que
l'envie n'est qu'une ambition impuissante. Elle
a surtout ceci de commun avec cette passion ,
c'est qu'elle ne s'exerce guère qu'entre gens qui se
trouvent sur un même terrain , qui suivent la
même route , qui sont agités des mêmes désirs , qui
aspirent aux mêmes avantages. Il est rare, en
effet , qu'un grand géomètre envie les lauriers du
poète ou du musicien , dont il fait en général très
peu de cas. Il est même probable que méchans
par nature , les envieux ne diraient rien contre la
vertu, si la gloire ne la suivait pas.
J'ai déjà représenté l'envie comme une passion
vile et infamante ; je dois ajouter que ceux qui
l'éprouvent trouvent presque toujours leur pu-
nition dans le sentiment d'horreur qu'ils inspi-
rent à leurs semblables. Plutarque raconte que
les Athéniens prirent dans une telle aversion les
hommes pervers qui avaient causé la mort de
Socrate par leurs basses calomnies , qu'ils dédai-
gnaient même de leur parler et de leur répondre;
qu'ils refusaient de les assister du feu et des autres
choses nécessaires à la vie. Ils ordonnaient aux
esclaves de porter bien loin l'eau dont ils avaient
usé ; ils ne voulaient avoir rien de commun avec
eux. Qu'arriva-t-il ? presque tous ces misérables
se donnèrent la mort, ne pouvant supporter
338 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
plus long-temps le poids de l'anirnadversion pu-
blique.
Malgré la honte qui s'attache aux pas des en-
vieux , c'est chose affligeante de voir comment
leur théorie se perfectionne pour faire tomber
une renommée ,pour amoindrir un succès , pour
discréditer une invention. On dirait qu'ils suivent
l'esprit du siècle ; comme ils voient que le ridicule
agit trop faiblement à leur gré , ils ont recours à
tout ce que la calomnie a de plus acéré et de plus
poignant. Sitôt qu'un grand génie paraît sur la
scène du monde , tous se liguent et s'organisent
comme une armée pour repousser l'admiration
qu'il impose. C'est encore une tactique de l'envie
d'entraver la marche des hommes supérieurs en
préconisant avec excès tous les travaux des
hommes médiocres : c'est ainsi qu'on opposait
jadis Pradon à Racine.
On se demande ce que deviendrait l'empire
des lettres , si l'on pouvait rayer l'envie de la liste
des passions humaines, si l'on expulsait du monde
cet horrible fléau. Le dirai -je? les lettres n'en
iraient pas mieux. Ne blâmons pas la Providence,
qui en toutes choses a voulu établir la loi des
obstacles. Les esprits de haute portée seraient
moins tourmentés sans doute ; mais leur orgueil
DE î/eNVTF. 339
ne manquerait pas de s'accroître ; d'une autre
part, les efforts seraient moindres, et par consé-
quent les succès plus rares.
Au surplus , le moyen d'affaiblir en nous cette
mélancolie consomptive que l'on nomme envie ,
serait d'abord de nous bien pénétrer de l'idée que
les biens que nous désirons ne seraient, en au-
cune manière, avantageux à notre bonheur; qu'ils
sont plus appropriés à la situation des autres.
L'homme ne serait jamais envieux, s'il n'avait
que des désirs modérés et convenables à sa nature.
Le ciel vous a assigné un rang dans le monde;
pourquoi prétendre monter plus haut? pourquoi
violer les lois harmoniques de la dépendance?
Qu'y a-t-il donc tant à envier quand il s'agit
de la nature et de la condition de l'homme? Est-ce
un rang, une faveur, une dignité, une vaine ri-
chesse? Pour moi, disait un ancien, je ne vois
rien qui soit digne d'être convoité sur la terre ,
que les éminentes vertus dont l'homme social se
décore. Envions plutôt à nos pareils l'impassibi-
lité contre les offenses, le courage dans les re-
vers, la modestie dans les grandeurs, la patience
dans l'infortune.
Voulez-vous être à l'abri des traits de l'envie?
34o PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
cultivez la science avec un cœur simple, et non
pour ce vain bruit qu'on nomme la gloire. Si
VOUS regardez autour de vous, vous n'arriverez
jamais au terme de vos désirs. Soyez dans la vie
comme dans le cercle des jeux olympiques; mar-
chez au but , et méprisez tous les vains discours.
Si vous allez vous égarer dans les défenses , dans
les preuves, dans les justifications, que de temps
perdu pour vos succès! L'envie, qui est toujours
à terre , peut bien tenir compte de vos chutes ;
mais elle ne saurait atteindre le vol du génie qui
s'élève sans le secours des autres , et trouve un
refuge dans les cieux.
DK L AMBITION.
341
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CHAPITRE III.
DE LAMBITION.
L'ambition est le désir plus ou moins vio-
lent de devancer ceux qui parcourent la même
carrière que nous, et qui sont par conséquent
l'objet primitif de notre imitation. C'est une pas-
sion active , turbulente , absolue , qui nous con-
duit avec plus ou moins de rapidité vers le but
que nous voulons atteindre. On désigne quelque-
fois sous ce titre la noble émulation de quelques
esprits privilégiés qui veulent arriver aux places
les plus éminentes de l'ordre social.
Le même instinct qui produit l'émulation et
l'envie, donne manifestement naissance à l'am-
bition et au cortège qui la suit. C'est toujours en
se comparant aux autres, que l'homme cherche
à améliorer, à agrandir, à rehausser son existence.
Il n'est pas difficile de concevoir qu'un tel senti-
ment est le premier ressort de notre civilisation
morale , et qu'il dérive surtout de l'intérêt que
nous attachons à notre conservation et à notre
bonheur.
34'^ PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
C'est le propre de l'hoiTime d'apporter à chaque
instant des perfections nouvelles dans ses édifices,
dans ses vétemens, dans ses consommations ; il aime
naturellement à conquérir tout ce qui annonce
aux autres sa puissance physique ou sa préémi-
nence intellectuelle; il aime surtout à voir ses
semblables saluer son orgueil ou payer un tribut
d'admiration aux qualités particulières qui le dis-
tinguent : il est commandé par ce noble désir, au
point de mourir s'il ne le satisfait. Le sauvage
lui-même , à mesure qu'il avance dans la civilisa-
tion , perfectionne sa massue , sa hache et ses
outils. Il fait des innovations dans son carbet ; il
ajoute à ses vétemens, à son tatouage ; il cherche
de nouvelles plumes pour s'embellir; il choisit
mieux les coquilles dont il use pour ajouter quel-
ques ornemens à sa toilette. Il introduit une sorte
de raffinement jusque dans la manière dont il
prépare le poisson ou le gibier dont il veut faire
sa nourriture.
Mais comme cette passion est toujours em-
preinte d'égoïsme, elle est sans mesure comme
sans limites. Jetez les yeux sur les grandes capi-
tales du monde ; observez les agitations des hommes
qui les habitent ; voyez ces princes , ces généraux ,
ces magistrats, ces grands institués par l'orgueil et
par la puissance , ces beaux génies avides de gloire
DE l'a.MBITIO.N'. 343
et de renommée ; examinez comme ils luttent ,
comme ils se heurtent réciproquement sur la route
escarpée qu'ils entreprennent de parcourir. Il
semble voir des vaisseaux qui s'entre-choquent sur
une mer agitée , et qui s'écrasent de leurs mutuels
débris. L'ambitieux n'est donc qu'un être qui re-
cueille des inquiétudes , qui assemble des regrets
autour d'une existence fragile , qui se tourmente
pour arriver avec plus ou moins de bruit à la
mort.
L'ambitieux est comme l'aliéné : en proie aux
furies qui le poursuivent, il ne se connaît plus;
il flotte péniblement entre des songes et des chi-
mères. Victime d'une activité que tout irrite et
que rien ne lasse , il est constamment essoufflé et
haletant ; on dirait qu'il escalade une montagne.
Le sommeil n'approche jamais de ses paupières,
et tous les autres hommes lui paraissent endor-
mis.
Les saisons ne changent point aux regards de
l'ambitieux: il n'assiste à aucune scène riante de la
nature ; les charmes du printemps lui sont incon-
nus , aussi-bien que ceux de la philosophie. Les
mets les plus délicieux de nos tables sont pour lui
sans saveur comme sans attrait ; les vins les plus
exquis glissent dans son palais sans qu'il les goûte
344 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
OU les apprécie ; il prend ses repas à la hâte , d'un
air distrait autant que rêveur. Que lui font les
succès d'un fils ou l'amour d'une épouse qui lui
a voué toute son existence ? il ne lui faut des re-
lations que pour aplanir les obstacles qui peu-
vent retarder sa marche. L'espérance produit sur
lui un effet tout différent que sur les autres mor-
tels ; loin de dilater son cœur, elle le tourmente
par les palpitations les plus douloureuses. L'ambi-
tieux voudrait accélérer tous les momens de la
vie; il voudrait donner aux siècles la vitesse des
heures. Il porte la crainte dans ses entrailles. Nul
n'est plus que lui en butte aux perplexités de
l'impatience.
C'est au désir inné de surpasser nos semblables
que nous devons ce goût invincible qui nous
domine pour les affaires publiques. Un vieillard
d'Athènes était pénétré de douleur et se lamen-
tait sans cesse, parce qu'il avait reçu de la nature
un organe trop faible pour se faire entendre dans
les assemblées , ce qui l'empêchait d'arriver aux
magistratures et aux emplois. Il est digne d'obser-
vation que rien ne peut dégoûter l'ambitieux de se
placer au timon des affaires. On a beau lui montrer
la triste perspective de la prison, du bannisse-
ment, de l'ostracisme ; il n'en est pas moins avide
des faveurs populaires. Il a beau savoir qu'une
I)F r, AMBITION. ^'\.>
sédition peut entraîner la perte de ceux qui com-
mandent ; ne croyez pas qu'il s'en mette à l'abri :
il suffit d'intéresser sa vanité par l'attrait d'une
vaine gloire , pour qu'il s'abandonne à tous les
hasards , pour qu'il s'apprête à braver toutes les
disgrâces. Hélas! l'histoire des temps qui nous ont
précédés n'est d'aucun profit pour notre avenir,
puisqu'elle nous inspire si rarement la modéra-
tion et la vertu !
L'ambition portée au plus haut degré est la
démence de l'âge mùr ; c'est une frénésie qui ne
connaît ni assoupissement ni relâche, et qui se
termine par la mort comme la fureur des ma-
niaques. Cette passion souffle toutes les tempêtes
dans le cœur de l'homme ; et c'est surtout à ses
vastes projets que la fortune est infidèle. Comme
elle s'allie rarement avec la prudence, elle dépasse
toujours le but qu'elle se propose. Ses pieds dé-
daignent vainement la terre ; ses chutes n'en sont
que plus fréquentes : l'orgueil peut élever un
ambitieux; mais la vanité le précipite.
C'est une idée singulière de l'homme de vou-
loir perpétuer son nom par un marbre , par uïh-
pierre , par un livre , par une médaille , par une
inscription : comme si toutes ces choses n'étaient
pas la proie du temps, comme si les siècles ne se
346 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
dévoraient point entre eux. Vous célébrez votre
gloire par une chanson ; mais la langue qui vous
chante sera un jour une langue morte. Toutes
les traditions se perdent. Nous vivons dans un
monde où rien ne demeure. Peuples insensés,
égorgez-vous maintenant pour illustrer un fa-
meux capitaine !
Voulez-vous guérir de l'ambition ? voyez comme
les renommées s'éclipsent dans ce vaste univers !
le temps détruit tout et ne reconstruit rien de ce
qui a existé. D'innombrables villes sont dans le
tombeau ; que de rois sont descendus du faîte de
la gloire et de la puissance ! Les statues rempla-
cent les statues. Regardez la Grèce déserte : dans
cette terre où dorment tant de héros , il ne reste
pas une seule pierre des monumens qu'ils avaient
élevés. D'autres mœurs , d'autres goûts , d'autres
penchans ont changé la face de cette fameuse con-
trée. Le torrent des siècles a tou t emporté.Quelques
urnes funéraires sont à peine aperçues par celui
qui fouille la terre pour y rencontrer un peu d'or.
Quelle que soit notre habileté , nous trouvons
toujours des vainqueurs dans ceux qui nous suc-
cèdent ici-bas. Les modernes insultent à leurs
devanciers. Les noms les plus illustres se perdent
iui milieu des flots des générations dont se couvre
DE l'ambition. 347
le sol que nous avons foulé : les grands hommes
sont oubliés par ceux mêmes qu'ils ont comblés de
bienfaits. La plupart n'ont qu'un peu de marbre
pour consoler leur mémoire ; les années redisent
leurs actions à d'autres années. Enfin ce vain
bruit s'arrête ; on n'entend plus rien : d'autres
réputations , d'autres événemens viennent s'em-
parer de l'attention publique.
L'ambition est comme toutes les passions hon-
teuses , elle ne s'avance souvent que par des dé-
tours ; ainsi que l'envie , qui entre pour quelque
chose dans sa composition, elle ne se repose ja-
mais ; l'homme prodigue sa vie pour la satisfaire.
jMalheur à celui chez lequel la marche de cette
passion toujours agissante se trouve tout à coup
arrêtée par des obstacles invincibles ! Il s'opère
alors un reflux intérieur aussi nuisible au système
physique qu'au système moral. Dès que l'homme
ne peut plus s'agrandir, il retombe sur lui-même.
De là vient qu'on dit très vulgairement qu'une
ambition rentrée est une maladie mortelle.
On ne saurait donc rétrécir soudainement le
cercle des idées habituelles d'un individu placé
sur lui grand théâtre , sans compromettre son
existence future ; et la plupart des hommes d'état
disgraciés languissent sous le poids d'une oisiveté
348 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
plus accablante que la maladie elle-même. La
précaution que prennent les souverains de dé-
dommager les serviteurs dont ils ne veulent plus
par des titres honorifiques ou autres récompenses
qui flattent la vanité, est, en conséquence, par-
faitement conçue; car, je le répète, sitôt que
l'ambitieux est contraint de se restreindre dans la
sphère de ses relations habituelles , la fièvre con-
somptive s'empare de ses sens ; il meurt consumé
de peines et d'ennuis.
Notre âme a horreur de l'inertie : elle ne sub-
siste en quelque sorte que par les émotions qu'elle
se procure. Faites descendre un homme des hon-
neurs où il est monté ; profitez même d'un de ses
momens d'humeur ou de fatigue pour le sous-
traire au tumulte ou à l'agitation , il viendra un
j our où il regrettera j usqu'aux embarras qui avaient
tant troublé sa première existence. Quels êtres
plus malheureux que les gens en place, lorsque
la nécessité les force à effectuer leur retraite ! Les
vieillards surtout éprouvent les plus vifs regrets ,
et se croient toujours aptes aux emplois qu'ils ont
pu remplir dans l'âge du talent et de la vigueur.
L'ambition n'admet aucun dédommagement
pour les sacrifices qu'on lui impose. Les hommes
qui ont rempli des postes éminens supportent
DE l'ambition. 349
difficilement le fardeau de la vie privée. Le bon-
heur domestique entretenu par la richesse ne
compense jamais la perte d'un rang ou d'une
dignité , etc. Après la transition terrible de la
grandeur à une condition avilie, après une dis-
grâce éclatante, l'homme cherche vainement un
asile dans la solitude : l'ennui l'y attend pour le
dévorer.
Tant que notre système sensible conserve son
énergie et son intégrité , tant que nous ne sommes
pas flétris par cette apathie et par cette insou-
ciance de l'âme qui est la véritable mélancolie ,
nous voulons être l'objet des regards et de l'ap-
probation de nos semblables ; et comme l'amour-
propre survit à toutes les autres passions, les
glaces de la vieillesse ne sauraient comprimer les
symptômes d'une ambition mécontente et qui
nous accompagne jusqu'à notre dernière heure.
Il n'est, sans contredit, aucune passion dés-
ordonnée qui ne traîne à sa suite les maux phy-
siques les plus graves; mais les physiologistes
remarquent depuis long-temps que la plupart
de ceux qui s'abandonnent à l'ambition meurent
souvent victimes de quelque commotion apoplec-
tique. S'il en est qui survivent à leur infortune,
on les voit traîner une existence chancelante , et
35o PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
n'offrir aux regards de la pitié que des membres
flétris ou des visages défigurés. L'homme est
absolument effacé par cette maladie terrible , qui
a pris son origine au milieu des abus de la civi-
lisation ; qui éclate inopinément comme la foudre
et ressemble à une punition du ciel.
Smith, ce me semble , n'a point connu les vraies
sources de l'ambition , dont tous les phénomènes
s'expliquent naturellement par la théorie de l'ins-
tinct d'imitation, et non par celle de la sympathie.
Il est certain qu'il existe dans la constitution
morale de l'homme une faculté qui le porte sans
cesse à se faire grand. Cette faculté lui est telle-
ment inhérente, que, lorsqu'un individu destiné
à influer sur la prospérité du corps social arrive
au plus haut degré d'élévation , les autres cher-
chent à se rehausser sous son regard protecteur,
et à se rapprocher de lui , comme pour atteindre
à quelque rayon de sa gloire.
Ceux qui prétendent que les souhaits et les
entreprises de l'ambition dérivent de l'amour
du plaisir ne sont pas mieux fondés. On remarque
au contraire que les hommes maîtrisés par un
sentiment aussi impérieux sont d'un caractère
grave et austère, qu'ils ont presque toujours une
aversion décidée pour toutes les jouissances de la
DE l'aMBITIO-V. 35 I
vie. Ne suffit-il pas de dire que nous venons au
monde avec le désir insurmontable de la préémi-
nence sur nos semblables? désir qui dérive ma-
nifestement de notre penchant primitif à l'imi-
tation. Cette passion est donc un bien dans le
système général du monde civilisé ; quand elle
se tient dans de justes limites , elle coordonne
nos destinées sur la terre , et tend à les améliorer.
C'est par la force morale que l'ambition se
développe. Ce sentiment ne serait point aussi
condamnable, si, pour arriver à ses fins, il ne
s'alliait jamais qu'à des penchans honnêtes ; si
chacun de nous suivait ici-bas la route qui lui est
tracée par son génie ou par son caractère; mais
les choses ne se passent point ainsi, et, chez les
hommes même les plus dignes des faveurs de la
renommée, l'ambition ne se satisfait souvent que
par des ruines particulières. C'est au milieu des
larmes, c'est dans des flots de sang que s'élève le
monument de ses triomphes.
S'élever, ramper, s'enorgueillir, s'humilier, me-
nacer, flatter, espérer, se décourager, troubler sa
vie par mille craintes, la dessécher par d'inutiles
désirs, perdre le temps en vaines poursuites , s'é-
puiser en efforts, louer les hommes en face, les
calomnier dans Tombre , prostituer son épée,
352 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
vendre sa conscience, se prosterner devant la
bassesse, boire à longs traits l'ignominie, se mor-
fondre à la porte des grands, s'accommoder à tous
les caprices , tourner à tous les vents , adopter
successivement toutes les maximes , se glisser dans
toutes les avenues , prendre la vertu pour masque
et le crime pour échelon, allumer des haines,
semer des soupçons , faire naître des défiances ,
ourdir des trames, tendre des embûches, voilà les
rôles, voilà les métamorphoses de l'ambition.
Il n'est sans doute point de remède pour apai-
ser une soif que rien ne tempère et que tout
augmente. Dans le beau climat de la Grèce , lors-
qu'autrefois un infortuné se trouvait en proie à
cette passion dévorante, les prêtres d'Esculape
lui prescrivaient d'aller visiter les ruines du mont
Ossa. Son ardeur se calmait en contemplant les
gouffres épouvantables où furent précipités les
Titans. Il écoutait le vain bruit des vagues du
Pénée qui s'élancent avec fracas dans les airs et
viennent mourir au pied des rochers. Il ne tardait
pas à se convaincre qu'il faut remplir avec calme
sa destinée , et que les jouissances inquiètes de la
gloire sont loin de valoir le pur bonheur que
goûte le sage dans une parfaite sécurité.
LE
FOU AMBITIEUX,
ou
HISTOIRE D'ANSELME,
DIT DIOGENE.
a3
AVERTISSEMENT.
J' AI extrait cette anecdote d'un recueil d'ob-
servations que j'ai rédigées autrefois sous la
direction, du célèbre professeur Pinel, pen-
dant que je suivais ses doctes leçons , et qu'il
se livrait avec tant d'ardeur aux recherches
les plus intéressantes sur l'cdiénation mentale.
Cette époque est, sans contredit, une
des plus remarquables pour la médecine
d'observation. On se rappellera toujours
avec quelle constance il s'appliqucdt à ce
genre d'étude. Personne, avant lui, Ji' avait
montré plus de sagacité pour classer les
maladies mentcdcs et en étudier séparé-
ment les phénomènes. La police qu'il avait
établie dans 1rs deux hospices de Bicétre et
356 AV! RTISSEMUNT.
de la Salpêtrière , qu'il a successivement di-
rigés , est un monument de sagesse et de per-
spicacité. Il possédcdt si bien la confiance des
aliénés, qail suffisait souvent de sa pré-
sence pour calmer les plus furieux.
M. Pinel n a jamais cherché a faire valoir
ses trditemens ; car, comme il le dit lui-même
dans son profond ouvrage sur la manie :
a L'homme instruit a bien mieux à faire que
de vanter ses cures, y II y a néanmoins une
foule de choses qu'on ignore , et qu'il faudrait
révéler pour sa gloire, puisqu'elles ne sont
consignées nulle part. Rien, par exemple ,
n'est plus mémorable que le jour ou cet ha-
bile professeur, accompagné de plusieurs de
ses élèves , parmi lesquels je me trouvais , se
rendit à l'hospice de Bicétre, oii il simula
une assemblée de juges , dans une salle ten-
due de noir et préparée tout exprés , pour y
absoudre un individu nommé Alause , lequel
AVERTISSEMENT. 357
était dwenu fou jxir ambition. Son idée fixe
était de se ci'oire condamné au supplice de la
i^uillotine , a Coccasion d'un crime d'état
(juil assurait avoir commis. Ce prétendu
crime était d'avoir écrit un pamphlet contre
la tjran/iie de certains députés gui domi-
naient (dors dans la ( onvcntion. La terreur
qu'éprouvait cet infortuné était si violente,
qu'il ne voulait presque plus manger ni boire,
et qu'il se tenait constamment couché dans sa
loge.
Pour assurer la réussite du traitement
moral qu'il voulait opérer, M. Pinel rédigea,
lui-même , avec autant d'adresse que d'habi-
leté, une sorte de procédure. Revêtu d'un
costume de magistrat , j)our mieux en imposer
au prévenu , il eut l'air de provocpier ce sin-
gulier jugement. Deux étudians composèrent
des plaidoyers , et firent l'office d'avocat
pour et contre celui qui se disait irrévocable-
358 AVERTISSEMENT.
ment condamné à mort. De part et d'autre
on épuisa tous les moyens d'accusation et de
défense. Alause flottait entre la crainte et
l'espoir. Ces deux sentimens contraires lui
procuraient des émotions indicibles. Les juges
se mirent ensuite à délibérer, et durant ce
temps , le prétendu coupable fut transféré
dans une chambre particulière; c'est là que
des personnes officieuses vinrent aussitôt
l'environner, pour lui alléguer tous les motifs
qu'il avait de s'attendre à un ?neilleur sort.
Enfin, Alause fut déclaré absous.
Cette ruse savante, cet appareil si in-
génieusement arrangé , réussirent au - delà
de toute espérance pendant plusieurs jours.
Alause avait repris le fil de ses idées,
et remerciait avec joie son libérateur. Mal-
heureusement quelques personnes mal - in-
tentionnées furent assez cruelles pour le
dissuader et Varrachcr a une illusion sa-
AVERTISSEMENT. SSq
lutaire. Il retomba dans ses divagations , et
quelque temps après il mourut misérablement.
Je passe maintenant à Anselme, qui est
l'objet de l'observation que Von va lire. Cet
autre individu se trouvait alors parmi les fous
de Bicétre, et il était un objet de curiosité
pour beaucoup de gens qui venaient visiter
la maison. Un des successeurs de M. Pinel,
M. le docteur Lanefranque , lui donnait des
soins particuliers ; mais il ne se flattait pas
de le guérir, parce que les folies qui pro-
viennent de l'ambition résistent à toutes les
méthodes curatives.
Néanmoins , par une fatalité singulière,
ces sortes de folies sont celles qui se ma-
nif estent avec le plus de fréquence. C'est
la remarque de Van Helmont ; c'est celle
de tous les observateurs. Dans presque toutes
les aliénations de l'esprit, l'orgueil ou la
36o AVERTISSEMENT.
'Vanité se montrent comme le symptôme
prédominant. Il est rare en effet de trou-
ver un insensé qui ne se croie supérieur
aux autres humains par les qualités qu'il
s'attribue , par les avantages qu'il se donne ;
son exaltation le rend enclin a trop présw-
mer de ses forces ^ de ses talens , de son
courage ou de sa 'valeur.
C'est presque toujours l'ambition trompée
qui aliène la raison des hommes civilisés. Il
n'y a que les médecins qui peuvent s'aperce-
voir des maux sans nombre quelle détermine,
parce qu'ils fréquentent les maisons destinées
a recevoir les victimes des événemens. L'espèce
humaine est tellement dominée par le be-
soin du pouvoir, que dans tous les boule-
versemens politiques , les hôpitaux où, l'on
traite les fous sont encombrés. C'est ce que
l'on remarquait surtout en France et en An-
gleterre , quand ces nations étaient livrées au
AVERTISSEMENT 36 1
déchirement des partis. Mais ce n'est pas
seulement V ambition des rangs qui trouble les
têtes , c'est aussi celle des richesses. Du temps
du fameux système de Law, la folie gagna
tous les négocians ; et de nos jours , il n'est
point d'entreprise en finances qui ne dé-
range la cervelle d'une foule de spéculateurs ,
quand leurs combinaisons se trouvent dé-
concertées.
Anselme, dont il est ici question, avait l'am-
bition de la science ; il avait égaré son esprit
par la fréquentation trop assidue des biblio-
thèques publiques. Il s'y présentait quelque-
fois avec des habits déchirés et une grande
besace sur le dos; de la vient que les étudians
lui avaient conserve le nom de Diogèiie , qu'il
s'était d'abord donné lui-même, (hmme on
ne cessait de le tourner en ridicule , et que son
apparition dans les rues de Paris causait
souvent du désordre, le gouvernement le fit
36a AVERTJSSEMEIST.
enfermer a l'hospice de Bicétre, oh ses bi-
zarreries maniaques ne finirent qu'avec lui.
Anselme appartenait a une famille pau-
vre, mais très honorable ; c'est ce qui m'a
déterminé à taire son véritable nom. Je place
ici son histoire, parce quelle se rattache a
celle de V ambition. Les idées fixes ne sont
d'ailleurs que des sentimens exaltés , et il y a
plus de rapport qu'on ne pense entre un
homme profondément agité par une passion
violeîite et l'être m,alheureux qui a perdu la
faculté de gouverner son âme , qui n'a plus la
direction de sa volonté, et ne saurait par
conséquent apprécier les suites ni l'impor-
tance de ses actions.
Terne I ,
/?r
LE FOU AMBITIEUX,
ou
HISTOIRE DANSELME,
DIT DIOGENE.
OBSERVATION RECUEILLIE
l'.VR LES ÉLÈVES T)V PROFESSEUR PI^EL.
Parmi les causes sans nombre qui contribuent
à égarer la raison humaine , il n'en est au-
cune qui soit à la fois plus fréquente et plus
énergique que l'ambition. Ce que j'avance
peut se constater dans tous les étabiissemens
consacrés à la guérison des aliénés : tant il
est vrai que cette passion est celle qui tient
le plus de place dans le cerveau des mortels,
et qu'elle se mêle , pour ainsi dire, à tous les
événemens de la vie. îl est dans l'instiiirt de
364 Ï^E FOU AMBITIEUX.
l'homme de rêver continuellement la domi-
nation et la puissance. Cet attribut, qui le
distingue de la brute , fait qu'il se dirige sans
cesse vers quelque rang plus élevé que celui
de sa condition.
Ce phénomène s'observe principalement
dans les circonstances où de grands intérêts
politiques remuent toutes les âmes. Jamais ,
par exemple , la maison de Bicêtre ne ren-
ferma autant de fous de ce genre qu'à l'époque
où il ne s'agissait en France que de régénérer
les mœurs et les lois. La plupart de ces in-
sensés s'imaginaient qu'ils étaient devenus
dictateurs; qu'ils commandaient à des ar-
mées, et qu'on leur avait confié l'administra-
tion des affaires les plus importantes de l'état.
Celui-ci se disait Spartiate; celui-là citoyen
de Rome. L'un d'entre eux , en proie au plus
bizarre délire, se plaignait amèrement d'a-
voir été oublié dans une proscription à la-
quelle il appartenait en première ligne ; c'é-
tait un orateur subalterne, sorti de la classe
LE FOU AMBITIEUX. 365
la plus inférieure de la société. Plus loin, se
trouvait un vieillard qui s'était proclamé sou-
verain de trois royaumes. 11 attendait plu-
sieurs légions d'hommes armés pour ressai-
sir sa triple couronne et ramener à la raison
tous ces démagogues forcenés. Enfin il y avait
un individu qui se donnait comme un empe-
rein^ de la Chine détrôné. « Vous le voyez ,
nous disait-il d'une voix larmoyante et plain-
tive , je n'ai plus de troupes ; ils m'ont ôté
jusqu'à mes serviteurs les plus fidèles. »
Les fous ne sympathisent entre eux que
lorsqu'ils déraisonnent sur des points ana-
logues ; alors , s'ils se rencontrent , ils se rap-
prochent et se parlent affectueusement. Dans
le cas contraire , chacun vit de son côté ; ils
s'éloignent les uns des autres ; et ce qu'il y a
de triste pour l'observateur, c'est de voir ces
êtres en divagation se tourner en ridicule,
se lancer des regards satiriques, s'injurier,
se croire exclusivement en possession de la
vérité.
366 LK FOU AMBITIErX.
Tout , du reste , se passe ici comme dans
le monde , seulement avec des traits plus for-
tement prononcés. Représentez-vous dans un
salon une multitude d'instrumens de musique
dont on tire au hasard les sons les plus discor-
dans , vous aurez aussitôt l'idée de ces réu-
nions bruyantes d'individus dont la raison a
été obscurcie par des causes si nombreuses
et si variées.
Au milieu d'eux se trouvait un homme fort
singulier dont je me suis promis de donner
l'histoire. C'était le nommé Anselme , dit
mû^airement Diogène , qu'on tenait renfermé
depuis plusieurs années , parce qu'il avait
parcouru les rues de Paris avec un costume
grec, se prétendant chargé d'une mission
philosophique pour guérir les hommes de
l'ambition. La lecture des ouvrages de l'an-
tiquité avait tellement bouleversé son esprit ,
qu'il s'arrêtait sur les places publiques, et ha-
ranguait avec une sorte d'éloquence toutes les
personnes qui se trouvaient sur son passage.
T,E FOU AMUITIEUX. '^f)"
Les insensés excellent dans 1 art de ras-
sembler tout ce qui a du rapport avec l'idée
fixe qui les subjugue. C'est ainsi que la plu-
part d'entre eux manifestent une adresse sur-
prenante à se fabriquer les attributs de la
supériorité et de la puissance , des décora-
tions , des sceptres , des couronnes , et tout
ce qui sert à flatter leur ambition favorite.
Anselme prenait quelquefois ])our se vêtir
une simple couverture ; mais il la drapait avec
tant d'habileté sur son corps , qu'on s'imagi-
nait voir en lui un véritable initié des écoles
du Portique ou du Lycée. Pour son compte ,
il se donnait comme étant un disciple de So-
crate , dont il racontait quelquefois la mort ,
de manière à provoquer les larmes de ceux
qui lécoutaient. 11 s était du reste identifié
avec la doctrine de ce philosophe, dont il
récitait de mémoire les dogmes et les opi-
nions.
Anselme était, comnie tous les mélanco-
368 LE FOU AMBITIEUX.
liques, très inégal dans son humeur. Tantôt,
il parlait à ne jamais se taire ; dans d'autres
cas , il avait des réticences qui duraient plu-
sieurs jours. On l'a vu passer des mois entiers
dans un silence méditatif"; mais à peine avait-il
desserré les dents , que sa physionomie s'en-
flammait comme celle des enthousiastes. Ses
gestes avaient quelque chose de théâtral et
d'animé ; sa voix surtout , dont il variait
agréablement toutes les inflexions , intéres-
sait singulièrement en sa faveur.
■&'
Rien de plus extraordinaire que le discours
qu'il tint un jour à deux autres aliénés qui
s'imaginaient être devenus rois , et qui par-
couraient les cours de Bicêtre en se dispu-
tant la prééminence. « Quel feu vous dévore !
leur cria-t-il. Examinez comme je me con-
duis. M'avez-vous jamais vu en colère ? J'au-
rais pu régner aussi-bien que vous ; mais je
me devais à la philosophie. » Ce qu'il y a de
surprenant , c'est que cette courte apostrophe
d'un homme en délire suffit pour les apaiser.
LE FOTI AMBITIEUX. ^69
Ils le prirent pour un sage dont il fallait res-
pecter les décisions.
Ce qui donnait à Anselme un si grand as-
cendant sur tous ses compagnons de misère ,
c'était l'immensité de son orgueil , qui le ren-
dait indifférent à tout, même aux railleries
qu on lui adressait. Ses yeux exprimaient
le dédain , jamais l'impatience et la fureur.
Seul parmi tous les autres , il repoussait les
dons qu'on voulait lui faire quand on allait
visiter la maison des fous. J'ai dit plus haut
qu'on avait doinié à Anselme le nom de Dio-
gène. La vérité est qu'il avait tout l'air de
vouloir imiter ce philosophe par le laconisme
de ses discours , par la liberté de ses juge-
mens , par le cynisme de ses réponses.
Il était vêtu d un manteau composé avec
des chiffons de diverses couleurs, et dont
toutes les pièces avaient été successivement
renouvelées. Il marchait sans chaussure au
juilieu de la boue, et portait des besaces
I. ■jlI\
370 LE FOU AMBITIEUX.
remplies de notes manuscrites qu'il disait
avoir laborieusement recueillies dans les bi-
bliothèques de la capitale. C'est le propre de
beaucoup d'aliénés de déverser en quelque
sorte sur le papier les résultats extraordi-
naires de leurs divagations. On en voit qui
écrivent de longues pages sur ce qu'ils pen-
sent , ou plutôt sur ce qu'ils rêvent. J'ajouterai
que , lorsque Anselme était dans sa loge , il se
tenait immobile sur un mauvais grabat. Il
ne ressemblait pas mal à l'un de ces mendians
qu'on rencontre en si grand nombre dans la
ville de Naples , qui couchent dans des paniers
de jonc ou dans les vestibules des maisons.
Mal o ré l'inconvenance de ses habitudes et
la saleté de ses vêtemens, Anselme s'était
acquis une certaine réputation depuis son
entrée à Bicêtre. Il avait par intervalles des
éclairs de raison dont se trouvaient émer-
veillées toutes les personnes qui avaient oc-
casion de lui parler. Ce qui fait qu'on écoute
les fous , c'est qu'ils sont mus par une sorte
LE FOU AMBITIEDX. 3j I
d'iusjjiratioii passionnée , très propre à faire
jaillir de leur cerveau des pensées lumineuses ;
ce qui n'arrive guère aux gens calmes qui
viAcnt dans le cercle ordinaire des habitudes
de la vie.
La tête d'un exalté ressemble à un volcan
dont les laves impures recèlent quelquefois
des substances précieuses à recueillir. An-
selme ne savait rien coordonner de ce qui
était le fruit de ses méditations continuelles.
Il avait perdu la faculté qui fait apercevoir
les objets dans leurs véritables rapports avec
notre nature intellectuelle et morale; mais
parfois il frappait d'étonnement les personnes
qui l'entouraient , par la finesse de ses aper-
çus , par la sagesse de ses maximes , par des
sentences profondes et inattendues.
Toutefois , dans le plus grand nombre de
cas , rien de moins sensé que les discours et
la conduite d'Anselme. Il ne parlait jamais
que des voyages qu'il avait entrepris pour
372 LE FOU OIBITIEriX.
étudier les mœurs de différeus peuples. Il
citait à tout propos les Grecs les plus anciens,
qu'il disait avoir connus et fréquentés. Il in-
culpait Carnéade , approuvait Platon , élevait
Chrysippe jusqu'aux nues.
Sa grande manie était de se renfermer par
intervalles dans sa loge , pour y rédiger des
constitutions qu'il disait lui avoir été de-
mandées par tous les souA^erains de l'univers.
Il s'inquiétait de la manière d'approprier ses
institutions aux états qu'il voulait servir ou
réorganiser. Il avait toujours dans la bouche
les noms de Minos et de Lycurgue. « Je
refais des lois , disait-il , pour toutes les
vieilles monarchies de la terre. »
Continuant ensuite son rôle de philo-
sophe, il prétendait qu'on avait voulu lui
conférer les dignités les plus importantes,
mais qu'il avait constamment dédaigné les
grandeurs politiques. Il se félicitait d'être
dégagé de toutes les affaires du monde ; il
LE FOU AMBITIEUX. ,'^73
plaignait sincèrement ceux qui se tour-
mentent pour acquérir un peu de pouvoir.
Pour son compte , il ne goûtait que les char-
mes attachés à une vie purement contem-
plative.
Toutefois , ces protestations d'humilité ,
de modestie , cette abnégation des vanités
d'un monde frivole, n'étaient qu'apparentes.
« L'amour-propre, dit un auteur moderne,
est une espèce de poison, un fluide subtil,
dont la source corrompue circule malgré
nous de l'une à l'autre de nos actions. » Le
jour paraissait à peine , qu'Anselme se levait
pour vociférer, et faire retentir son orgueil
dans l'intérieur de l'hospice. 11 jnomenait
fièrement sa lanterne et cherchait à établir
son autorité sur tous les individus qu'il ren-
contrait. Dans ses disputes de science ou
d'opinion, la moindre résistance l'irritait à
l'excès; son arrogance était telle, que les
surveillans étaient souvent forcés d'en répri-
n»er les écarts.
374 LE FOU AMBITIEUX.
Il y avait alors dans l'une des cours de
Bicêtre un immense tas de fumier que l'on
gardait pour l'entretien de quelques jardins
du voisinage. Notre philosophe s'en servait
comme d'une montagne pour y établir le siège
de ses déclamations , ou plutôt de ses boutades
contre le genre humain. Quelques gens de
lettres, qui avaient entendu parler des qualités
singulières de l'esprit d'Anselme, venaient
faire des promenades à Bicêtre. Ils ne cessaient
de le harceler par des questions plus ou moins
piquantes surdifférens points de philosophie.
Ils avaient l'air de venir chercher des vérités
auprès d'un homme dont la raison était égarée.
Quant à Anselme , il ne manquait jamais
de se perdre dans des raisonnemens méta-
physiques , puisés dans des livres qu'il avait
mal compris ; il repassait dans ses allocutions
toutes les questions oiseuses qu'il avait en-
tendu agiter dans les écoles ; mais sa capacité
intellectuelle ne pouvait suffire à tous les
problèmes qu'il prétendait embrasser.
LE FOU AMBITIEUX. 375
Anselme s'enflammait en raison du nombre
des curieux qui s'étaient rassemblés autour
de lui. Il persiflait ses auditeurs sur le prix
qu'on attache aux choses humaines , et lui-
même ne s'apercevait pas qu'il était le plus
ambitieux des mortels ; car il avait toute la
vanité que donne la science, et ne parlait ja-
mais que pour être applaudi.
Ainsi donc , dans l'asile même du malheur
et de la pauvreté, dans les conditions les plus
abjectes de la vie , on trouve encore cette
ambition dévorante qui nous fait rechercher
les louanges et l'approbation d'autrui. L'é-
tude de la science avait rendu Anselme aussi
dédaigneux que superbe; elle lui avait in-
spiré le plus profond mépris pour ses sem-
blables. Il croyait avoir atteint toutes les
hauteurs de la sagesse , et se prétendait ini-
tié dans toutes les merveilles de l'univers,
quoiqu'il n'y occupât que la plus chétive
place. Il s'étonnait qu'on fit des lois sans
son intervention , et qu'il ne fut pas le
376 LE FOU AMBITIEUX.
premier mobile de tous les événemeiis po-
litiques.
La folie d'Anselme n'était point , comme
je l'ai dit , une folie continue. Il y avait des
intervalles dans son existence oiises jugemens
étaient d'une lucidité extraordinaire. Si notre
intelligence souffre des éclipses , s'il est des
temps où notre âme s'emplit de nuages , et où
l'on dirait qu'un corps s'interpose entre les
objets et notre raison , il en est d'autres où
l'esprit se débarrasse instantanément de ce
qui l'offusque.
L'atmosphère influe sur nos idées comme
sur les flots de la mer. Notre âme s'ouvre ou
se resserre selon le caprice des élémens.
Lorsque Anselme reprenait son état de calme ,
il disait les choses les plus sensées, souvent
même d'une profondeur peu commune. Sa
tête présentait alternativement la force et la
faiblesse, la lumière et les ténèbres, le jugement
le plus exquis et la plus complète déraison.
LE FOU ;VMBIT1F,1\. 877
L'existence d'Anselme était à cette époqne
un objet de curiosité générale. On en par-
lait fréquemment dans le monde , et il n'était
personne qui ne s'inquiétât de connaître à
fond son histoire. On voulait savoir ce qui
l'avait conduit à cet état de misère et de
dégradation. Beaucoup de gens prétendaient
l'avoir connu avant qu'il eût jDcrdu la rai-
son , et chacun racontait avec plus ou moins
de détail les anecdotes qui le concernaient.
Nous écoutions ces diverses narrations avec
autant d'avidité que d'empressement. Voici
le sommaire de ce que nous pûmes recueillir
à son sujet.
Pendant les deux tiers de sa vie , Anselme
se montra comme l'homme le plus laborieux
et le plus méritant; mais il ne fut jamais heu-
reux, parce que lambition le poursuivait
partout. Ce qu'il y avait de plus bizarre dans
sa destinée , c'est qu'il raisonnait à merveille
sur les suites funestes de cette passion , sans
jamais pouvoir se prémunir contre ses at-
378 LE FOL -VMBfTlECX.
teintes. Il avouait ses torts , et pourtant il ne
savait pas se défendre contre les mouvemens
déréglés qui l'agitaient sans relâche. Il disait
lui-même que cette frénésie l'avait tourmenté
dès sa première enfance , et qu'étant au col-
lège, il se desséchait d'envie toutes les fois
que ses compagnons d'étude remportaient
un avantage sur lui.
Il ne pouvait lire l'histoire des grands
hommes de Plutarque sans être inquiété par
une douloureuse impatience. Il ne dormait
plus dès qu'on lui parlait des exploits d'un
général d'armée ou des succès d'un savant.
Le désir de surpasser tous ses concurrens
l'exaltait jusqu'à la fureur. Dans le monde et
dans les diverses professions qu'il avait em-
brassées , il se fatiguait sans cesse pour mon-
ter plus haut que ses semblables , et ne se
trouvait jamais assez élevé.
Les ambitieux courent perpétuellement
après un but incertain. Ce sont toujours des
LE foi: a.mbitielx. .)79
illusions d'optique qui les amorcent , ou des
chimères qui les attirent. Ils ne sont pas plus
tôt parvenus où ils voulaient arriver, que
leur enchantement cesse. Ils parcourent un
champ incommensurable , où il y a toujours
pour eux quelque chose d'inconnu et qui est
l'objet de leur recherche.
Anselme était si malheureux dans la car-
rière qu'il parcourait , que , lorsqu'il touchait
au terme si long-temps désiré , il n'éprouvait
pas même les joies que procure une ambition
satisfaite. L'avait-on nommé lieutenant , il se
désespérait de ne pas être capitaine. Toujours
mécontent, et ne connaissant aucune borne
pour ses souhaits , il formait sans cesse le
projet de se guérir de sa passion brutale. Il
espérait y parvenir en changeant d'état ; mais
son ambition ne faisait que changer d'ali-
ment. Il avait beau s'épuiser en efforts, par-
tout il se retrouvait lui-même ; partout il ren-
contrait des concurrens qui lui disputaient
la prééminence.
38o LE FOU AMBITIEUX.
Enfin l'ambition dévorait Anselme à un
tel point qu'il avait l'air d'être victime
d'une puissance ennemie qui venait l'atta-
quer jusque dans son sommeil. La nuit,
il s'imaginait qu'il était roi , empereur, qu'il
avait le front ceint d'une couronne ; il croyait
être assis sur un trône fantastique où il éprou-
vait les mêmes angoisses , les mêmes combats
que dans l'état de veille. Ses rêves de gran-
deur et de gloire le rendaient quelquefois
heureux ; mais bientôt il se réveillait tout
humilié de ses méprises.
Abreuvé d'affronts , découragé par tant
d'obstacles , Anselme prit un jour une ré-
solution généreuse, qu'il ne tarda pas à
exécuter. Il quitta le monde et se réfu-
gia dans la philosophie , afin , disait-il , de
mieux écouter les oracles de la raison. Tl
ajoutait que Diogène lui était apparu dans
ses songes et lui avait légué sa lanterne; mais,
tout en abjurant l'ambition des rangs et de
la fortune , il ne savait pas qu'il allait être
LE FOU VMBITTFUX. 38 1
atteint de ranibitioii de l'esprit. En effet, à
peine eut-il parcouru les ouvrages de quel-
ques anciens , qu'il se crut initié dans tous
les mystères de la sagesse.
On remarquait toujours dans Anselme un
penchant à primer qui avait été pour lui une
source intarissable de tourmens. Il parlait
encore à tout instant des succès qu'il avait
obtenus dans le monde, des obstacles qu'il
avait rencontrés , de ce qu'il avait fait pour
la patrie , des emplois qu'on lui avait refusés ,
des récompenses qui lui étaient dues , des mi-
nistres qui l'avaient repoussé , de l'incapacité
des rivaux qui lui avaient été préférés. Il se
plaignait surtout de ce qu'on lui avait obstrué
les routes qu'il s'était frayées pour arriver
à de grands résultats ; il avait soin d'ajouter
que, si on venait lui offrir aujourd'hui la
place la plus éminente de l'état , il ne man-
querait pas de la refuser. Il remerciait Dieu
de l'avoir enfin délivré de cette passion fu-
neste qui lui avait rendu la vie si pénible.
38'-i LE FOU AMBITIEUX.
Malgré cette conversion apparente , malgré
les nobles résolutions d'Anselme , on ne tarda
pas à s'apercevoir qu'il tombait insensible-
ment dans une mélancolie profonde. Ses re-
gards avaient quelque chose de farouche , et
les mouvemens de son âme en délire se ca-
ractérisaient par l'expression d'une physio-
nomie égarée. Tous ses discours tenaient du
vertige , et le trouble constant de ses idées
inspirait une douloureuse compassion. A l'é-
poque dont je parle , ce n'était plus Diogène
déridant son front par l'ironie piquante de
ses saillies. Il était devenu aussi sombre que
Timon , ce malheureux philosophe d'Athènes ,
qui accablait le genre humain de malédic-
tions , et qui mourut de misanthropie. On
va voir que notre pauvre Anselme eut à peu
près le même sort.
J'ai déjà dit qu'il travaillait à un code de
législation dont il voulait gratifier toutes les
puissances régnantes. Quand ce grand pro-
jet fut à sa fin , il ne manqua pas de l'en-
I.F. FOU AjMBITIEUX. 383
voyer à divers souverains , dont aucun nc^
raccueillit : ce refus l'humilia à un point
qu'on ne saurait exprimer. Le désespoir
s'empara de lui, et les atteintes d'une apo-
plexie foudroyante terminèrent soudaine-
ment ses jours.
Ainsi donc ce même honmie qui se croyait
totalement guéri de son ancienne passion ,
qui prétendait dédaigner la gloire et les gran-
deurs , éprouva le plus vif chagrin parce
qu'on ne répondait point à ses lettres datées
de l'hôpital des fous. Ces beaux préceptes
qu'il débitait journellement à ces prétendus
rois détrônés , qu'on apercevait journellement
dans les cours de Bicêtre , ne lui furent d'au-
cune utilité pour lui-même. Il mourut de la
maladie des ambitieux dans cette loge oii l'on
avait resserré son existence sans avoir mis
des bornes à ses désirs.
Tel est donc Tcffet terrible de cette pas-
sion insatiable, qu'elle dévore presque ton-
384 LE FOU AMBITIEUX.
jours celui que les obstacles arrêtent, qu'elle
consume le cœur où elle s'est allumée! Dès
qu'une fois elle a prévalu dans son âme ,
l'homme médite vainement sa réforme. Tl
a beau fréquenter les sages , suivre la route
de Socrate , se nourrir des dogmes d'Epic-
tète, l'ambition est au Portique comme dans
le Lycée, et les esclaves qu'elle traîne à sa
suite ne sauraient espérer la paix que lors-
qu'ils descendent dans le tombeau.
FIN DU TOME PREMIER.
TABLE DES MATIERES
CONTENUES DANS CE VOLUME.
PagM.
Considérations préliminaires sur le système sen-
sible j
CONSIDÉRATIONSGÉNÉRALES SUR LES SENTIMENSMORAUX. I
SECTION PREMIÈRE.
De l'instinct de conservation, considéré comme
loi primordiale du système sensible l3
Chap. I". De l'égoïsme aS
Chap. il De l'avarice Sa
Chap. III. De l'orgueil ^o
Chap. IV. De la vanité 4^
Chap. V. De la fatuité 5i
Chap. VI. De la modestie 58
Chap. VII. Du courage 67
Le PAUVRE Pierre 85
Chap. VIII. De l'espérance 149
Chap, IX. De la peur 167
Chap. X. De la prudence 171
Chap. XI. De la paresse 184
I. 23
384 TABLE DES MATIÈRES.
Tagei.
Chap. XII. De l'ennui igS
Chap. XIII. De l'intempérance 2o5
Vision philosophique. Entretien d'ÉpiéîUre avec Py-
thagore sur la tempérance 219
SECTION DEUXIÈME.
De l'instinct d'imitation, considéré comme loi
primordiale du système sensible 279
Chap. I*'. De l'émulation 299
La servante Marie 809
Chap. II. De l'envie 33 1
Chap. III. De l'ambition 34 1
Le Fou ambitieux, ou Histoire d'Anselme, àitDiogène. 353
FIN DE LA table DES MATIERES DU TOME PREMIER.
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